a) Des lieux de grands rassemblements …

a.1) Superficie des sanctuaires

Les sanctuaires qui nous arrêtent ici ont une aire sacrée qui offre la possibilité de grands rassemblements. La plupart en effet sont de vastes enclos quadrangulaires fermés par des murs de péribole parfois très puissants. A l’Irminenwingert, le mur atteint au nord-est 2,30 m d’épaisseur en fondation afin de contenir les poussées du terrain, mais également pour assurer une hauteur d’élévation suffisante rendant toute communication visuelle impossible entre l’intérieur et l’extérieur de l’aire sacrée. Au sanctuaire de Bagnols à Alba, le mur sud du péribole a pu être observé par les fouilleurs sur une hauteur de 3 m.

Pour beaucoup, les surfaces ainsi encloses dépassent l’hectare (fig. 22) et placent nos sites parmi les plus vastes sanctuaires de Gaule romaine801. Toujours à l’Irminenwingert, la cour aux petites chapelles couvre 1 ha et cette surface se trouve doublée par la construction du grand sanctuaire à Lenus Mars. Au Vieil-Evreux, la superficie de l’aire contenant les temples atteint près de 4 ha, mais cette aire est précédée d’un enclos de 2 ha. Enfin, avec ses 9 ha, le probable sanctuaire de La Motte du Ciar près de Sens pourrait s’avérer le plus vaste site cultuel de toutes les provinces gallo-romaines.

A l’intérieur de l’enceinte, la position du ou des temples est un moyen de dégager des espaces libres, puisqu’ils sont construits au fond des aires cultuelles. Le plus souvent donc, on les trouve à l’ouest, libérant de la place devant le temple immédiatement après l’accès dans l’aire sacrée. Il en est ainsi à La Bauve à Meaux, à Montmartre, devant le temple de Lenus Mars à l’Irminenwingert ou encore à Allonnes. Dans ce dernier exemple, le portique de fond s’arrondit en abside formant comme un écrin pour recevoir le temple dans son dernier état. A Jublains, le temple de La Tonnelle est au sud de l’aire sacrée, dégageant un vaste espace au nord, qui n’a cependant pas été entièrement fouillé. Enfin, le Haut-Bécherel à Corseul propose une solution plus aboutie : le temple a été rejeté en arrière de l’espace quadrangulaire délimité par le mur de péribole, afin de ne pas empiéter sur la cour entourée du portique.

A Allonnes, une fontaine monumentale hexagonale occupe le centre de la cour ; à Trèves, c’est un grand autel. En général pourtant, l’espace est laissé vide de structures : aux Bagnols à Alba, un grand bassin est annexé au IIe siècle le long du portique oriental sans encombrer l’espace de la cour ; de même à Jublains, une fontaine semi-circulaire a été aménagée le long du portique devant le temple.

Enfin, le curieux édifice décagonal du Mesnil vers Vieux doit certainement être compris comme un lieu de rassemblement puisqu’il est constitué d’une galerie de 3,50 m de large entourant une cour de 1400 m2 environ. Après une destruction par incendie à une date inconnue, le site est reconstruit plus modestement, mais la cour délimitée par la galerie reste vide d’aménagement. Pour chacun des deux états, une ou plusieurs annexes sont aménagées au sud et à l’extérieur de l’ensemble, sans empiéter sur l’espace central.

Les aires sont grandes et dégagées et un ordre rigoureux régit leur organisation interne. Le sanctuaire du Vieil-Evreux est composé d’une très vaste enceinte qui enserre trois temples, à l’avant de laquelle se trouvent deux autres cours. Ces cours, apparemment vides de structure, ne peuvent se comprendre autrement que comme un lieu de rassemblement, pour une foule venant assister à des célébrations qui provoquent un afflux conséquent. Sa surface de 2 ha laisse deviner l’ampleur des événements qui s’y déroulaient.

Dans le même ordre d’idée à La Motte du Ciar, un mur sépare la cour quadrangulaire de l’espace en hémicycle au centre duquel a peut-être été construit un temple. Le mur a une épaisseur de 1,80 m et le centre de la grande cour de 8 ha est occupé par un bassin long de 84 m. Les structures du site sont mal connues, mais de telles proportions permettent de faire des rapprochements avec le sanctuaire du Vieil-Evreux et de restituer ainsi deux cours bien distinctes l’une de l’autre.

