b) Récupération publique…

Si les rites relèvent de préoccupations différentes, les solutions architecturales trouvées pour chaque sanctuaire reproduisent cette diversité en incluant l’élément liquide de manière variée dans les structures.

Ainsi, la source des Roches, qui cesse d’être fréquentée à la fin du Ier siècle, n’est visiblement qu’un modeste lieu de culte en plein air : aucun édifice ne semble y avoir été construit durant toute la durée d’activité du lieu. C’est sans doute en concomitance avec l’abandon de la source que le sanctuaire de Jaude est construit 500 m à l’est. Il dispose alors d’une plus grande proximité avec la ville et les propriétés de l’eau y sont identiques. La transformation radicale du lieu de culte témoigne d’une évolution du rite que soulignait déjà S. Deyts pour l’ensemble de la Gaule618 : la pratique de l’ex-voto anthropomorphe est progressivement abandonnée dans le courant du Ier siècle pour être remplacée par la dédicace écrite qui s’accompagne de la pratique du thermalisme. Dans ce contexte, nous déplorons encore l’absence de datation des thermes de Royat, de même qu’on ne sait pas ce qu’il advient des pratiques rituelles à Jaude puisqu’on n’y connaît que le temple et qu’aucun ex-voto n’y a été mis au jour.

Peut-on envisager dès lors que le culte ait fait l’objet d’un déplacement volontaire qui se serait accompagné d’une monumentalisation conséquente ? L’importance sans précédent du site de Jaude implique un coût de construction et cette décision n’a pu être prise que par les autorités publiques de la cité. Alors que la source des Roches est un lieu naturellement investi par la divinité que les hommes ont reconnue ensuite, à Jaude, ce sont les hommes qui l’ont invitée pour lui donner une demeure particulièrement fastueuse. Le secteur choisi est celui d’un quartier périphérique qui se monumentalise à l’époque flavienne. Deux sanctuaires de Cahors pourraient fournir un bon parallèle s’il était avéré : le temple rond découvert récemment à l’intérieur de la ville et peut-être dédié à Divona est construit vers 50/60619, au moment où le site de La Fontaine des Chartreux, lieu d’un culte à partir d’Auguste, cesse d’être fréquenté. En dehors de la Gaule, les exemples de transfert de lieu de culte sont suffisamment fréquents dans l’Antiquité pour que cette pratique ne semble pas si singulière. Le rite archaïque de l’evocatio implique déjà un déplacement de lieu de culte, puisqu’il s’agit d’enlever à un peuple ennemi sa divinité protectrice pour l’installer ensuite à Rome. Pendant la République, Junon Reine de Véies a été ‘évoquée’ en 396 av. n.è. ; à la fin de la deuxième guerre punique, c’est au tour de Tanit de venir de Carthage620. Il existe d’autres pratiques conduisant au voyage des divinités. Sous le règne d’Auguste à Athènes, certains édifices sacrés du territoire sont entièrement reconstruits sur l’agora, tels le temple d’Arès et l’autel de Zeus Agoraois du Pnyx621. Ce phénomène est souvent expliqué par la désertion des campagnes à cette époque, mais il pourrait aussi s’agir d’une volonté politique : le transfert est décidé par les autorités de la cité afin de rapprocher les divinités ancestrales de la Grèce aux images impériales honorées sur l’agora, créant ainsi une association entre divinités grecques et culte impérial622. A Rome, les textes citent de nombreux exemples de divinités quittant d’elles-mêmes leur temple623. Quand ce sont les hommes qui en prennent l’initiative, cet événement s’accompagne de nombreuses précautions rituelles : il s’agit de prendre les auspices au préalable, afin de savoir si la divinité est d’accord. On connaît encore le déplacement du temple de Cybèle à Nicomédie pour des raisons purement urbanistiques grâce au récit qu’en fait Pline le jeune624. Les motifs de déplacement ne sont en effet pas nécessairement d’ordre religieux. Dans le cas de Jaude, le déplacement, en plus de signifier l’évolution d’une pratique rituelle, entérine sûrement l’intégration du lieu de culte dans le domaine public, constat dont témoigne la monumentalité des structures. En effet, seul vestige reconnu, le temple se dresse sur un podium haut de plus de 3 m et accueille une cella large de 24 m et longue d’une trentaine de mètres environ, d’après les dimensions que nous avons pu restituer. Les éléments de décor retrouvés attestent une sculpture architecturale de grande qualité.

Au Grienmatt d’Augst, les vestiges sont plus modestes : deux fana larges de 15 m se partagent le même podium. En revanche, des éléments de sculpture architecturale en marbre et de remarquables objets de bronze habillent l’ensemble avec opulence. A l’intérieur du péribole, toutes les structures n’ont pas toutes été retrouvées ; mais, un lot de quatre dédicaces figurait parmi les découvertes. Deux ont été offertes à la très probable divinité tutélaire Apollon à la suite d’un vœu625 : elles s’achèvent par la formule VSLM. L’emplacement des deux autres pierres, l’une à Sucellus Silvanus, l’autre à Esculape Auguste, a été autorisé par un décret des décurions (LDDD). Cette mention est révélatrice d’une intervention des autorités publiques au sein même du sanctuaire ; elle étaie encore l’hypothèse d’un sanctuaire à Apollon, puisque l’autorisation des décurions n’est pas requise pour lui 626.

Dans le cas de Riez, il est délicat de raisonner avec le peu de vestiges conservés. Au Sablon près de Metz, il est également difficile de conclure à la tenue d’un culte public. La pièce semi-enterrée n’était certainement qu’un élément d’un ensemble beaucoup plus vaste. Le sanctuaire devait présenter de multiples édifices et à l’évidence, plusieurs divinités y sont vénérées, comme Mercure et Mogontia en plus d’Icovellauna. Les nombreuses dédicaces retrouvées associent parfois la maison divine à Icovellauna et la présence de la grande statue de Victoire, de facture très soignée, pourrait suggérer une récupération du culte de la déesse des eaux au profit de l’idéologie impériale. Tout ceci reste toutefois hypothétique.

Notes
618.

Deyts S., 1992b, p. 78-79.

619.

Rigal D., 2000, p. 85 et 92.

620.

Tite-Live, V, 21-22 et Macrobe, Saturnales III, 9, 6.

621.

Quantin S. et F., 2007, p. 189-191.

622.

Alcock S. E., 1994, p. 192-195.

623.

Vigourt A., 2006, p. 202-203 et p. 205.

624.

Pline le jeune, Epistulae X, 49-50.

625.

I, p. 60.

626.

Nous ne voulons pas faire de ce constat une généralité applicable à l’ensemble des dédicaces retrouvées dans les sanctuaires. Il s’avère que dans le cas du Grienmatt, l’observation paraît avoir quelque valeur : il s’agit peut-être d’un usage propre à la gestion de ce sanctuaire précisément, puisque chaque lieu de culte était pourvu de sa propre loi. Pour l’Italie : lex aedis Furfensis (CIL IX, 3513), lex arae Iovi Salonitanae (CIL III, 1933)…