b) Rites et sanctuaires de la périphérie

Les sanctuaires suburbains de Rome sont de nature tout autre que ceux de la Grèce et de ses colonies145 et ceci découle du caractère sacré de l’espace urbain. Les rôles qu’on prêtait aux lieux de culte de la sphère grecque (rites d’intégration, de célébration de la communauté, rites de fertilité,…) ne trouvent pas d’écho à Rome, où le suburbium accueille ce qui ne peut pénétrer dans la ville (divinités de la guerre, certaines divinités étrangères,…), si bien que la recherche de typologie par localisation n’aboutit à aucun résultat satisfaisant146.

Le pomerium enserrant un espace augustus fait donc l’objet d’attention religieuse et accueille en particulier des rites de lustration par purification. L’amburbium est une circumambulation d’animaux à sacrifier autour de la ville en l’honneur de Mars, dieu protecteur du territoire147. Les sources qui font référence à cette cérémonie sont assez obscures, si bien qu’on ne sait si elle est régulière ou si elle ne se tient qu’exceptionnellement, suite à des prodiges inquiétants148. Le trajet parcouru décrit une ligne magique, une barrière invisible qui protège la ville des forces néfastes149. Ailleurs en Italie, à Iguvium (Gubbio), des tables en bronze datant du IIIe siècle au Ier siècle av. n.è. décrivent des rites similaires. Ville d’Ombrie, Iguvium est une cité fédérée en 308 qui devient un municipe muni du droit romain après les guerres sociales150. Le peuple, réuni lors de la lustratio, réalise une procession en faisant trois fois le tour de la ville accompagné de prêtres ; des sacrifices sont organisés aux portes de la ville151. C’est alors une occasion de réaffirmer la cohésion de la communauté urbaine : le rite contient des formules de bannissement et des menaces à l’égard d’Etats ou d’étrangers hostiles à Iguvium152.

Une fois la muraille servienne franchie, la distance du Ier mille est le théâtre de rites particuliers dès la plus haute antiquité, à la manière de ce qu’on observe aux frontières de l’ager 153. Une série de lieux de culte le long des voies marque la distance (fig. 2). Ces sites, mal connus, ont peu suscité l’intérêt des chercheurs ; G. Colonna les a néanmoins recensés et a établi la bibliographie les concernant154. Ils ont des fonctions variées : ils peuvent être consacrés à des divinités étrangères (Hercule) ; certains ont un lien intime avec la ville parce qu’ils sont dépositaires d’objets sacrés comme le lapis manalis du sanctuaire de Mars qui permet à la pluie de tomber, ce qui est demandé lors du rite de l’aquaelicium 155  ; de même, le Tarentum, lieu situé à l’extrémité occidentale du Champ de Mars, près du Tibre, est le siège de rites essentiels pour la survie de Rome : on y célèbre pour la première fois en 249 av. n.è. des jeux (les ludi Tarentini), à l’origine des jeux séculaires (ludi saeculares) ; d’autres cultes enfin impliquent l’initiation de jeunes gens : le sanctuaire de la déesse qui personnifie l’année, Anna Perenna, reçoit aux Ides de Mars les jeunes filles de Rome qui lui chantent des textes grivois156, ce qui est peut-être un rite de stimulation de la fécondité ; enfin, le sanctuaire de Spes, sur la via Labicana, passe pour l’un des plus anciens sanctuaires de Rome157. Leur présence à I mille de la ville s’explique difficilement : cette distance n’est pas connue comme une frontière religieuse importante. On sait toutefois qu’elle sert de limite à l’imperium militiae dont il a été question plus haut. Au Ier siècle av. n.è., la Table d’Héraclée montre encore que la distance du Ier mille sert de limite pour la gestion de l’entretien des voies et pour la limitation de circulation des chars158. Il est vraisemblable qu’elle ait toutefois servi de frontière, puisque Hannibal et ses 2000 cavaliers s’y arrêtent en 211 av. n.è., tout près du temple d’Hercule, ce qui provoque la riposte des armées romaines159. Pour certaines villes étrusques d’ailleurs, la distance de I mille est aussi une frontière : à Cortone, on a retrouvé au bord d’une voie une stèle gravée signalant la frontière du peuple de la cité160.

