b) … mais peu de dévotions privées

Ce constat doit cependant être précisé. Tout d’abord, certains sites ne peuvent véritablement être exploités en raison de publications trop partielles sur le point précis des rites, c’est le cas au Haut-Bécherel notamment. Il en va de même pour des sites fouillés anciennement, tels que le sanctuaire de Montmartre, La Genetoye ou le Vieil-Evreux. Autour de la tour de Janus par exemple, la bibliographie mentionne bien des découvertes de mobilier épars, mais sans contexte, il est délicat d’en conclure à du mobilier votif.

De même au Vieil-Evreux, si la pratique de l’ex-voto est attestée par deux dédicaces à Gisacus et par des objets découverts près des temples (anneaux surtout), ces derniers sont mal datés. Des pièces en bronze de haute antiquité et d’une qualité d’exécution remarquable ont été retrouvées également dans les salles de la galerie entre le temple principal et le temple sud : elles ne font certainement pas partie d’une cachette821, mais d’un trésor que le sanctuaire expose, même si elles ont pu ensuite être enfouies dans un remblai ou une favisa 822. On sait qu’à Rome, nombre de sanctuaires conservent des pièces anciennes, grecques notamment ; les statues, peintures, antiquités sont bien souvent préservées dans des lieux de culte, Pline l’ancien en montre maints exemples dans ses livres consacrés à l’art grec823. Une telle fonction au Vieil-Evreux ne déparerait pas au vu de l’importance du sanctuaire et de la religiosité qui devait y être attachée.

D’autres sites donnent des renseignements plus tangibles sur les pratiques votives et celles-ci doivent être observées de manière chronologique. Le mobilier votif est surtout abondant jusqu’à la fin du Ier siècle. Ensuite, la diminution des sources a pu faire conclure par exemple à un étiolement de la fréquentation. Cette hypothèse a été avancée pour le site du Mesnil, où les dons (essentiellement des anneaux) sont surtout datés de l’époque julio-claudienne ; le site aurait ensuite été détruit au profit d’un sanctuaire urbain supposé mais non avéré824. Pourtant, les structures ne sont pas abandonnées. Au contraire, les observations faites sur les dépôts votifs de Jublains, Meaux et Allonnes invitent à une conclusion différente ; nous allons nous y intéresser maintenant.

A Jublains, aucun mobilier votif n’a pas été retrouvé à l’intérieur de l’area, mais il faut rappeler que le sanctuaire n’a pas été fouillé dans sa totalité. Pour l’essentiel, le mobilier provient d’une zone de dépôts située à l’extérieur de l’enceinte, près de l’entrée occidentale du sanctuaire. La date des dépôts ne dépasse pas le début du IIe siècle. A Meaux, pour la période gallo-romaine, le sanctuaire de La Bauve a livré du mobilier en quantité, principalement réuni dans les couches de démolition de la seconde moitié du IVe siècle ; une faible partie date du IIe siècle, il couvre surtout la période des IIIe et IVe siècles. Enfin, l’exemple le plus éloquent est celui d’Allonnes, où le mobilier est particulièrement riche pour les périodes préromaine (dépôts d’armes et de monnaies surtout) et julio-claudienne (rituel de la jactatio autour du fanum, dédicaces à Mars Mullo). Avec la monumentalisation du sanctuaire, ces pratiques disparaissent de l’enceinte sacrée au profit de l’édition d’inscriptions éditées par la cité.

Nous excluons que ces sanctuaires cessent d’être fréquentés, puisqu’ils connaissent justement au IIe siècle leur plus grand déploiement monumental. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées à partir de ces constats. On peut tout d’abord opter pour une fréquence des nettoyages qui s’accentue, mais en principe un objet offert à la divinité ne doit pas sortir de l’enceinte sacrée825. Pour nettoyer, on enterre donc le mobilier dans des fosses ou autres lieux de stockage, ou bien on s’en sert comme matériau de remblai. Or, ce n’est pas ce qu’on constate dans les cas étudiés ici.

Un profond changement des pratiques votives pourrait également expliquer le phénomène. Les observations réalisées dans nos sanctuaires rejoindraient alors des évolutions plus générales. Des études ont montré en effet la diminution du nombre d’offrandes et leur changement de nature au cours de la première moitié du Ier siècle : à la place d’objets essentiellement métalliques, comprenant des éléments de parure, des armes miniatures, des monnaies, on trouvera plutôt des autels votifs, de la statuaire, des figurines en bronze ou en terre cuite826. Plus spécifiquement pour la céramique, on constate à partir de Claude la disparition de l’enfouissement des dépôts en grand nombre au profit de dépôts d’objets uniques827. De plus, nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer l’arrêt des dons en grande quantité dans les sanctuaires à source dans la seconde moitié du Ier siècle828. Les changements sont certains et apparaissent au Ier siècle. Ils n’ont donc pas de lien avec ce qui nous préoccupe ici.