Sans présenter la même lisibilité qu’au Vieil-Evreux, le sanctuaire de La Bauve possède une disposition originale qui prête à une analyse similaire. En effet, l’espace sacré est divisé en deux par un puissant mur transversal de 2,75 m d’épaisseur ; en son centre, il possède un large renflement de 4 m de large, peut-être pour un autel. Même si ce mur a une fonction de soutènement évidente, il établit aussi une division dans l’aire sacrée avec à l’ouest l’espace des temples et à l’est un lieu ménageant la possibilité de rassemblements. Ces deux espaces peuvent même avoir des statuts différents, la proximité des temples étant peut-être d’accès réservé. Dans l’enceinte de Lenus Mars à Trèves, l’area sacra est également très distinctement divisée en deux : le temple étant construit sur une terrasse à un niveau supérieur à la partie orientale de l’aire. La division s’opère également par un puissant mur transversal de plus de 3 m de large composé de trois massifs de maçonnerie accolés. Des marches assurent le passage d’une terrasse à l’autre. Cet ordonnancement est encore accentué dans le courant du IIIe siècle avec l’excavation de la terrasse orientale à un niveau inférieur de 2,50 m par rapport à la terrasse du temple accessible par un escalier monumental. Dans tous ces cas, il y a un fort pendage du terrain à compenser, nécessitant la construction d’un mur transversal qui cloisonne les espaces tout en créant une hiérarchie entre eux.

Dans la littérature antique, certains textes illustrent combien les sanctuaires peuvent avoir ce rôle de lieu de rassemblement. Tous ne sont pas du même ordre. Le plus souvent, ils sont occasionnés par les célébrations religieuses. A Ségeste par exemple, au cours du dernier siècle de la République, Cicéron rapporte notamment la multitude des femmes de la cité qui se regroupent autour de la précieuse statue de Diane, volée ensuite par Verrès802. Pline explique qu’une foule nombreuse se rassemble dans le sanctuaire de Cérès situé sur ses terres le jour de sa dedicatio 803. A Rome les temples peuvent réunir aussi des assemblées politiques. A l’époque de la République, le sénat se rassemble dans le sanctuaire de Jupiter Capitolin ou de Castor sur le forum 804. Sous l’Empire, les sanctuaires d’Apollon Palatin, de la Concorde ou de Mars Ultor deviennent des lieux habituels de réunion pour les pères conscrits805. Certains lieux de culte sont réservés à des décisions spécifiques. Le temple de Mars Ultor, qui focalise tout l’espace du forum d’Auguste, devient le lieu où le sénat délibère pour déclarer les guerres, ratifier les accords de paix, ou autoriser la tenue des triomphes. Les sénateurs se placent sous la protection de Mars pour éclairer leurs sentences, en vertu de sa spécialité en matière de guerre. Les comices tributes, qui se réunissent normalement dans le comitium, espace inauguré, comme la curie, ont pu aussi à l’occasion se tenir près des temples de Castor et du Divin Jules806.

En dehors des assemblées officielles, le sanctuaire de Jupiter Capitolin a été le centre d’un rassemblement important lors de la réaction du parti des patriciens conduite par le Grand pontife Scipion Nasica contre les réformes de Tib. Gracchus en 133. Les portiques que Nasica avait fait préalablement construire autour du temple ont dû servir de protection à la foule à cette occasion ; ce sont les premiers portiques attestés dans les textes807.

Les exemples de ce type pourraient être multipliés et nul doute que nos sanctuaires devaient donner lieu à de telles célébrations rassemblant les foules. Pourquoi ne pas aller jusqu’à y restituer la tenue de réunions pour des assemblées politiques périodiques, telle que l’épigraphie semble le suggérer ? Les portiques dans ce cas ont un rôle important à jouer.

Notes
801.

Fauduet I., 1993a, p. 38-39, et 1993b, p. 105.

802.

Cicéron, Les Verrines IV, 35, 77 : ‘Conventum mulierum’.

803.

Pline le jeune, Epistulae IX, 39, 2.

804.

Rappelons que la curie est un templum (Varron, De Lingua latina V, 155 et Tite-Live, I, 30, 2).

805.

Stambaugh J. E., 1978, p. 581.

806.

Plutarque, Caton le Jeune XXVII. Dion Cassius, Histoire romaine LIV, 35, 4-5 et LVI, 35-41.

807.

Velleius, Historiae romanae II, 1, 2 et II, 3, 1-2.