3) Conclusion

Que ce soit à Tongres, Trèves, Augst, Avenches, et peut-être à Reims, Evreux et Besançon, la présence de cultes municipaux est une preuve du succès de la politique impériale d’urbanisation dans les régions concernées. Certaines capitales se sont créé une identité cultuelle propre qui peut associer des divinités indigènes à l’idéologie impériale, dans des édifices monumentaux comparables aux capitoles dans leurs fonctions protectrice et identitaire. Ils révèlent donc un processus de romanisation et d’urbanisation particulièrement abouti pour les communautés concernées, qui ont toutes un statut juridique très avantageux (fig. 14).

Un statut juridique avantageux n’est pas une condition nécessaire à l’érection d’un sanctuaire tutélaire : la promotion juridique n’impose pas une telle obligation698. L’exemple de Tongres, qui devient municipe après la construction de son temple, en est une preuve. Une large autonomie est accordée aux colonies et municipes ; les Leges d’Espagne le révèlent. Si la loi d’Urso, datée du dernier siècle de la République, impose un culte à Jupiter, Junon et Minerve699, la loi flavienne d’Irni prescrit seulement l’organisation du culte impérial700. L’octroi de privilèges doit se comprendre selon les cas comme une cause (Augst, Avenches, Reims et Besançon ?) ou une conséquence (Tongres, Trèves) de la réussite de la politique d’intégration dans l’Empire. Cette intégration réussie implique un processus d’urbanisation aboutie dès le début de l’époque antonine. En d’autres termes, c’est moins le statut juridique que le degré d’organisation communautaire qu’il faut prendre en compte701.

En dernier lieu, la position périurbaine est la mieux adaptée pour ces sanctuaires tutélaires car c’est elle qui privilégie l’expression des identités urbaines, mais elle n’est sûrement pas systématique. Ce type de sanctuaire peut se retrouver en plein centre urbain et le cas de la Tour de Vésonne doit être rappelé ici. L’étude du monument a été récemment reprise par un collectif de chercheurs702. Une datation du règne de Trajan a pu être proposée, ainsi qu’une identification de la divinité tutélaire, comme la Tutela attestée par plusieurs inscriptions découvertes à Périgueux même. Cependant cette Tutela ne peut être la Tutelle de la civitas libera des Pétrucores703, mais plutôt la Tutela Vesunna Augusta, personnification de la ville bien attestée dans l’épigraphie, à la différence d’une Tutela Petrucoriorum moins réelle que supposée704. La Tour a été construite en plein cœur de la capitale, immédiatement à côté du forum. Sa construction a entraîné des expropriations, comme au Cigognier. Ce sanctuaire monumental adopte d’autres solutions architecturales et topographiques, mais se prête au même discours interprétatif.

Ces sanctuaires tutélaires sont l’avatar le plus abouti d’un mouvement qui commence dès l’époque augustéenne avec l’apparition simultanée de capitales à l’urbanisme standardisé. L’espace urbain est chargé d’une symbolique figée et impersonnelle, tournée vers l’expression du culte impérial orchestrée par les élites. C’est dans ce cadre que les urbes doivent s’inventer une identité et elles trouvent dans leur pourtour le lieu idéal pour le faire en construisant des sanctuaires qui les représentent705. La périphérie urbaine est l’antithèse exacte de nos périphéries actuelles, où les villes rejettent les éléments qu’elles refusent d’intégrer. En Gaule romaine, la banlieue sert de miroir dans lequel la ville et ses habitants se reflètent, que ce reflet serve de trait d’union avec un passé oublié par le reste de l’urbanisme, qu’il soit destiné à impressionner les voyageurs de passage ou dû à l’enracinement dans un sol nouvellement investi par le biais d’un culte lié aux eaux, qu’il soit issu d’une juxtaposition de cultes réunissant dans un même lieu plusieurs entités urbaines ou encore qu’il soit l’image magnifiée d’une communauté acquise au pouvoir de Rome. Les multiples facettes de ce reflet se façonnent au cours des décennies suivant les créations des urbes, à mesure qu’elles se constituent une identité propre.

Les lieux de culte de la périphérie prennent à l’époque flavienne une envergure remarquable qui s’accentue sous la dynastie des Antonins, à l’image des identités urbaines qui naissent, s’affirment, puis se revendiquent. Loin d’être la manifestation d’une ‘résistance gauloise’, comme pourrait le faire croire la forte proportion de divinités indigènes, il nous semble au contraire que le phénomène s’observe avant tout dans les communautés urbaines fortement romanisées qui ont su parfaitement s’adapter au système impérial.

Notes
697.

Le Roux P., 1992, p. 185.

698.

Les capitoles africains font d’ailleurs l’objet du même commentaire : Kallala N., 1992, p. 185-196.

699.

CIL II, 5439. ILS , 6087. AE 1946, 123 (articles 70-71). Rüpke J., 2006, p. 22.

700.

AE 1986, 333, article 92. Sur l’effacement de la triade capitoline au profit du culte impérial : Gros P., 1987, p. 112sq.

701.

A l’image de ce qu’avait démontré S. R. F. Price dans la répartition du culte impérial en Asie mineure : Price S. R. F., 1984, p. 79sq.

702.

Bost J.-P. et al., 2004, p. 13-52.

703.

Bost J.-P. et al., 2004, p. 14-17. CIL XVII, 369.

704.

ILA-Pétrucores 11 = CIL XIII, 956 ; ILA-Pétrucores 12 = CIL XIII, 11038, 11039, 11041 ; ILA-Pétrucores 16 = CIL XIII, 939 ; ILA-Pétrucores 22 = CIL XIII, 955 ; ILA-Pétrucores 23 = CIL XIII, 972 ; ILA-Pétrucores 24 = CIL XIII, 949 ; ILA-Pétrucores 27 = CIL XIII, 962 et 11045.

705.

On trouve un intéressant parallèle dans les constructions thermales à Rome, nouveaux supports d’un discours politique quand les constructions des fora impériaux s’essoufflent : Zanker P., 1994, p. 265-273.