2) Une antériorité laténienne à réévaluer

La présence d’un sanctuaire périurbain passe souvent pour la preuve d’une occupation antérieure et justifie le choix d’implantation de la capitale à l’époque gallo-romaine. Cette idée reçoit pour argument principal la restitution supposée d’un lieu de culte laténien sous-jacent au temple. Pourtant, cette hypothèse est rarement étayée par des découvertes archéologiques. Le temple de Janus (Autun) et celui de Vasso de Jaude (Clermont-Ferrand) ou encore La Motte du Ciar (Sens) et l’Altbachtal à Trèves sont en général ceux qu’on retient dans cette catégorie et qu’on a pu présenter comme étant la ‘raison d’être’ même de la capitale364. Nous avons montré dans nos études détaillées des sites qu’une fréquentation préromaine n’y est jamais attestée.

Cette idée trouve un argument supplémentaire dans le nom même de certaines capitales. A Cahors/Divona, on cherche depuis toujours en périphérie une source sacrée qui pourrait expliquer le nom de la ville et son emplacement365 : Divona est, semble-t-il, le nom d’une source sacrée qui est devenue le Genius urbis 366. On suppose désormais que le temple rond découvert récemment à l’intérieur de la ville lui est dédié367 ; l’archéologue du site, D. Rigal, présume même que La Fontaine des Chartreux, lieu de culte à partir d’Auguste, cesse d’être fréquentée quand le temple rond est construit vers 50/60368. L’exemple le plus caractéristique reste toutefois celui de Clermont-Ferrand/Augustonemetum. Le mot gaulois nemeton désignant ‘le bois sacré, le sanctuaire’369, l’implantation de la capitale arverne est expliquée par des raisons religieuses370. Il est vrai que cette hypothèse a parfois une réalité : Nemausus a donné son nom à Nîmes : son sanctuaire, bien connu, est intra-muros et il y a déjà un habitat groupé avant l’installation romaine371 ; à Orange, il devait exister un culte non localisé à Arausio, divinité attestée par une seule dédicace découverte à Rome et qui a pourtant donné son nom à la ville372 ; la situation est identique à Vaison373. Il est en revanche étonnant que Metz/Divodurum (ou ‘Enclos divin’374) ne fasse pas l’objet des mêmes exégèses. Cette différence est peut-être due à la présence d’un oppidum sur le site même de Metz qui dispense de rechercher le sanctuaire. On sait pourtant que le nom celtique d’une ville gallo-romaine est loin de lui garantir systématiquement une origine laténienne375 : jusqu’à preuve du contraire Tongres/Atuatuca, Evreux/Mediolanum, Vieux/Aregenua, Lisieux/Noviomagus n’ont pas fourni de quelconques traces d’une occupation préromaine. Le toponyme n’est donc pas à lui seul suffisant pour étayer l’hypothèse d’un sanctuaire ou d’un oppidum préexistant à l’urbs.

Ces considérations impliquent de retourner à la documentation telle qu’on a pu l’établir. Sur l’ensemble des sites répertoriés, on en compte seulement sept qui ont livré des traces d’une fréquentation préaugustéenne (fig. 4). Il convient de rappeler brièvement leur nature. Elle peut être regroupée suivant quatre cas de figure :

  1. Par deux fois, l’occupation laténienne n’est pas une occupation religieuse. Le Mesnil de Baron-sur-Odon est situé à 2,5 km de la capitale viducasse, VieuxII, p. 353-363, en particulier p. 359-360.. Seul un habitat préromain est avéré ; il n’y a pas de trace d’activité religieuse sous le sanctuaire ou dans les environs. A Avenches, plusieurs sanctuaires à l’ouest de la ville (Au Lavoëx, La Grange-des-Dîmes et Derrière-la-Tour) ont succédé à des sépultures datant de La Tène moyenne et finaleII, p. 205, 231 et 281.. Ces sépultures sont peut-être en lien avec l’oppidumdu Bois-de-Châtel, au pied duquel Avenches est implantéeVoir note 207..
  2. Le sanctuaire gallo-romain peut s’installer sur un lieu de culte laténien alors que ce dernier n’est plus fréquenté depuis longtemps. A La Bauve à Meaux, une occupation gauloise de nature profane existe au nord du futur sanctuaireII, p. 365-367.. Les pièces d’armement datant la fin de La Tène ancienne et découvertes dans les niveaux gallo-romains précoces lui sont probablement associées, si bien que la présence d’un lieu de culte y est vraisemblable. Au Haut-Empire, les vestiges cultuels ne sont donc pas avérés avant la fin du Ier siècle, laissant supposer un hiatus d’au moins un siècle. Le site de La Tonnelle à Jublains accueille un lieu de culte à l’époque de La Tène moyenne et finale, comme en attestent les armes et les structures retrouvées en placeII, p. 371-372.. De même qu’à La Bauve, la nature cultuelle du site connaît un hiatus important entre La Tène finale et la fin du Ier siècle de n.è. Avec la reprise de l’activité religieuse, la nature du culte est profondément transformée : alors que les dépôts votifs étaient constitués essentiellement d’armes à l’époque préromaine, le sanctuaire perd son caractère guerrier, la divinité tutélaire est vraisemblablement une divinité féminine et les offrandes se composent surtout d’objets de parure et de figurines féminines en terre cuite (Déesses-mères, Vénus). Le Brézet à Clermont-Ferrand connaît une fréquentation importante dans le courant du IIe siècle av. n.è., puis est abandonnéII, p. 209.. C’est seulement à la période augustéenne qu’un modeste fanumà galerie s’y installe. Celui-ci peut apparaître comme l’indice du maintien d’une mémoire attachée au lieu, mais sans que la fréquentation n’y atteigne jamais son importance passéeI, p. 83-84..
  3. A l’époque gallo-romaine, un seul sanctuaire peut véritablement prétendre à une continuité avec un lieu de culte antérieur. Allonnes à 5 km du Mans, capitale des Aulerques Cénomans, est sans conteste le lieu de culte laténien le mieux documenté de notre recensement, car les fouilles y sont très récentesII, p. 380.. Dès le Ve siècle av. n.è., armes, monnaies et objets de parure sont offerts dans un espace enclos par une palissade où diverses structures se succèdent.
  4. Enfin, l’Altbachtal à Trèves est un cas problématiqueII, p. 211 et infraI, p. 84.. Plusieurs édifices ont ici été clairement mis en évidence par les fouilles de S. Loeschcke ; ils sont sous-jacents aux structures augustéennes et leur comblement contient du mobilier laténien parfois mêlé à du mobilier augustéen précoce (monnaies et céramique). L’occupation pourrait dater du milieu du Ier siècle av. n.è. ou des décennies qui succèdent immédiatement la guerre des Gaules, mais sa fonction cultuelle ne peut pas être démontrée.

