3) Prendre les eaux

a) ‘Omnes terrae vires aquarum esse beneficii’

[‘Omnes terrae vires aquarum esse beneficii’603]

Nous considérons dans cette catégorie uniquement les sites pour lesquels il y a certitude ou forte présomption d’un culte organisé autour de l’eau, c’est-à-dire les sanctuaires de Chamalières et de Jaude à Clermont-Ferrand, du Grienmatt à Augst, du Sablon à Metz et de Riez604. Avant d’entrer dans le détail, nous voulons tout d’abord nous prévenir de l’écueil d’une surinterprétation des données. Nombre de lieux de culte en Gaule ont été abusivement classés dans cette catégorie qui passe pour une particularité de la religion indigène. La présence d’une source à proximité d’un sanctuaire a trop souvent eu pour conséquence l’identification d’un culte des eaux, qui seraient nécessairement des eaux guérisseuses. Il y a quelques années déjà, S. Deyts605, puis J. Scheid606, sont revenus sur les excès de l’historiographie dans ce domaine. Les cinq sites qui vont nous arrêter ici ont tous un rapport très différent avec l’élément liquide qui tend à rendre impropre la désignation couramment admise de ‘sanctuaires des eaux’, car le rôle de l’eau au sein du sanctuaire varie énormément d’un site à l’autre.

Certains prennent leur origine autour d’une source qui est vénérée en tant que principe divin. C’est le cas de la source des Roches de Chamalières qui présente des particularités minérales intéressantes, puisqu’elle est sodique, calcique et magnésienne ; sa température voisine les 20° et elle jaillit dans un léger bouillonnement de bulles de gaz carbonique : un culte lui est rendu certainement pour ses propriétés. L’eau qui sourd à Jaude près de Clermont-Ferrand dispose des mêmes caractéristiques. A la source des Roches, son caractère sacré ne fait pas de doute, au vu des centaines d’ex-voto qui y ont été déposés à même le point d’émergence. A Jaude, l’eau est recueillie dans un bassin situé dans la cella  : elle y figure à la place de la statue de la divinité normalement attendue. Cette eau est désormais peut-être associée à Mercure Vassocaletis. Il en va de même au Sablon, où Icovellauna, ‘Celle qui commande l’eau’607, est la destinataire du culte.

Au Grienmatt à Augst, un ensemble thermal est directement adossé au mur de péribole du sanctuaire. Sa source d’alimentation supposée est le Rauschenbächlein, dont l’origine se situe à 2 km au sud-est, sur une hauteur nommée Birch. Au début du XXe siècle, on y a trouvé une courte canalisation se dirigeant justement vers les thermes de Grienmatt. Le pas est vite franchi pour que cette eau soit considérée comme une divinité locale, apparaissant sous la forme d’Apollon dans le sanctuaire, et pour qu’on lui attribue des vertus guérisseuses608. Notons d’ores et déjà que l’eau est absente de l’espace sacré, ce qui exclut qu’elle y soit une entité divine à part entière. En revanche, elle participe à des rites associés au sanctuaire, puisque dans les thermes, la présence de petites baignoires aménagées dans deux pièces permet d’identifer des thermes curatifs. L’eau n’y est donc pas systématiquement vénérée pour elle-même, en tant que divinité bien individualisée.

A Riez, la situation est très mal connue et les Quatre Colonnes ne doivent leur intégration à la présente catégorie qu’aux nombreuses résurgences de sources qui l’entourent et à la dédicace à Esculape retrouvée à proximité. Les sources ne semblent pas présenter de spécificités minérales et le rôle de l’eau dans le culte y est complètement inconnu. La découverte de la dédicace oriente plutôt vers une configuration similaire à celle d’Augst, puisque Esculape y reçoit une riche offrande pour l’accomplissement d’un vœu, certainement une demande de guérison.

Précisons maintenant l’activité rituelle. Au Grienmatt, les vestiges font opter pour une destination du sanctuaire à Apollon accompagné d’une parèdre, certainement Sirona (voir supra). A ces divinités, il faut ajouter Esculape Auguste attesté par une dédicace découverte dans l’enceinte du sanctuaire. L’identité de ces divinités couramment invoquées pour les guérisons en Gaule609 implique que le sanctuaire assure une fonction guérisseuse, mais insistons sur l’absence d’analogie entre sanctuaire de guérison et sanctuaire des eaux : les sanctuaires de guérison ne sont pas nécessairement associés à un culte des eaux. Le temple de la forêt d’Halatte dans l’Oise en est un parfait exemple : les vœux de guérison y sont incontestables, alors qu’aucune source n’a pu y être mise en évidence610. Apollon et Esculape ne guérissent pas nécessairement par les eaux, même si celles-ci peuvent être prescrites selon des modalités précises en fonction de la maladie ; parfois même, la divinité guérisseuse peut proscrire de boire ou de se baigner611. L’eau n’est donc pas l’objet du culte rendu au Grienmatt ; pourtant, elle y est un élément indispensable aux rituels et ne sert pas seulement pour les actes courants de purification préalables qui sont en vigueur à l’entrée dans n’importe quel lieu sacré612. Dernier point méthodologique important pour notre propos : un sanctuaire de guérison, à l’image de celui de Hochscheid chez les Trévires613, ne recèle pas nécessairement quantité d’ex-voto.

