Partie II – La question des origines

I- Urbanisme et lieux de culte dans le monde celte

1) L’évolution des lieux de culte de l’Age du fer

De la même manière que dans la Grèce du VIIIe siècle270, les lieux de culte de la Gaule connaissent des évolutions consécutives à la structuration politique et sociale des peuples. Depuis l’Age du bronze et durant toute la première partie de l’Age du fer, les pratiques rituelles sont le reflet de cultes naturistes ou de cultes princiers à forte connotation funéraire. Les rites s’effectuent au sein de sanctuaires modestes, leur fréquentation se limite à l’échelle de la famille ou d’une communauté réduite.

Ils sont constitués de stèles ou de dépôts d’objets dans les sources, dans les grottes, sur les hauteurs ou dans des lieux plus stratégiques comme les carrefours, les gués, les frontières... Les exemples sont nombreux, surtout dans le sud271 : citons le dépôt, au milieu du VIe siècle, de pièces d’armement et de bijouterie enterrées à côté de la résurgence de la source du Noyer à Roquefort-les-Pins (Alpes-Maritimes)272, ou encore la stèle anépigraphe et aniconique de Bordeaux (Gironde)273. Ces lieux de dépôt peuvent être entourés par un enclos matérialisé par un fossé, une palissade, très rarement par un mur de pierre de taille (comme à l’aven de Constantine à Lançon-Provence, Bouches-du-Rhône274). Les aires cultuelles de grandes familles dépendant d’une nécropole sont un deuxième aspect du culte : l’enclos des Herbues près de la tombe princière de Vix en est une illustration caractéristique275. Enfin, on doit encore évoquer les cultes héroïques du sud de la France, où de nouvelles découvertes en contexte archéologique ont complètement renouvelé les datations des fameux guerriers accroupis en les plaçant au Ve, voire au VIe siècle276. Ces guerriers, assis en tailleur dans une position hiératique, sont des représentations idéalisées : ils cristallisent un culte aux ancêtres des familles possédantes, à destination de petites communautés essentiellement rurales.

Au IIIe siècle av. n.è., le nord de la Gaule connaît une mutation importante des pratiques rituelles277. Les lieux de culte connaissent de profonds bouleversements allant vers une monumentalisation accrue des structures. La première de ces modifications est la création d’une véritable aire sacrée, distincte du monde profane, comparable au temenos du sanctuaire grec. Le passage entre monde des hommes et monde des dieux peut être accentué par un porche d’entrée imposant. L’espace sacré est délimité par un large fossé, doublé ou non d’une palissade, voire d’un portique monumental comme à Corent278. L’intérieur de l’enceinte est le lieu de pratiques d’offrandes rituelles aux divinités. Ces offrandes consistent en sacrifices d’animaux ou en dons d’objets dont la fréquence peut varier selon les régions : les armes, nombreuses dans le nord de la France, sont au centre des rites d’anathema, mais il faut également compter les dons de monnaies ou d’objets de parure tels les fibules, les anneaux… Ces sanctuaires, à la différence de ceux du monde gréco-romain, ne possèdent pas de temple abritant l’effigie d’une statue et les offrandes se font au-dessus de fosses creusées au sol, qu’on compare à des autels en creux. Les fosses peuvent au cours de leur utilisation être protégées par des structures bâties. Le site de Gournay-sur-Aronde (Oise) est le premier lieu de culte de ce genre qu’on ait entièrement fouillé. Erigé en modèle, on a présenté ses caractéristiques comme propres à l’aire d’influence belge, dont l’origine serait liée à l’installation de ces peuplades au début du IIIe siècle dans le nord de la France279. Grâce aux fouilles de Gournay, nos connaissances sur la religion gauloise ont été profondément modifiées280 et la multiplication des découvertes permet de nuancer les propos de J.-L. Brunaux sur la spécificité belge de tels sanctuaires. Citons les exemples d’Allonnes (Sarthe) et de Jublains (Mayenne) qui font l’objet d’une notice dans le catalogue281, ou encore de Mirebeau-sur-Bèze (Côte-d’Or) et de Bennecourt (Yvelines)282. Les fouilles ont permis de mettre en évidence la complexité des gestes rituels à laquelle font écho les textes mentionnant la spécialisation des prêtres en bardes, devins, vates283, etc. et l’érudition des druides284.

