III- Sanctuaires et identités urbaines

1) Cultiver une mémoire

a) A la recherche d’un passé

Au sein de notre corpus, des sanctuaires perpétuent une occupation laténienne. Précisons tout de suite qu’il ne sera pas ici question des grands sanctuaires périurbains d’Allonnes, de Jublains ou de Meaux, dont les cas seront évoqués dans la partie suivante puisque nous les considérons comme des lieux de culte concernant l’ensemble de la population du territoire et pas seulement la communauté urbaine. Les sanctuaires qui nous intéressent immédiatement présentent des vestiges plus modestes et sont en lien plus étroit avec l’habitat urbain. Il s’agit des sanctuaires de Derrière-la-Tour, du Brézet, de l’Altbachtal, et peut-être du Château à Angers565.

Le lieu de culte de Derrière-la-Tour à Avenches succède à une tombe à incinération laténienne. Nous avons déjà évoqué la possibilité que ce secteur occidental d’Avenches soit celui d’une nécropole laténienne, peut-être en lien avec l’oppidum mal connu du Bois-de-Châtel566, non loin duquel la capitale helvète est construite. Des tombes sont attestées jusqu’au secteur du Lavoëx, mais c’est seulement sur le site de Derrière-la-Tour que dès la seconde moitié du Ier siècle av. n.è. est établi un espace cultuel. Sous Claude, un sanctuaire en dur reprendra l’orientation de la palissade antérieure. Cette installation compte parmi les toutes premières de la capitale helvète. Situé sur les pentes de la colline d’Avenches, le sanctuaire est un peu à l’écart de la voie qui devient ensuite le decumanus maximus, mais on y accède par le prolongement d’un autre decumanus. Le site est donc relié à l’espace urbain par cette rue.

Le petit lieu de culte du Brézet, près de Clermont-Ferrand, est un cas qui peut intéresser notre réflexion. Là encore, c’est précocement, dès l’époque augustéenne, qu’un petit fanum y est construit dans un secteur qui a été un site cultuel important dans le courant du IIe siècle av. n.è. avant d’être abandonné. Le réinvestissement de cette zone assez isolée, loin de la voie vers Lyon, peut s’expliquer par le souvenir au moment de la fondation de la capitale de la destination passée du lieu.

Nous tenons à inclure ici le site de l’Altbachtal. Le fameux sanctuaire trévire considéré d’abord comme un lieu de culte gaulois567, a été réinterprété dans le sens d’un sanctuaire créé à l’époque augustéenne seulement568. Les fouilles de S. Loeschke ont pourtant montré l’existence de fosses et de trous de poteaux nettement associés à du mobilier de l’Age du bronze tardif et du début de l’Age du fer (zone 33a) ; d’autres secteurs ont reçu des édifices en bois de La Tène finale, puisque leur comblement contenait du mobilier laténien parfois mêlé à du mobilier augustéen précoce569. La nature profane de cette occupation antérieure est probable et elle n’est pas nécessairement très ancienne. Il faut tout de même souligner la continuité de l’occupation et l’installation du sanctuaire dès le début de l’organisation de la capitale précisément au pied de la colline du Petrisberg, qui est fréquentée durant le Ier siècle av. n.è. Le schéma rappelle donc celui d’Avenches et du site de Derrière-la-Tour. La zone de l’Altbachtal est isolée des grandes voies d’accès à la capitale et le lieu de culte est sur les pentes du Petrisberg au bord du réseau d’insulae, dont il reprend pour partie seulement l’orientation sans s’insérer dans le quadrillage urbain. A l’époque augustéenne, les structures se limitent à l’enclos 43 et peut-être à quelques chapelles. J. Metzler a récemment mis l’accent sur la possibilité que les premières structures de l’Altbachtal (ensemble 34) soient contemporaines du démontage des grandes halles du Titelberg qui intervient deux décennies av. n.è570. Il plaide pour un transfert des fonctions, notamment religieuses, de l’oppidum du Titelberg vers le site de la nouvelle capitale. Son hypothèse va bien dans le sens de notre présente lecture de l’histoire du site.

Une configuration identique s’observe au Château à Angers, où un hypothétique sanctuaire poursuit l’occupation d’un secteur qui était un quartier artisanal laténien. Là encore, le site est entre le promontoire dominant la Maine et le quadrillage urbain augustéen.

