b) Civitatis vel coloniae vel urbis templum

Déjà G.-T. Schwarz en faisait le ‘sanctuaire national’ des Helvètes664, et après lui P. Bridel665, R. Etienne666, M. Fuchs667 ou encore W. van Andringa668. Aucun argument décisif ne peut être avancé à l’appui de cette thèse, puisque l’épigraphie ne fournit aucun élément. La monumentalité et la conception d’ensemble du site, la présence de théâtre et la découverte du buste en or sont les raisons généralement avancées. Pour P. Bridel, il est le pôle accueillant les divinités indigènes helvètes qui fait contrepoids au centre civique de la capitale : il permet la survie de la civitas en tant qu’entité indépendante et autonome, en face de la colonie nouvellement créée. L’auteur admet d’ailleurs la fragilité de ses conjectures en l’absence de tout indice épigraphique et archéologique.

C’est avec la même prudence que W. van Andringa avance ses arguments ; il rappelle que la seule divinité attestée au Cigognier est Mars Caturix, vénéré dans certains vici helvètes669 et qui possède des sanctuaires dans le sud du territoire670. Mars Caturix est comparé par le chercheur aux Mars des pagi du sanctuaire de l’Irminenwingert. Pourtant, le Mars Caturix du Cigognier n’est que le destinataire d’un autel secondaire offert par un particulier (un lapicide) et n’est associé à aucune entité juridique, ni à Avenches ni dans le territoire de la civitas. Aucune source ne permet d’ériger ce dieu en Mars helvète qui serait au sommet du culte public de la colonie par l’action de la riche gens des Camilli qu’il patronnerait. Cette hypothèse s’établit sur un parallèle avec les cas trévire et riédon et ne repose donc pas sur des témoignages concrets671.

Nous l’avons vu, les caractéristiques topographiques du sanctuaire invitent plutôt à le rattacher à la ville d’Avenches, et non au territoire helvète. Nous verrons plus tard que les choix de configuration des sanctuaires ouverts sur le territoire sont complètement différents et que les sanctuaires eux-mêmes présentent d’autres particularités672. Toutefois, faire du Cigognier le lieu de culte réunissant la communauté d’Avenches pose une série de questions liées au statut même de la ville. Le statut de colonie est à l’évidence une faveur accordée par Vespasien en 71/72, suite à l’action des Helvètes à l’encontre de Vitellius lors de la crise de 69673. La nouvelle Colonia Pia Flavia Constans Emerita Helvetiorum Foederata est-elle alors circonscrite au territoire d’Avenches seule ou à l’ensemble de la civitas des Helvètes ? La question a suscité maints débats et aucune réponse ne fait aujourd’hui encore l’unanimité674. Partant du principe que la cité des Helvètes n’est pas une exception par rapport aux autres colonies de Gaule, nous retenons pour notre part les arguments avancés par M. Dondin-Payre, pour qui colonia et civitas sont une seule et même réalité :

‘un territoire ayant sa propre structure administrative, avec un chef-lieu où siègent les instances gestionnaires : le statut juridique ne découle pas du vocabulaire, mis à part le fait que colonia, traduction d’une promotion supplémentaire, exclut, pour la cité, la condition pérégrine (sans qu’on puisse dire si ce titre a été conféré à toutes les cités dotées du droit latin)’ 675 .

La titulature de la colonie inclut le terme Helvetiorum qui renvoie malaisément à la ville seule. Il est vrai que pour résoudre la difficulté, on peut avancer que le génitif latin signifie un locatif (la colonie est implantée chez les Helvètes), tout autant qu’un partitif (la colonie est composée d’Helvètes)676. Pourquoi alors comprendrait-on l’expression différemment des nombreuses attestations du terme civitas suivi du nom du peuple au génitif partitif ? Enfin, il faudrait encore envisager que la ville présente une double juridiction, puisqu’elle serait à la fois colonie et capitale d’une cité au statut différent. En théorie, la conséquence devrait en être l’existence d’un double cursus honorum, voire de deux forums et un tel cas de figure est inconcevable. Toutefois et pour ne pas simplifier le problème, il faut rappeler les éléments qui obscurcissent le dossier. Une inscription découverte à Avenches mentionne les coloni Aventicenses 677, P. Le Roux évacue la difficulté en avançant que l’inscription est tardive et que le nom d’Avenches peut être utilisé pour nommer la cité dans son entier678.