Ces lieux de culte ont pour caractéristique principale d’être isolés de l’habitat et des nécropoles. Ils sont distants de 6 à 7 km entre eux et peuvent veiller sur une petite région en raison de leur choix d’implantation en position dominante285. Il est dès lors vraisemblable de penser, avec J.-L. Brunaux et S. Fichtl286, que cette petite contrée correspond au territoire du pagus tel que le présente César. Le terme latin doit correspondre dans la réalité celtique à un clan au sein d’une tribu (civitas). Cette subdivision est le ciment de la société celtique. Ces nouveaux sanctuaires sont donc le reflet d’organisation communautaire plus large que le seul groupe familial et accompagnent une structuration politique naissante. Se dessine assez clairement le rôle fédérateur que possède le lieu de culte au niveau du pagus et qui a bien été montré par S. Fichtl notamment pour les Bellovaques287.

Cette organisation communautaire trouve une autre réalité dans le récit de César. Celui-ci rapporte la tenue d’assemblées politiques qui peuvent être l’occasion de réunion de plusieurs cités : il évoque à plusieurs reprises des concilia totius Galliae 288, sans qu’on sache si ce type de rassemblement avait lieu avant la Guerre des Gaules puisque César ne le précise pas289. A l’échelle de la civitas, des assemblées se tiennent certainement plus régulièrement, même avant la guerre. On sait qu’un peuple peut se réunir à l’occasion de la levée de l’armée ou de l’élection d’un magistrat important. De tels événements se sont respectivement produits chez les Trévires et chez les Eduens pendant les années où César est en Gaule290. Chacun d’eux est accompagné de rites religieux et la présence de prêtres, dans le cas de l’élection, est requise. Or, l’archéologie récente a mis au jour de grands espaces entourés de fossés, tel que celui du Titelberg (Luxembourg) qui recouvre une surface de près de 10 ha. Ces enclos sont sûrement à rapprocher des récits d’assemblées de César. En effet, le matériel recueilli dans les fossés se compose de milliers d’ossements et d’objets dont la destination votive ne fait pas de doute (armes miniatures, rouelles,…). Entre la fin du IIe siècle et le début du Ier siècle, cet espace est divisé en longs couloirs que J. Metzler compare aux saepta de Rome. Il pourrait donc accueillir des rassemblements à vocation politique et judiciaire, mais aussi des foires et des banquets291. D’autres sites comparables existent encore, tels que La Terrasse du Mont-Beuvray (Nièvre)292 ou encore le site de Fesques (Seine-Maritime)293. Les longs fossés en croix de Villeneuve-Saint-Germain ont également fait l’objet d’une interprétation comparable à des couloirs de vote294. La plupart de ces sites voient ensuite s’implanter un petit sanctuaire gallo-romain au Ier siècle de n.è. S. Fichtl pousse plus loin le raisonnement en supposant que de telles réunions pouvaient se tenir au sein même des sanctuaires, comme à Ribemont-sur-Ancre (Somme) qui présente des espaces propices à de grands rassemblements295. Enfin, la fameuse bilingue de Verceil, découverte en Gaule Cisalpine, borne un campusdont on sait seulement qu’il a vocation à être ‘commun aux dieux et aux hommes’ ; elle est aussi l’écho d’une délimitation rituelle d’un espace qui pouvait accueillir des fonctions similaires296.

Cette brève synthèse ne doit pas faire oublier la grande disparité des pratiques cultuelles entre les diverses régions de la Gaule durant le second Age du fer297. Dans le sud-ouest, ce sont près de 500 puits datant des IIe et Ier siècles av. n.è. qui ont été recensés ; leur interprétation fait toujours débat : nombre d’entre eux ont une connotation funéraire forte, mais certains sont à l’évidence des puits rituels qui reçoivent des offrandes parfois luxueuses. C’est le cas à l’Ermitage à Agen (Lot-et-Garonne)298, ainsi que pour certains puits de Vieille-Toulouse (Haute-Garonne)299. A cette époque encore, le sud de la Gaule commence à voir apparaître les portiques abritant les statues de guerriers dans leur forme monumentale300. L’exemple le plus ancien est celui du portique de Roquepertuse (Bouches-du-Rhône), daté du début du IIIe siècle av. n.è.301. La plupart toutefois sont plus tardifs : les ensembles de Glanum302 et d’Entremont fonctionnent au siècle suivant et le portique de Nîmes date du début du Ier siècle303. L’apparition de ces monuments est l’indice d’une valorisation croissante des élites, qui se fait jour également dans le reste de la Gaule à la même époque, et qui s’y traduit de différentes manières.

