c) … Et reflet des eaux

Si l’on a pu définir ‘les sanctuaires de l’eau comme liés essentiellement à la ville627, c’est dû au fait qu’ils sont surtout fréquentés par des citadins. Pourtant, dans leur grande majorité, ils sont à l’écart des agglomérations et généralement implantés dans un milieu relativement rural628. Il est d’ailleurs significatif que les sanctuaires des eaux qualifiés d’urbains par C. Bourgeois figurent en fait presque tous dans des agglomérations secondaires629.

Dans ce contexte, le sanctuaire de Nemausus à Nîmes est une exception intéressante. La source donne lieu à la construction sous le règne d’Auguste d’un vaste complexe interprété comme un ensemble dédié au culte impérial et qui se serait installé sur un lieu de culte de l’époque préromaine, dont il ne reste absolument rien630. Le dieu Nemausus, bien attesté par les dédicaces découvertes in situ631, est la personnification de la source et le destinataire essentiel des dévotions. D’autres divinités y sont aussi présentes et certaines devaient même avoir leur propre chapelle dans le vaste ensemble : les Lares Augusti 632, Jupiter633, les Nymphes634 et Victoire635. Ce sanctuaire, qu’il soit ou non fréquenté avant la construction de l’ensemble monumental sous Auguste, participe à l’identité de la capitale des Volques Arécomiques, dont il renvoie l’image divinisée. Il en est en quelque sorte le sanctuaire éponyme.

En Gaule, rares sont les noms de capitales théophores : en plus de Nîmes, Vaison, Cahors (Divona) et Orange (Arausio) sont à ajouter à la liste des cas possibles, puisque les lieux de culte correspondants ne sont pas localisés636. La relation qu’entretiennent la source Nemausus et la ville de Nîmes, ou encore Aurasio et Orange, Divona et Cahors, Vaison et Vasio, paraît comparable à celle des sanctuaires périurbains qui nous occupent ici. Le cas le plus évident est celui du Grienmatt. Nous y avons affaire, comme à Nîmes, à un sanctuaire éponyme : il est dédié à Apollon, divinité qu’on retrouve dans la titulature officielle de la colonie d’Augst qualifiée d’Apollinaris 637. C’est probablement un cas identique qui s’observe à Riez dont le nom antique est Alebaece Reiorum Apollinaris ; malheureusement, la divinité tutélaire du sanctuaire des Quatre colonnes est inconnue, mais comme au Grienmatt, on sait que le fils d’Apollon y est honoré. Peut-on aller jusqu’à attribuer le culte à Apollon avec des éléments aussi disparates ? Le parallèle, relativement troublant, mérite toutefois d’être signalé. Les noms également teintés de religiosité de Metz (Divodurum) et de Clermont-Ferrand (Augustonemetum) pourraient entraîner à pousser l’analogie plus loin.

Nous ne saurions revenir sur l’idée déjà discutée de sanctuaires périurbains préexistants aux capitales et qui en garderaient la trace dans leur nom638. A Metz, la colline Sainte-Croix est déjà occupée à l’époque laténienne, alors que les vestiges du Sablon ne sont pas antérieurs au début du IIe siècle. A Clermont-Ferrand, la fréquentation de la source des Roches débute avec la création de la capitale. Pour nos deux colonies, Augst et Riez, toutes deux promues par Auguste vraisemblablement assez tôt, l’épithète Apollinaris s’explique par la prédilection du princeps pour cette divinité dans la foulée de la bataille d’Actium : Apollon patronne Augst et Riez, de même qu’il a protégé l’empereur. Or, le Grienmatt est érigé sous les Flaviens, et c’est peut-être aussi le cas des Quatre Colonnes de Riez. Le constat de l’éponymat n’indique en rien une antériorité de la ville ou du sanctuaire : la ville peut autant prendre le nom d’une divinité dont le culte préexiste que susciter l’apparition d’une divinité tutélaire ; le cas de la déesse Bibracte à Autun en est une bonne illustration639.

Ces sanctuaires sont reconnus comme représentatif de la communauté urbaine, au point qu’elle les intègre au culte public. A Clermont-Ferrand, elle le rapproche de l’habitat et lui donne une ampleur rarement atteinte en Gaule. Ce phénomène interdit toute antériorité du sanctuaire par rapport à la création des capitales, dont l’identité ne peut se construire qu’après leur fondation à l’époque augustéenne. C’est alors seulement qu’elles peuvent se renvoyer à elle-même l’image d’une communauté bien perceptible et organiser un culte dans un sanctuaire que nous qualifions d’éponyme, en résonance à l’expression d’Ausone qualifiant Divona de ‘Genius urbis’ pour la ville de Cahors640. L’idée est bien celle d’un sanctuaire et d’une divinité tutélaire qui renvoie à la communauté urbaine une projection de sa propre image et, le Génie pour les Romains s’exprime justement dans le portrait641. Le Genius est l’expression sacrée de la collectivité urbaine, son double divin, une manière de se vouer un culte à soi-même :

‘c’est une manière d’exprimer par une allégorie sacrée l’esprit de corps des communautés’ 642 .

C’est bien cet esprit de corps qu’il s’agit de réveiller dans les capitales et si tous les sites sont précisément à des sanctuaires liés à l’eau, c’est parce qu’ils créent un attachement au territoire nécessaire à établir dans des villes nouvelles.

Leurs caractéristiques topographiques en font d’ailleurs des lieux de culte proches de l’espace urbain, mais à l’écart des principales voies de sortie. Le Sablon est distant de près de 2,5 km du centre de Metz, mais il a dans son voisinage des habitats et des nécropoles formant un faubourg très développé au sud de la capitale. On peut qualifier leur position par rapport à l’espace urbain par la proximité et l’isolement. En dernière remarque, il semble que cette catégorie de sanctuaires, qui d’une manière générale a sa place en milieu rural, a aussi vocation à être implantée en périphérie de ville, lieu de représentation des identités urbaines. En outre, le suburbium offre un intéressant compromis entre ville et territoire pour des citadins qui vont honorer les eaux ou jouir de leurs bienfaits en accomplissant leurs actes de piété. Certains sanctuaires peuvent prendre une monumentalité conséquente, reflétant l’importance qu’ils prennent dans le culte public, et tous participent de la construction de l’identité de la communauté vivant dans la capitale.

Notes
627.

Scheid J., 1992, note 37 p. 35.

628.

Toutain J., 1917-1920, p. 337. Sébé-Blétry S., 1985, p. 241sq. Rousselle A., 1990, p. 43.

629.

Bourgeois C., 1992b, p. 201-247.

630.

Gros P., 1984, p. 123-134.

631.

CIL XII, 3070, 3072, 3093, 3095, 3096.

632.

CIL XII, 3076.

633.

CIL XII, 3070 et 3072.

634.

CIL XII, 3108 et 3109.

635.

CIL XII, 3134.

636.

Pour Divona : I, p. 48, 95 et II, p. 488.

637.

AE 1974, 435 = AE 2000, 1030. Berger L., 2000, p. 18-19.

638.

I, p. 48-49.

639.

Lejeune M., 1990, p. 76-79.

640.

Ausone, Ordo urbium nobilium XX, 32.

641.

Meslin M., 1984, p. 140.

642.

Lepelley C., 1992, p. 126. Censorinus, De die natali III, 1 : ‘Genius est deus, cuius in tutela ut quisque natus est vivit’ (= le Génie est un dieu sous la protection duquel vit tout ce qui est né).