b) La place des divinités indigènes

b.1) Des divinités rares

Certains des théonymes qui apparaissent en périphérie de ville sont des occurrences uniques en Gaule. Nous avons déjà mentionné les Xulsigiae de Trèves, Mercure Vassocaletis à Clermont-Ferrand, Ricoria et les Menmandutès de Béziers. Il faut aussi citer Mars Caisivus à Avenches, Vorio qui reçoit un pilier votif à l’Altbachtal à Trèves et enfin Maponos qui apparaît sur la tablette de defixio de Chamalières (près de Clermont-Ferrand). Pour préciser l’identité de ces divinités, seule la linguistique peut nous aiguiller :

  • les Menmandutès, dont on ne sait s’il s’agit de dieux ou de déesses, pourraient ainsi être les divinités ‘qui exaucent les prières’, puisque leur nom est construit sur la racine *menman : ‘pensée, prière ; intelligence, esprit’446 ;
  • Ricoria, représentée avec les attributs courants des divinités féminines de l’Abondance, a un nom construit sur le thème rico/rigo qui exprime l’autorité : rix, le roi ; rigana/rigani, la reine.

D’autres divinités, en dehors de leur présence dans les sanctuaires périurbains concernés, ne sont attestées que par une ou deux inscriptions par ailleurs. Nous n’en savons pour ainsi dire presque rien :

  • Nous avons évoqué plus haut l’épithète Adsmerius de Poitiers, connue sous la forme Atesmerius seule à Meaux : la racine *smer- est généralement présentée comme synonyme de prévoyance ou d’abondance447.
  • Les Lugoves d’Avenches sont connus aussi en Espagne448. Le fameux radical lug dont on trouve la forme plurielle à Avenches a donné lieu à de multiples exégèses et aucune n’est réellement convaincante449.
  • Le théonyme Aveta à l’Altbachtal, qu’on rencontre chez les Eduens et chez les Helvètes450, est peut-être à rapprocher de la racine aui-, auitianos :‘le désir’451.
  • Les Digènes à Béziers sont éventuellement une autre forme des Digines de Cologne452. On suppose qu’il s’agit d’un couple de divinités comparables aux Dioscures453. En réalité, on ne connaît pas le nombre de divinités qui se cachent derrière l’appellation, ni leur genre454.
  • Ritona est associée à une épithète dérivée Pritona, qu’on retrouve ailleurs chez les Trévires455. C’est cependant le théonyme Ritona qui est le plus fréquent : il est attesté chez les Eduens et en Narbonnaise456. Couramment, on rapproche Ritona du thème ritu- ‘le passage’, ‘le gué’457, mais X. Delamarre propose une autre racine homonyme signifiant ‘la course’ : la déesse devient alors ‘Celle de la Course’458.
  • Gisacus au Vieil-Evreux rappelle le Gesacus Augustus d’Amiens 459.
  • Mogontia est en général considérée comme une déesse éponyme de Mayence, Mogontiacum460. Le rapprochement avec la divinité masculine Mogoun(t)us, attestée essentiellement en Grande-Bretagne461, mais surtout avec les Matres Mogontiones connues dans l’Hérault462,semble évident.
  • Enfin, Icovellauna au Sablon près de Metz est également présente à Trèves463.

Comme les divinités de cet inventaire sont presque toutes des attestations uniques, on peut se demander s’il ne s’agit pas de divinités topiques. Or, rares sont les lieux de culte en rapport avec une divinité proprement topique. On doit évidemment évoquer ici le cas de la source des Roches de Chamalières, mais la source est abandonnée précocement dans la seconde moitié du Ier siècle, alors que la plupart des sites de source continuent d’être fréquentés jusqu’à l’époque chrétienne464. Son abandon coïncide justement avec la période d’érection du temple Vasso de Jaude centré sur un bassin recevant les eaux d’une source aux caractéristiques similaires à celle des Roches. Il y a eu ici transfert d’un culte de plein air dans un lieu monumentalisé, plus proche de la ville, et dans ce cas, il n’est plus question de culte topique.

Un autre cas de figure est à discuter : le grand sanctuaire du Vieil-Evreux dédié à Gisacus, considéré comme une divinité topique qui aurait donné son nom à l’agglomération antique465. En effet, en plus de la dédicace sur marbre découverte dans le sanctuaire mentionnant clairement le dieu Gisacus, le site a livré une inscription gravée sur bronze portant le mot Gisaci. M. Lejeune a montré que Gisaci fait référence à l’un des curateurs de la plaque de bronze et qu’il s’agit donc d’un nom théophore, Gisacos. Le personnage précise son origine dans le texte de l’inscription : il est citoyen suession466. Le nom antique de l’agglomération du Vieil-Evreux reste donc à ce jour inconnu et le dieu Gisacus, connu sous la forme Gesacus à Amiens467, n’est pas une divinité topique, d’autant qu’il aurait pu laisser des traces de son culte dans certains toponymes ailleurs en Gaule (Gisy, Gizay, Juziers,…)468.