La présence dans la ville d’un curator colon(-), attestée par trois inscriptions, vient encore brouiller le tableau679, puisque cette charge n’est connue nulle part ailleurs. Apparemment cette singulière curatelle impose de rendre hommage à Aventia, car les curateurs apparaissent systématiquement en liaison avec le culte d’Aventia, personnification de la ville. L’un d’entre eux, Caius Julius Primus, est un trévire fait citoyen vraisemblablement suite à un affranchissement, de même que le dénommé Publius Domitius Didymus, dont le cognomen trahit l’origine servile. La question de l’origine de l’identité du groupe reste entière680, même si un début d’explication résiderait dans une dédicace à Aventia trouvée près d’Avenches et offerte par un colon de Nyon681. Cette inscription n’est cependant pas en soi un argument décisif pour faire des colons une communauté d’étrangers résidant dans la capitale helvète. Une autre interprétation, proposée par J. Krier, doit retenir l’attention682. Ce dernier constate l’origine modeste des curateurs, qui pourraient être non pas des curatores colonorum d’une association de colons extérieurs au territoire helvète, mais des curatores coloniae, chargée essentiellement d’obligations rituelles envers Aventia au nom de la colonie. L’origine trévire de l’un d’eux s’explique alors difficilement, si bien qu’aucune solution n’est réellement satisfaisante. Il semble pourtant que l’hypothèse de J. Krier pourrait se trouver confirmée par le parallèle non encore exploité de ces inscriptions avenchoises avec une dédicace découverte à l’Altbachtal683. Le texte mentionne l’expression incomplète C[---] / coloniae ; suit ensuite une liste de noms de porteurs de duo nomina à forte tonalité indigène. L’objet de la dédicace est l’offrande d’une exèdre située devant le temple de Ritona (n° 6).

Un autre problème provient de l’existence d’incolae Aventicenses dans l’épigraphie helvète684. Ce groupe désigne en principe des citoyens étrangers et domiciliés dans la ville685. Le domicilium qu’ils ont obtenu implique qu’ils sont relativement intégrés à leur cité d’accueil. Ils entretiennent des liens de déférence réciproque avec le groupe des colons, puisque le curator colon(-) associe l’hommage à Aventia au Genius incolar(um) et que les incolae remercient en retour l’un des curateurs686. La présence d’un Genius fédérant leur culte va dans le sens d’une grande organisation de ce groupe, qui joue peut-être un rôle dans le fonctionnement des institutions locales à l’image des incolae de Malaca autorisés à voter687.

Enfin, six curatores civium Romanorum conventus Helvetici sont attestés. Quatre ont été retrouvés sur le territoire688, et deux à Avenches689. Leur présence est antérieure à la promotion coloniale690. Ces conventus de citoyens romains sont bien connus, puisqu’ils existent ailleurs dans l’Empire. Il s’agit de citoyens installés dans une cité pour leurs affaires et qui défendent leurs droits en intégrant un conventus, institution officielle gérée par un curateur. Ce dernier est choisi en principe parmi les aristocrates locaux. Chez les Helvètes, les curateurs attestés sont encore sacerdos Augstalis, magister, curateur de vicus, duumvir… Leur fonction est de représenter les citoyens auprès des institutions de la cité qui les accueille, car leurs intérêts ne sont pas assurés si la cité est pérégrine. Leur présence perdure chez les Helvètes même après la promotion coloniale, ce qui s’explique seulement si la colonie a une juridiction latine. Les cives se regroupent généralement autour de cultes qui leur sont propres, affirment souvent leur allégeance au pouvoir central, mais peuvent aussi participer aux dévotions locales, auxquelles s’associent alors les indigènes691. Une fois qu’ils obtiennent le domicilium, ils intègrent le groupe des incolae.

Les trois groupes cités sont suffisamment organisés pour avoir une présence bien visible dans l’épigraphie et ils illustrent la diversité des communautés résidant à Avenches même. Chacune d’elles doit avoir une place précisément définie au sein de l’ensemble et entretient avec les autres groupes des liens de reconnaissance officielle, notamment par le biais de la religion.