A Chamalières, l’eau est évidemment guérisseuse et la demande de guérison devait être l’unique raison de la dévotion au-dessus de la source. Les quelques milliers d’ex-voto en bois représentant des dédicants ou seulement des parties de corps sont suffisamment éloquents. Les dévots les déposent à même la source, avec de menues offrandes. Le thermalisme y était-il associé ? Les monumentaux thermes de Royat ne sont pas loin, mais il faudrait évidemment ici pouvoir préciser les chronologies entre les deux ensembles, or on ne sait rien sur les thermes. La source, quant à elle, est fréquentée de la fin du Ier siècle av. n.è. jusqu’aux années 70.

L’eau est l’élément central du sanctuaire du Sablon, mais ce n’est certainement pas pour ses propriétés guérisseuses. Là, point de source mais une eau qui provient du sous-sol et qu’on atteint en descendant au sein d’un puits dans une pièce octogonale semi enterrée. Les quelques puits domestiques retrouvés alentour prouvent encore que la même eau est utilisée dans un contexte profane. Si Icovellauna est bien la déesse qui commande l’eau, c’est le principe qui préside à son apparition qui est sacré, pas l’eau elle-même. Cette réflexion peut étonner, car la forme architecturale du bâtiment invite à penser que l’eau est vénérée comme l’élément sacré principal. Une amorce de réponse figure peut-être dans la forme hexagonale du bassin : Pline l’ancien rapporte en effet que les Gaulois portent une attention particulière au chiffre six, puisqu’il est au commencement du décompte du temps614. Ainsi la forme hexagonale pourrait-elle rendre sacrée l’élément liquide, mais cette hypothèse est invérifiable. A moins qu’il ne faille rapprocher la vénération de l’eau des profondeurs de la terre du Sablon à des théories qui ont cours chez les érudits grecs et latins. Sénèque rapporte la croyance chez certains philosophes de l’existence à l’intérieur même de la terre d’eaux ‘immobiles et douces en abondance615, alors que lui-même défend la théorie de grandes galeries d’eau souterraines, à l’image des veines du corps humain616. De grandes masses d’eaux seraient ainsi contenues dans les régions souterraines. Sénèque ne fait pas état de croyances religieuses associées à ces eaux du sous-sol, mais pourquoi n’en aurait-il pas existé ? On sait avec quelles subtilités les Anciens classaient les eaux, en fonction de leur origine, de leur température, de leur composition, etc. Ce sont elles qui ‘accroissent sous divers noms le nombre des dieux et fondent des villes617.

Notes
603.

Pline l’ancien, HN XXXI, 3 : ‘Toutes les vertus de la terre n’existent que par la grâce des eaux’.

604.

Rassemblés dans une même section du catalogue : II, p. 236-260 et III, fig. 81-96 p. 579-589.

605.

Deyts S., 1988, p. 86 : ‘On a trop écrit que toutes les divinités, en Gaule, avaient eu, de près ou de loin, vocation de guérison’ ; Deyts S., 1992b, p. 77.

606.

Scheid J., 1991b, p. 205-216 et 1992, p. 25-40.

607.

I, p. 62, 63-64.

608.

Laur-Belart R., 1991, p. 107, reprenant la thèse de F. Stähelin.

609.

Van Andringa W., 2002, p. 137-139.

610.

Durand M., 2000, p. 96-97.

611.

Voir les prescriptions d’Asclepios à Aelius Aristide, Discours sacré I, 6, 9, 18, 19...

612.

Voir l’étude des liens existant entre sanctuaires et thermes dans Scheid J., 1991b, p. 209-214.

613.

Dehn W., 1941, p. 107-110.

614.

Pline l’ancien, HN XVI, 95. Le sixième jour de la lune est l’occasion de la cueillette rituelle du gui par les druides.

615.

Sénèque, QN III, 8.

616.

Sénèque, QN III, 15sq.

617.

Pline l’ancien, HN XXXI, 4 : ‘Augent numerum deorum nominibus variis urbesque condunt’.