Il existe une autre conséquence des interdits attachés à l’espace urbain. Elle est moins directe, mais a été toutefois bien montrée par J. R. Patterson et N. Purcell161. Sous la République romaine, les aristocrates recherchent pour leur tombe des emplacements privilégiés, au plus près des voies ou des portes, afin évidemment d’afficher leur puissance. Il leur arrive aussi de ne pas se contenter de la simple construction de leur mausolée : le voisinage du monument funéraire peut être recherché pour des programmes édilitaires plus importants et notamment pour la construction de temples. L’objectif est alors de rapprocher topographiquement deux édifices aux fonctions différentes, mais qui ont la même source de financement. Sur la via Appia par exemple, le tombeau des Claudii se situe à côté de la porte Capène. A la fin du IIIe siècle av. n.è., le mausolée familial jouxte un temple de Virtus offert par M. Claudius Marcellus, vainqueur à Syracuse en 212162. De même, les Scipion font construire au milieu du IIIe siècle av. n.è. un temple aux Tempestates le long de la via Appia près de leur tombeau163. Il s’agit pour ces aristocrates de convaincre le sénat d’approuver la dédicace du temple, qui doit apparaître comme construit dans l’intérêt du peuple et non dans celui de l’évergète164. A l’époque républicaine, les familles patriciennes entrent donc dans une compétition pour le prestige de leur monument funéraire et la zone suburbaine fait l’objet d’une monumentalisation qui continue à l’époque impériale. Les enjeux d’une telle compétition, tels que P. Gros les a mis en évidence, sont de taille : il s’agit pour les détenteurs du pouvoir de montrer, par la position privilégiée et la monumentalité de leur mausolée, que la ville leur appartient, à eux et à leur descendance, qu’ils font partie de son histoire et qu’ils ont par leur œuvre édilitaire contribué à la façonner165. L’aménagement du Champ de Mars par Auguste, avec son propre mausolée, l’ara Pacis, l’horologium, en est une des preuves les plus manifestes. Il s’agit aussi de ménager pour Rome des entrées de prestige le long des principales voies d’accès.

On peut enfin poser la question de savoir si la zone suburbaine de Rome n’aurait pas accueilli des cultes fédéraux, c’est-à-dire des cultes qui rassemblent les différents peuples de la région166. Le fait est bien attesté chez certains peuples italiques du Latium, d’Etrurie, de Campanie167… Près de Volsinies par exemple, Tite-Live rapporte que la ligue étrusque se réunit régulièrement au fanum Voltumnae entre 434 et 389. Les motivations des rencontres des douze cités étrusques qui composent la ligue ne sont pas uniquement d’ordre religieux. Il s’y tient aussi des débats sur des problèmes politiques et militaires168. C’est un prêtre élu par les douze cités qui les représente tous. D. Briquel a montré que la divinité communautaire est une représentation de l’idée que ces peuples se font d’eux-mêmes169. Ainsi, les Samnites se réunissent à Pietrabbondante autour d’une divinité guerrière nommée Vacuna et les Latins se renvoient une image d’ordre et de souveraineté en honorant Jupiter Latiaris à Albe-la-Longue. Ces lieux de culte sont des lieux de mémoire importants à l’époque impériale, si bien qu’Auguste n’hésite pas à les récupérer pour Rome en les restaurant et en changeant leur statut170, preuve de l’élargissement de la notion de territoire romain qui ne se limite plus alors seulement à la ville et son ager 171.