Si nous revenons au Cigognier en tant que lieu de culte réunissant la communauté d’Avenches, il faut prendre en considération la pluralité juridique des habitants qui la composent. Nous avons insisté sur la forte structuration des espaces liés au sanctuaire, structuration qui doit refléter une hiérarchisation importante de la population fréquentant le lieu de culte. Celle-ci se retrouve précisément à Avenches, même si l’épigraphie ne permet pas d’en montrer tous les ressorts. Le sanctuaire du Cigognier rassemble autour d’une divinité dont on ne connaît pas l’identité les différentes composantes de la ville. Ces dernières trouvent également une unité autour du culte impérial dont nous avons vu l’importance, tant dans l’area sacra du sanctuaire que dans le théâtre.

Notes
664.

Schwarz G.-T., 1964, p. 67 : ‘Der Tempel der Helvetier’.

665.

Bridel P., 1982, p. 155sq qui y voit le lieu de rassemblement du concilium civitatis Helvetiorum. L’hypothèse a été réaffirmée en d’autres termes récemment : Bridel P., 2007, p. 51 et Bridel P., Matter G., 2008, p. 58.

666.

Etienne R., 1985, p. 19sq pour lequel le sanctuaire sert à réunir toutes les composantes de la cité.

667.

Fuchs M., 1992, p. 22, qui considère aussi Le Cigognier comme le lieu de réunion des Helvètes.

668.

Van Andringa W., 1994, p. 182-183 qui l’analyse, à la manière de l’Irminenwingert, comme un lieu de représentation de certaines entités du territoire helvète.

669.

Yverdon : CIL XIII, 5054 et 11473. Marsens : CIL XIII, 5035.

670.

CIL XIII, 5046 à Nonfoux. Pour un état des lieux des attestations de Mars Caturix en territoire helvète : Luginbühl T., 2006, p. 65-67 et fig. 1 p. 64.

671.

Contra : Van Andringa W., 2002, p. 147-149. Voir les nuances apportées par Luginbühl T., 2006, p. 67.

672.

I, p. 112-163.

673.

Tacite, Histoires I, 68-69.

674.

La question se pose dans les mêmes termes pour la colonie du Trèves : Wolff H., 1977, p. 213sq.

675.

Dondin-Payre M., 1999, p. 140.

676.

Le Roux P., 1992, p. 190.

677.

 CIL XIII, 5102.

678.

Le Roux P., 1992, p. 190.

679.

CIL XIII, 5071 : Deae Avent(iae) / C(aius) Iul(ius) Primus / Trevir / cur(ator) col(oniae) item / cur(ator) IIIIIIvir(um) / de suo posuit / [---/ ---]RII[---] / l(ocus) d(atus) d(ecreto) [d(ecurionum)].

CIL XIII, 5072 : Deae Avent(iae) / T(itus) Tertius / Severus / cur(ator) colon(iae) / idemque all(ector) / cui incolae / Aventicens(es) / prim(o) omnium / ob eius erga / se merita / tabulam arg(enteam) / p[ub]l(ice?) / posuer(unt) / donum d(e) s(ua) p(ecunia) / ex HS V(milibus)CC l(ocus) d(atus) d(ecreto) d(ecurionum).

CIL XIII, 5073 : Deae Aventiae /et Gen(io) incolar(um) / T(itus) Ianuarius / Florinus / et P(ublius) Domitius / Didymus / curatores col(oniae) ex stipe annua / adiectis de suo / HS n(ummum) I(mille)D.

680.

Von Berchem D., 1981, p. 224. Frei-Stolba R., 1999, p. 85-87.

681.

AE 1925, 2 : Deae / Aventiae / Cn(aeus) Iul(ius) / Marcellinus / Equester / d(e) s(uo) p(osuit).

682.

Krier J., 1981, p. 67-70.

683.

I, p. 89 et II, p. 215. AE 1928, 184 = AE 1941, 169. BRGK 1927, n° 26. CSIR, IV, 3, n° 423.

684.

Attestée par les inscriptions CIL XIII, 5072 et 5073.

685.

Digeste L, 1, 5, 35.

686.

L’hypothèse de D. van Berchem de voir dans ces incolae des représentants du territoire helvète, citoyens de statut inférieur aux coloni d’Avenches, n’est plus retenue aujourd’hui. Van Berchem D., 1982, p. 126-127.

687.

CIL II, 1964, article 53.

688.

CIL XII, 2618 ; CIL XIII, 5013, 5026 ; AE 1946, 255.

689.

CIL XIII, 11478 et AE 1967, 326.

690.

Van Andringa W., 1998, p. 170. Frei-Stolba R., 1999, p. 80-81.

691.

En dernier lieu : van Andringa W., 2003, p. 49-60.