Un problème similaire se pose avec Icovellauna. Cette déesse est couramment considérée comme une divinité de source et on traduit son nom par ‘Source bienfaisante’ ou par une expression équivalente469. La configuration du site (pièce enterrée et centrée autour d’un bassin rempli d’eau) n’est évidemment pas étrangère à cette hypothèse de traduction. Une autre hypothèse a néanmoins été proposée récemment par X. Delamarre470 qui décompose ico- au sens probable de ‘pic’ et uellaun- qui signifie ‘le chef’. La déesse devient ‘Celle qui commande la hauteur’ ; il est vrai que le sanctuaire est au sommet d’un plateau. Cette traduction fait avancer dans la compréhension des fonctions de la déesse, mais que penser alors de cette eau qui jaillit du sous-sol et qui est l’objet des dépôts votifs nombreux réalisés dans cette salle enterrée ? J. Lacroix résout la difficulté en montrant que le préfixe Ic- est plusieurs fois associé à des noms sacrés liés à l’eau, notamment les déesses Icauna et Ica471. Icovellauna devient alors ‘Celle qui commande l’eau’472. L’eau, dans notre cas, ne provient pas d’une source : on est allé la chercher plusieurs mètres sous le sol dans la nappe phréatique. La déesse, sûrement d’une grande puissance, puisqu’on invoque une fois son sanctissimus Numen, pourrait être une divinité souveraine de l’eau, capable de faire sortir le liquide du sol. Pour éviter les amalgames, il faut rappeler l’absence totale de caractère guérisseur des dépôts votifs. Enfin, Icovellauna n’est pas la seule déesse au Sablon et cette salle enterrée est entourée d’autres structures malheureusement très mal connues. Le culte de Mercure y est d’ailleurs bien établi par plusieurs dédicaces et représentations ; nous avons déjà évoqué la déesse Mogontia473 ; un Génie, peut-être Génie du lieu, est mentionné sur une inscription mal conservée ; enfin, il faut aussi parler de Victoire, dont une statue au style particulièrement soigné, haute au moins de 1,30 m, en fait une divinité importante du sanctuaire. Ainsi, se trouve réuni autour d’Icovellauna tout un cortège de divinités, comme au Plateau des Poètes déjà évoqué ou à l’Irminenwingert. L’absence de source, le nom de la déesse et la présence possible d’un culte au Genius loci qui n’a rien de caractéristique au lieu font donc rejeter l’hypothèse d’un sanctuaire dédié à une divinité topique au Sablon.

Notes
446.

Delamarre X., 2003, p. 224-225.

447.

Delamarre X., 2003, p. 277.

448.

Mentionnés une fois à Osma : CIL II, 2818.

449.

Sur les multiples étymologies et la bibliographie abondante consacrée à Lug : Delamarre X., 2003, p. 211 ; Lacroix J., 2007, p. 155-164.

450.

A Corcelles (ILTG , 406) et à Avenches (CIL XIII, 5074).

451.

Delamarre X., 2003, p. 61.

452.

CIL XIII, 8176.

453.

Clavel M., 1970, p. 512.

454.

Christol M., 2003, p. 413.

455.

AE 1959, 76.

456.

CIL XIII, 2813 et CIL XII, 2927.

457.

Duval P.-M. 1976, p. 57.

458.

Delamarre X., 2003, p. 259.

459.

CIL XIII, 3488.

460.

Grenier A., 1960, p. 824-825. Bourgeois C., 1992b, p. 75.

461.

RIB 922, 1269, AE 1975, 567. Grannus Mogounus : CIL XIII, 5315.

462.

AE 1986, 471 à Agonès.

463.

CIL XIII, 3644.

464.

Rousselle A., 1990, p. 37-40.

465.

Cliquet D. et al., 1996, p. 8, 59. Guyard L., Lepert T., 1999, p. 20. Gury F., Guyard L., 2006, p. 211.

466.

RIG II/1, L-16.

467.

Supra note 459.

468.

Lacroix J., 2007, p. 133.

469.

Duval P.-M., 1976, p. 56.

470.

Delamarre X., 2003, p. 187 et 311.

471.

CIL XIII, 2921 et CIL III, 3031. Lacroix J., 2007, p. 55.

472.

Lacroix J., 2007, p. 56.

473.

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