Cependant à Rome même, l’existence d’un sanctuaire fédéral semble à rejeter bien qu’elle ait été longtemps admise. Le sanctuaire de Diane, construit par Servius Tullius sur l’Aventin sur le modèle de l’Artémision d’Ephèse, est présenté par les sources comme le sanctuaire fédéral de la ligue latine172. On sait que ce temple occupe le centre de la colline173. Servius aurait voulu donner un nouveau sanctuaire aux Latins, pour remplacer celui de Diane à Aricie (antérieur à celui d’Albe) et donner la suprématie aux Romains sur la ligue. Cette hypothèse longtemps soutenue est à revoir174 : il semble plutôt que le sanctuaire de l’Aventin ait été à sa fondation destiné à servir de refuge aux réfugiés d’Asie mineure, d’où son lien avec celui d’Ephèse dont il est une succursale175. Cette fonction correspond davantage au rôle attribué à l’Aventin pendant l’Antiquité, colline des réfugiés et de la plèbe. Le rejet du sanctuaire hors du pomerium doit se comprendre davantage comme la volonté d’écarter une population susceptible d’apporter du désordre dans le centre urbain. Son aspect est connu par la Forma Vrbis dans son état de 36 av. n.è., date de sa reconstruction par L. Corneficius176 : il y apparaît comme un grand édifice de type grec, périptère et octostyle, à deux ordres de colonnes, assez semblable donc à l’Artémision d’Ephèse177.

Notes
145.

Supra I, p. 16-17.

146.

Castagnoli F., 1984, p. 16-20, en particulier p. 18-20 pour les sanctuaires suburbains.

147.

Tite-Live, XXI, 62 ; XXXV, 9 ; XLII, 20 ; Lucain, I, 592.

148.

Hypothèse défendue par J.-P. Guilhembet : Guilhembet J.-P., 2006, p. 88-89.

149.

Dumézil G., 1974, p. 241.

150.

Cicéron, Pro Balbo XLVII.

151.

Poultney J. W., 1959, p. 158, 160, 164, 168,…

152.

Loicq J., 1966, p. 683-698.

153.

Infra I, p. 28-29.

154.

Colonna G., 1991, p. 216sq.

155.

Festus, p. 2. Dumézil G., 1974, p. 189. Coarelli F., 2006, p. 44-45.

156.

Ovide, Les Fastes III, 675sq.

157.

Tite-Live, II, 51, 2 ; Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines IX, 24, 4.

158.

CIL I², 593. Guilhembet J.-P., 2006, p. 105-108.

159.

Tite-Live, XXVI, 10, 3.

160.

Pallottino, 1954, n° 632 et Lambrechts R., 1970, p. 22.

161.

Patterson J. R., 2000, p. 97sq. Purcell N., 1987, p. 25-41.

162.

Tite-Live, XXVII, 25, 6-10 et XXIX, 11, 13.

163.

ILS, 3, Patterson J. R., 2000, p. 98.

164.

Sur les conditions de l’évergétisme religieux sous la République : Orlin E. M., 2002, p. 67.

165.

Gros P., 2006, p. 43-51.

166.

Castagnoli F., 1984, p. 18.

167.

Briquel D., 2003, p. 133-159.

168.

Tite-Live, IV, 23, 5 ; 61, 1 ; V, 17, 6 ; X, 10, 11 ; 14, 3 ; 16, 3.

169.

Briquel D., 2003, p. 146sq. L’auteur voit dans Voltumnae une divinité agricole (id., p. 148).

170.

Scheid J., 2006, p. 75-86.

171.

Catalano P., 1978, p. 528-547 et Coarelli F., 2000, p. 289.

172.

Tite-Live, I, 45 ; Denys d’Halicarnasse, Antiquités romainesIV, 25-26 ; Varron, De Lingua latina V, 43.

173.

L’hypothèse de localisation la plus vraisemblable est le couvent de la rue S. Sabina : Colonna G., 1994, p. 300sq.

174.

Pour les tenants de cette thèse, voir : Di Vietri M., 1953, p. 79-83 et Alföldy A., 1962b, p. 21-39 et 1965, p. 85-100.

175.

Gras M., 1987, p. 51-54 et p. 57-60.

176.

Fragment 22 de la Forma Vrbis. Suétone, Auguste XXIX. Gros P., 1976, p. 117.

177.

Coarelli F., 1994, p. 233. Venditelli L., 1995, p. 11-13.