Ces sites sont en relation étroite avec l’urbanisme naissant. Ils perpétuent des occupations laténiennes de toute nature, même si aucun oppidum ne précède les capitales concernées. Aussi voyons-nous dans l’installation précoce de ces sanctuaires en périphérie le souci d’investir au moins symboliquement le lieu d’un passé que le reste de la ville nie complètement : la périphérie seule, grâce à l’absence de contrainte structurelle et fonctionnelle, peut se charger d’assumer une mémoire, même si celle-ci est nécessairement idéalisée dans la mesure où les nouvelles communautés urbaines en sont dépourvues.

Cette charge symbolique que peuvent prendre certains lieux de culte se rencontre ailleurs dans le monde gréco-romain et pas uniquement en périphérie de ville. Au début de l’époque impériale en Grèce, un phénomène similaire s’observe : il touche essentiellement les grands sanctuaires ruraux. S. E. Alcock l’a parfaitement mis en évidence571. A ce moment, les lieux de culte de la campagne sont pour beaucoup complètement abandonnés et Pausanias n’a de cesse dans son Guide de la Grèce de décrire les ruines et de les expliquer par le dépeuplement des campagnes et par les guerres civiles. Pourtant, si l’on regarde dans le détail, il s’avère que ce sont des sites mineurs qui ne sont plus entretenus, alors que d’autres, plus importants et plus anciens, continuent de susciter la générosité des évergètes572. Ces grands sanctuaires portent et cultivent le passé glorieux de la Grèce, comme Pausanias cherche d’ailleurs souvent à le démontrer tout au long de son récit.

Plus loin dans le passé, mais dans un contexte plus proche de nos préoccupations, l’organisation des lieux de culte de la ville nouvelle de Megalopolis en Arcadie reflète le même souci de rattacher la communauté urbaine à des racines anciennes. La ville est née d’un synœcisme dans la première moitié du IVe siècle av. n.è. et M. Jost573 a pu montrer que la diversité des divinités installées à Megalopolis lors de sa création reflétait la prise en compte de l’identité religieuse du territoire environnant. L’enjeu est de créer un sentiment d’appartenance à une communauté pour les nouveaux citoyens par un ancrage des cultes dans le passé religieux régional. S’est établi un système très complet de cultes civiques dans la nouvelle ville de Megalopolis, notamment par la transposition de sanctuaires du territoire dans la ville et la création de doublets dont le plus fameux est celui de Zeus Lykaios. Le sanctuaire du Mont Lycée est ainsi répliqué sur la nouvelle agora574. La ville, créée de toute pièce, peut se présenter comme l’héritière d’un passé, pour réveiller chez ses nouveaux citoyens la conscience d’appartenir à une communauté, en construisant les éléments d’une mémoire collective et, d’une certaine manière, en instrumentalisant les cultes.

Enfin pour étayer encore notre propos, il faut mentionner des parallèles en Gaule romaine. Les lieux de culte peuvent également y être les supports de la perduration d’une mémoire. Les grands enclos à rassemblement communautaire que nous évoquions précédemment au Titelberg et à Bibracte ont été perpétués à l’époque gallo-romaine par des lieux de culte d’envergure restreinte certes575, mais qui prolongent la pratique de gestes rituels et maintiennent la mémoire de l’importance passée du lieu. Ils fixent ainsi des repères historiques dans des structures nouvelles. Ces lieux sont transformés pour rester dynamiques aux yeux des communautés qu’ils intéressent. Il en va de même pour les sanctuaires qui s’installent sur un site anciennement occupé : les nouveaux citadins pourront désormais sortir du cadre urbain pour honorer, en un lieu symboliquement chargé, des dieux qui ont souvent une identité locale marquée comme nous l’avons précédemment montré.

Notes
565.

Le catalogue regroupe ces sites dans une seule et même partie : II, p. 203-225 et III, fig. 60-74 p. 565-574.

566.

Voir note 207.

567.

Heinen H., 1985, p. 185-187.

568.

Scheid J., 1995a, p. 228 et van Andringa W., 2002, p. 68.

569.

Schwinden L., 1984, p. 249.

570.

Metzler J., 2008, p. 163.

571.

Alcock S. E., 1994, p. 200-211.

572.

Pour le détail des sanctuaires, nous renvoyons à la liste dressées par S. E. Alcock à partir de l’inventaire de Pausanias : Alcock S. E., 1994, tabl. 9 p. 209.

573.

Jost M., 1985, p. 220-235 ; 1994, p. 225-227.

574.

Pausanias, VIII, 30, 2-3.

575.

A Bibracte : Brunet P., 1989, p. 222-228. Au Titelberg : Metzler J. et al., 2000, p. 431-445.