En effet pour le second Age du fer, les textes ne parlent plus d’une aristocratie fondée uniquement sur la lignée, mais tenant également son pouvoir des victoires militaires. Les equites de César en sont le reflet. D’après les descriptions transmises par Athénée, leur place dans la société se détermine suivant leur valeur au combat et s’exprime lors des banquets304. Ces derniers ont un déroulement très codifié et sont l’occasion d’établir la hiérarchie sociale. La profusion des banquets gaulois décrite par les textes trouve depuis peu une réalité archéologique, grâce notamment aux fouilles du Verbe Incarné sur la colline de Fourvière à Lyon, où des centaines d’amphores à vin importées d’Italie et d’énormes quantités d’ossements ont été retrouvées dans des fossés entourant de vastes enclos305. Le site de Lyon a des parallèles à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône)306 et les fouilles du sanctuaire de Corent (Puy-de-Dôme) ont révélé que ces pratiques se déroulent dans un cadre très ritualisé307.

L’évolution des pratiques religieuses de l’Age du fer prouve combien les communautés gauloises se structurent, particulièrement autour de l’influence grandissante de l’aristocratie guerrière. C’est à travers ce prisme que nous observerons maintenant la multiplication des habitats groupés qu’on désigne sous le terme d’oppida.

Notes
270.

I, p. 36.

271.

Garcia D., 2003, p. 224 et carte de répartition : Arcelin P., Gruat P. et coll., 2003, fig. 102 p. 192.

272.

Vindry G., 1978, p. 28-29.

273.

Gomez de Soto J., Milcent P.-Y. et coll., 2003, p. 122.

274.

Verdin F., 2003, p. 47-48.

275.

Chaume B., 2001, p. 254-270.

276.

Notamment les découvertes effectuées à Marduel (Saint-Bonnet-du-Gard) : Py M., Lebeaupin D., 1994, p. 251-262.

277.

Des changements équivalents interviendront plus tard dans la Gaule du sud, bien qu’il faille peut-être les situer au cours de La Tène ancienne : Lejars T., 2007, p. 265-282.

278.

Poux M., à par.

279.

Parmi les nombreuses publications de J.-L. Brunaux, citons seulement la monographie consacrée à Gournay : Brunaux J.-L. et al., 1985 et une étude plus récente : Brunaux J.-L., 2000b, p. 91-101.

280.

Le point sur cette question : Goudineau C., 2006, p. 9-25.

281.

II, p. 370-387.

282.

Mirebeau-sur-Bèze : Barral P. et al., 2002, p. 23-27 et Barral P., Joly M., 2008, p. 217-221. Bennecourt : Bourgeois L., 1999, p. 16-35.

283.

Strabon, Géographie IV, 4, 4 ; Diodore de Sicile, La bibliothèque historique V, 29.

284.

Parmi les textes : César, BG VI, 13-14.

285.

Audouze F., Buschenschutz O., 1989, p. 189-191 et Brunaux J.-L., 2000b, p. 89.

286.

Brunaux J.-L., 1995, p. 143-144 et 2000, p. 90. Fichtl S., 2004, p. 76-77.

287.

Fichtl S., 2004, p. 93-95.

288.

César, BG I, 30, 4 ; IV, 6, 5 ; V, 24, 1 ; VI, 3, 4 et 44 ; VII, 63, 5.

289.

Pour une étude de la question : Fichtl S., 2000, p. 121-123.

290.

Levée de l’armée chez les Trévires en 54 : César, BG V, 56. Election du magistrat chez les Eduens en 52 : César, BG VII, 33.

291.

Sur le Titelberg : Meztler J. et al., 2000, p. 431-445.

292.

Goudineau C., Peyre C., 1993, p. 90-96.

293.

Mantel E. Et coll., 1997, p. 15-48.

294.

Peyre C., 2000, p. 157-184.

295.

Fichtl S., 2000, p. 123-124 ; voir aussi Brunaux J.-L., 1995, p. 148.

296.

CIL I, 3403. AE 1977, 328 = AE 2001, 1100 = AE 2002, 593 = AE 2003, 772, Lejeune M., 1977, p. 606-607, Peyre C., 2000, p. 184-201.

297.

Arcelin P., Brunaux J.-L. (dir.), 2003, p. 1-268 et Poux M., à par.

298.

Boudet R., 1996, p. 117-119.

299.

Gomez de Soto J., 1994, p. 165-182.

300.

Carte de répartition des vestiges : Arcelin P., Gruat P. et coll., 2003, p. 202 fig. 110. Plan des différents bâtiments découverts : Garcia D., 2006, p. 148.

301.

Boissinot P. et al., 2000, p. 263.

302.

Paillet J.-M., Tréziny H., 2000, p. 189-190.

303.

Entremont : Arcelin P., 1992, p. 13-27. Nîmes : Guillet E. et al., 1992, p. 57-89.

304.

Athénée, Les Déipnosophistes IV, 36-37.

305.

II, p. 188.

306.

Nin N., 2000, p. 266-269.

307.

Poux M. et al., 2002, p. 102-103.