En dernière remarque, il faut rappeler que deux capitales de cette liste, Jublains et Le Mans, sont elles-mêmes précédées d’un habitat laténien. Ce constat est important, car il interdit de conclure que le choix des sites de capitales se justifie par la présence d’un sanctuaire, puisqu’il y a permanence de l’habitat.

Au terme de ce tour d’horizon, il s’avère que la présence d’un sanctuaire en périphérie d’une capitale ne peut pas justifier le choix de son implantation à l’époque augustéenne, soit que les traces de l’activité cultuelle à l’époque gauloise ne soient pas certaines, soit qu’un hiatus dans la chronologie invite à la prudence, soit enfin qu’un habitat existait déjà sur le site de la future capitale. Nous ne voulons toutefois pas minorer la continuité de certaines occupations, l’existence de sanctuaires en périphérie se justifiant par la sacralité des sites dès l’époque précédente : c’est le cas à l’évidence à Allonnes et sûrement aussi à Jublains, au Brézet et à La Bauve. Le risque existe aussi que des occupations laténiennes n’aient pas été observées quand les fouilles ont été effectuées anciennement. Toutefois, les quelques cas de continuité avérés ne doivent pas cacher les sites, beaucoup plus nombreux, qui n’ont connu de fréquentation qu’à l’époque gallo-romaine et qui n’ont jamais livré la moindre trace d’une occupation antérieure.

Le cas d’Alba-la-Romaine apporte d’ailleurs une lumière particulière sur ce point385. Les deux sanctuaires périurbains d’importance différente de la capitale helvienne, aux Basaltes et aux Bagnols, sont tous deux précédés d’une occupation clairement identifiée à de l’habitat et à des activités artisanales datant des années 40 av. n.è. A moins que d’autres traces non reconnues sur le site même d’Alba aient existé, les zones suburbaines ont été occupées par les premiers habitants de la capitale, pendant l’organisation et la construction de celle-ci, qui prend forme une dizaine d’années plus tard seulement. Ces secteurs ont été investis ensuite par des édifices religieux, même si un quartier se maintient aux Bagnols pendant tout le Haut-Empire.

Notes
364.

Expression de Provost M., 1996a p. 25.

- Pour Autun : II, p. 333

- Pour Clermont-Ferrand : II, p. 208, 253-254.

- Pour Sens (II, p. 410-414) : ‘on peut, en revanche, envisager la présence d’un sanctuaire laténien, hypothèse renforcée par la présence ultérieure d’un grand sanctuaire gallo-romain’ : Debatty B., 2006, p. 166.

- Pour l’Altbachtal (II, p. 210-223) : Heinen H., 1985, p. 185-187.

- A Trèves toujours, l’Irminenwingert (II, p. 396-404), en raison de la présence de divinités indigènes et d’une source à proximité, a fait l’objet d’une telle hypothèse : Merten H., 1985, p. 53.

Un index des lieux, inséré à la fin du volume II, permet de retrouver plus facilement des sites qui font l’objet d’une fiche de présentation (II, p. 495-496).

365.

Labrousse M., Mercadier G., 1990, p. 39-40.

366.

Chaudruc de Crazannes, 1834, p. 13. Delamarre X., 2003, p. 142-143. C’est Ausone qui la qualifie de ‘Urbis genium’ : Ordo urbium nobilium XX, 32.

367.

Rigal D., 2000, p. 85 et 92.

368.

Le schéma rappelle justement celui de Clermont-Ferrand, entre la source des Roches et le sanctuaire de Jaude (I, p. 95).

369.

Delamarre X., 2003, p. 197.

370.

II, p. 208.

371.

Gros P., 1984, p. 123-134.

372.

CIL VI, 30850. Arausio signifie ‘la tempe’ ou ‘la joue’ (Delamarre X., 2003, p. 51), voir aussi Lacroix J., 2007, p. 175.

373.

CIL XII, 1303, 1336-1338, AE 1917-1918, 53, AE 1992, 1202 et ILGN 201.

374.

Delamarre X., 2003, p. 142-143.

375.

Rivet A. L. F., 1980, p. 1-19.

385.

II, p. 173, 176, 317-318, 321.