En effet, à l’Irminenwingert par exemple, les dons continuent d’être abondants, même dans la seconde moitié du IIe siècle, quand le grand sanctuaire est construit. Les offrandes sont toutefois concentrées dans les petites chapelles du grand enclos sud. L’une d’elles (la chapelle C2) était même aménagée pour prévoir une meilleure exposition des représentations d’enfants, des dédicaces de parents à Mars Iovantucarus et de la centaine de figurines en terre cuite retrouvée… Ainsi, des dévotions privées ont bien lieu, mais dans un espace qui leur est propre. De même au Mesnil, pour chacun des deux états repérés, des annexes sont adossées au portique derrière la galerie, et invisibles de l’espace central ; il est assez vraisemblable qu’elles aient pu servir au stockage d’offrandes. L’originalité des structures de ce site pose en plus le problème de la tenue de rites particuliers.

Il semble donc que dans la gestion des lieux de culte, un effort particulier a été fait pour évacuer le mobilier votif du sein même de l’aire sacrée. A Alba notamment, une cour est aménagée au IIe siècle au nord de la grande exèdre axiale pour servir de lieu de dépôt des offrandes. Dans l’aire sacrée, seuls figurent des objets rares, comme le trait de catapulte et le casque de fer datant de l’époque flavienne, tous deux déposés dans la galerie du fanum où ils étaient sûrement en exposition.

A Jublains et à Allonnes, des figurines en terre cuite ont été dans les deux cas retrouvées dans des petits édifices isolés à l’extérieur de l’enceinte sacrée, au point qu’on a pu parler pour Jublains d’une ‘boutique de marchand829. D’ailleurs à Alba, la question se pose du statut de cette cour : appartient-elle ou non au lieu de culte ?

On s’efforce donc de libérer les espaces intérieurs, dévolus au culte public et aux grands rassemblements, en aménageant des espaces de stockage réservés. A Allonnes par exemple, les pratiques ont changé avec la modification de statut du sanctuaire. On est donc loin de l’image de sanctuaires encombrés de bibelots à l’image de la source du Clitumne décrite par Pline le jeune830. Si le culte est public, certaines pratiques rituelles privées peuvent être interdites au sein même du sanctuaire, mais une divinité à la puissance reconnue par la cité attirera nécessairement les offrandes de particuliers. Le statut d’objets offerts au dieu, mais exclus de l’enceinte du sanctuaire pose tout de même question831. Sans être sacrés, ils sont néanmoins traités comme s’ils l’étaient. A Jublains, en plus de l’édifice aux figurines en terre cuite, les dons ont été rassemblés à un moment donné au début du IIe siècle et enfouis au plus près de l’une des entrées du sanctuaire (à 4 m de l’entrée occidentale), comme si on voulait les rapprocher le plus possible de l’espace sacré : cette pratique rappelle celles des nettoyages opérés régulièrement pour désencombrer les lieux de culte.

La vocation publique des sanctuaires s’en trouve ainsi confortée et nous la retrouverons à travers l’étude de l’architecture des temples qui concentre des efforts de construction conséquents pour produire des résultats tout à fait originaux.

Notes
821.

Selon l’hypothèse de Boucher S. et J.-P., 1988, p. 6.

822.

Gury F., Guyard L., 2006, p. 216.

823.

Pline l’ancien, HN XXXVI, 15sq traitant des chefs-d’œuvre de la sculpture grecque exposés dans les sanctuaires. Stambaugh J. E., 1978, p. 568-587 ; Duret L., Néraudau J.-P., 2001, p. 306-310.

824.

Bertin D., 1977, p. 84.

825.

Hackens T., 1963, p. 71-99 ; De Cazanove O., 1991, p. 208-210 ; Rey-Vodoz V., 2006, p. 223-224. Ovide, Les métamorphoses X, 690-694 ; Aulu-Gelle, NA II, 10 ; CIL IX, 3515.

826.

Rey-Vodoz V., 1991, p. 218-219 et 2006, p. 235-236. Delestrée L.-P., 2005, p. 324-329.

827.

Tuffreau-Libre M., 1994, p. 128-137.

828.

I, p. 95.

829.

Barbe H., 1879, p. 525 et II, p. 376, 386.

830.

Pline le jeune, Epistulae VIII, 8, 7.

831.

Aucun témoignage littéraire n’en fait état, à notre connaissance. On peut rappeler pour mémoire le discours de Tib. Gracchus comparant la sacro-sainteté du tribun de la plèbe à l’inviolabilité des ex-voto : le peuple peut disposer des ex-voto, les déplacer ou les transférer. C’est donc lui qui décide du statut de l’ex-voto, de même que de celui du tribun (Plutarque, Tib. Gracchus XV, 8).