2) Sanctuaires des villes, Sanctuaires des champs

Une première distinction forte s’observe d’emblée, car tous les sanctuaires de la périphérie n’entretiennent pas les mêmes rapports de dépendance avec la capitale. Certains lui sont fortement liés : ils sont proches de l’habitat, s’insèrent dans la trame urbaine, respectent son orientation. D’autres ont une position qui les distingue de l’espace urbain : séparés par un fossé, un cours d’eau, une nécropole, ils sont indépendants de la trame urbaine et proches des voies de communication. Deux ensembles se dégagent. L’enjeu des deux parties qui suivent sera de démontrer le bien-fondé de cette distinction en présentant dans le détail les caractéristiques propres à chacune des deux catégories définies.

Une telle différenciation a déjà été pressentie par W. van Andringa qui la présente dans d’autres termes519. Retenant le critère de la distance séparant l’habitat du sanctuaire, l’auteur divise les sanctuaires de la périphérie en ‘sanctuaires suburbains’, en marge des villes, et en ‘sanctuaires périurbains’, situés à plus de 1 km de la capitale. Cette vision du phénomène est largement inspirée du cas de Trèves qui appelle la comparaison des sites de l’Irminenwingert et de l’Altbachtal520. Les sanctuaires de périphérie ont des degrés de dépendance à l’espace urbain variables selon leur situation plus ou moins proche de l’habitat. D’autres éléments sont également à prendre en compte, tels l’orientation des sites par rapport à la trame viaire, le rapport aux voies reliant la ville au territoire, aux nécropoles… En confrontant dans le détail nos sources aux critères précédemment définis, nous pourrons étayer notre affirmation et compléter l’hypothèse de W. van Andringa.

D’ores et déjà, nous pouvons avancer sans crainte qu’au sein même des deux grands ensembles, les uns vers la ville, les autres vers le territoire, les cultes ne fédèrent pas les mêmes communautés et sont orientés autour de préoccupations différentes. Nous aurons l’occasion, au fil des pages suivantes, de les mettre en avant, en commençant par les sanctuaires orientés vers la ville et qui peuvent concerner une partie de ses habitants ou bien mettre en jeu la totalité de sa communauté.

Par leur intermédiaire, notre objectif principal sera de rechercher des identités urbaines, que cristallisent les pratiques religieuses communautaires, à travers la place qu’ils occupent dans la religion de la capitale. Les capitales gallo-romaines, dont nous avons rappelé les conditions d’émergence521, sont presque toujours des villes créées de toute pièce dans une structure nouvelle et pour lesquelles la construction d’une identité est un enjeu capital. Même si l’historiographie a actuellement tendance à nuancer l’emploi systématique de trame urbaine trop régulière, il n’en demeure pas moins que l’urbs est une notion entièrement importée, qui se définit formellement pour toutes les cités par un plan quadrillé de rues et par la présence d’un forum central. Celui-ci, même s’il donne à la cité la garantie de son autonomie municipale, est aussi le lieu de l’expression du pouvoir de l’empereur : c’est là que l’on trouve la quasi-totalité des effigies à son image522 et où les élites locales expriment leur loyalisme en terme officiel. Avec le forum, le quadrillage urbain qui s’implante dans les capitales manifeste la nouvelle empreinte de Rome et contribue à donner une impression de grande uniformité entre les villes, qu’atténuent à peine les contraintes de topographie locale déterminant certains tracés. Il s’agit ensuite pour les habitants de s’approprier un territoire, de s’y créer des repères communs. Les élites ont un rôle important à jouer dans le sens où elles assurent le financement des équipements. L’émulation des évergètes entre les villes participe à la construction d’une singularité propre à chacune. Ainsi, il naît un attachement des habitants au territoire récemment investi. D’aucun parlerait de ‘personnalité de la ville’, ou de son ‘identité culturelle523, car l’étude d’une ville quelle que soit la période considérée ne peut se limiter à la description d’un plan et des édifices qui le composent.

La religion, qui implique les communautés, les met en scène et leur permet de se représenter elle-même, entre en plein dans ce processus et le sanctuaire est le lieu de leur expression. La périphérie apparaît comme un terrain idéal et privilégié de ces représentations, car elle est le contrepoids d’un centre occupé par un forum porteur d’une symbolique commune à toutes les urbes. Aussi notre intention principale sera-t-elle de montrer dans un premier temps en quoi les sanctuaires de périphérie sont un enjeu dans l’expression des identités urbaines qui se construisent progressivement au cours du Ier et du début du IIe siècle. Les solidarités dans une ville se tissent en premier lieu au niveau du quartier, sphère d’appartenance la plus évidente, certainement, dans une ville naissante : des sanctuaires y sont établis précocement et reflètent le degré d’organisation des communautés qui les composent. L’étape suivante consiste à passer au niveau de la communauté urbaine dans sa globalité, aux images qu’elle se renvoie d’elle-même et qu’elle veut projeter à l’extérieur, à la mémoire qu’elle porte ou se crée.

Notes
519.

Van Andringa W., 2002, p. 77.

520.

Opposition qui d’ailleurs nourrit l’exégèse de ces sanctuaires depuis des décennies : bibliographie dans Scheid J., 1995a, p. 227.

521.

I, p. 47-48.

522.

Rosso E., 2006, p. 19 et 121sq.

523.

Mansuelli G., 1982, p. 31 et 32.