2) Le Cigognier à Avenches

[Le Cigognier à Avenches658]

a) Caractéristiques

L’historiographie s’est beaucoup intéressée au sanctuaire suisse du Cigognier et les gloses ont été nombreuses. Avant de rappeler les principales directions qu’elles ont prises durant ces trois dernières décennies, nous nous contenterons d’abord d’observer le sanctuaire en lui appliquant les mêmes critères d’analyse qu’au reste de notre corpus. Ce faisant, nous considérons que le cas helvète ne doit pas être analysé comme une exception, mais au regard des similitudes qu’il possède avec d’autres sanctuaires périurbains ; seul le recours aux parallèles en révèlera les originalités.

Ilsemble en effet possible d’élargir un certain nombre des réflexions précédentes au Cigognier. Pourtant, son implantation topographique est différente, puisque le sanctuaire est construit dans une dépression marécageuse et n’est pas en position dominante par rapport à l’espace urbain. Pour autant, nous devons remarquer que malgré sa construction tardive (extrême fin du Ier siècle), on a fait l’effort de l’installer en bordure de la trame urbaine, alors qu’y préexistaient des habitats qu’il a fallu détruire. Une seule entrée dans le péribole a été repérée archéologiquement : elle se situe dans le prolongement du portique nord-ouest du péribole, du côté de la ville ; un decumanus en permettait l’accès. Cette entrée accentue le lien entre l’espace urbain et le sanctuaire, qui, contrairement à celui de La Grange-des-Dîmes, tourne complètement le dos à la grande voie d’entrée dans la ville. De plus, la double-galerie monumentale construite entre la voie et le sanctuaire permet de distinguer davantage encore l’ensemble cultuel du reste de ce faubourg d’Avenches, pour l’associer plutôt à l’espace urbain avec lequel il est en continuité. Les deux fana du Lavoëx et le grand enclos construits deux générations plus tard contribuent encore à fermer l’ensemble de la vue du voyageur venant de l’extérieur et le tournent davantage vers la ville, d’autant qu’un mur existait peut-être entre le théâtre et le grand enclos659. Enfin, l’orientation du sanctuaire est pour ainsi dire la même que celle de la trame urbaine et ne reprend pas l’infléchissement de la voie. Là encore, la différence est nette avec l’ensemble de La Grange-des-Dîmes.

La construction du Cigognier répond à un projet préalablement défini et exécuté d’un seul jet, en concomitance avec le théâtre qui lui fait face. L’axialité de l’ensemble théâtre-temple est d’une grande précision et l’espace entre les deux édifices est laissé libre tout au long de l’histoire de la fréquentation du lieu. L’enrichissement du projet par la construction du Lavoëx ne vient en rien contrevenir à ces dispositions.

Par ailleurs, la disposition intérieure du sanctuaire laisse présumer une importante hiérarchisation des espaces, reflet de la hiérarchie des communautés qui fréquentent le lieu de culte. Cette grande place, entre sanctuaire et théâtre peut accueillir de grands rassemblements populaires. Le petit espace au-devant de l’aire sacrée, assimilable à une avant-cour, servait aux dépôts des offrandes privées. Nous avons évoqué l’absence de dépôts votifs dans les sanctuaires de l’Herrenbrünnchen, du Schönbühl et de Tongres. Ici, le mobilier votif est confiné à l’intérieur de cet espace ; le reste du péribole – la véritable aire sacrée – n’en a pas livré. A l’intérieur, la cour se distingue bien des portiques qui l’entourent, puisqu’il y a une importante différence de niveaux de sol qui n’est compensée par aucun escalier : la communication entre la cour et les portiques est donc impossible. Ces portiques sont accessibles seulement par les gradins menant au temple ou par l’entrée latérale. Les espaces distincts offrent des possibilités de mise en scène et l’hypothèse de processions associant le buste en or de Marc Aurèle retrouvé dans l’area sacra n’a rien d’improbable. Le transport d’effigies impériales des sanctuaires jusqu’aux théâtres est une pratique bien établie dans la partie orientale de l’Empire, qu’on ne peut que supposer en Occident660. En outre, la configuration du Cigognier se prête particulièrement bien à la tenue de processions, puisqu’une allée relie directement le temple à la scène du théâtre. L’empereur est bien présent dans l’iconographie de l’édifice de spectacle ; dans le sanctuaire, M. Bossert suppose l’existence d’une statue colossale en bronze à l’effigie d’un empereur non identifié à partir des fragments retrouvés661.

Le temple chapeaute le tout de sa monumentalité ; il est long de 35 m et large de 17 m, édifié sur un podium massif ; sa cella est précédée d’un vestibule. Le plan, probablement prostyle, est donc vraisemblablement classique, ce qui nous renvoie aux remarques de la section précédente662. Il faut aussi insister sur la porticus triplexqui enserre le temple, modèle canonique des constructions monumentales de l’Empire, qu’on retrouve en particulier dans la conception des forums de province et dont la réussite la plus aboutie est le Templum Pacis de Vespasien663.

Au final, bien des éléments permettent de considérer le sanctuaire du Cigognier comme appartenant à la série des sanctuaires tutélaires que nous avons précédemment mis en évidence :

  • la relation topographique forte entre le sanctuaire et la ville,
  • le rapport distendu aux voies de sortie,
  • la monumentalité et les références romaines dans la conception architecturale,
  • les marques de déférence à l’égard du pouvoir central,
  • le traitement réservé aux offrandes privées,
  • la datation antonine de l’ensemble.

Il paraît donc relativement évident que la divinité honorée au Cigognier rassemble la communauté avenchoise. Ce résultat est en franche rupture avec l’unanimité prévalant dans l’opinion des chercheurs pour lesquels Le Cigognier est le lieu de rassemblement du territoire helvète dans son entier. C’est cette hypothèse qu’il nous faut désormais discuter.

Notes
658.

II, p. 273-281.

659.

Matter G., 2007, p. 56-57.

660.

I, p. 130.

661.

Bossert M., 1998, p. 98 et II, p. 280-281.

662.

I, p. 99-98.

663.

Etienne R., 1985, p. 10. Bridel P., 1982, p. 147-151. Trunk M., 1991, p. 100-101.