d) ‘Là, tout n’est qu’ordre et beauté’

[‘Là, tout n’est qu’ordre et beauté’842]

L’usage des ordres architecturaux participe de la même volonté de monumentaliser les lieux de culte. Il s’agit de plaire au dieu qui l’habite, mais aussi de solenniser les moments passés dans l’enceinte sacrée. Leur emploi va toujours dans le même sens d’une adaptation du fanum gallo-romain au langage architectural méditerranéen. Ils ne se limitent toutefois pas au temple, puisqu’ils sont utilisés pour les entrées et les portiques.

Malheureusement, le travail des chaufourniers de la fin de l’Antiquité et le remploi des blocs dans des édifices postérieurs rend souvent difficile la restitution des ordonnances des monuments gallo-romains. A cela s’ajoute le fait que les publications n’insistent guère sur la description des blocs architecturaux retrouvés en fouille. Aussi, le travail de restitution réalisé à Allonnes par l’actuelle équipe de recherche prend pour nous une importance particulière843.

C’est l’ordre corinthien, le plus largement diffusé en Gaule romaine844, qui est utilisé pour le temple de La Tour-aux-Fées. Monté sur son podium, on observe ensuite la succession canonique des différents éléments de l’ordonnance : base attique, fût à cannelures (0,83 m de diamètre), chapiteau corinthien ; l’entablement est mal connu, mais il supportait un fronton ponctué d’acrotères. La tour de la cella était sûrement couronnée d’une frise ornée d’armes. La même ordonnance corinthienne est utilisée pour le portique, mais dans un module inférieur. Elle comporte en plus, à la différence du temple, des tambours de colonnes et des chapiteaux figurés de thèmes variés : Pan luttant contre Amour, glaives, boucliers, satyres dansant ou vendangeant, brebis allaitant un agneau. Ces éléments remarquables complètent le reste du riche programme iconographique du sanctuaire, composé de reliefs et de statuaires en bronze, qui illustrent le thème de l’abondance et de la guerre.

L’emploi de l’ordonnance corinthienne est également attesté dans d’autres sites. A Jublains, elle pare le portique et le temple dans des modules différents. Aux angles du portique et du temple, des piliers composés soutiennent l’entablement et dérogent à l’ordonnance classique, entraînant la déformation de la corniche modillonnaire qui forme un décrochement inhabituel. L’exemple de Jublains montre la maîtrise acquise par les bâtisseurs gallo-romains qui savent, à la fin du Ier siècle, adapter les modèles importés aux spécificités du fanum à galerie. Le décor architectural de La Tonnelle est d’ailleurs particulièrement soigné. Il en va de même pour le temple de Lenus Mars à Trèves qui utilise deux modules différents, celui de la façade étant plus monumental que celui de la galerie ; les blocs d’architecture sont par contre tous en marbre blanc.

A La Bauve, les blocs ont tous été retrouvés sans distinction dans la couche de démolition du IVe siècle : des fûts à cannelures, des chapiteaux variés, des corniches à caissons et à modillons composaient l’ordonnance du portique, des entrées et des temples, sans qu’on en sache davantage. A Autun, tout autour de La Genetoye, de nombreux blocs d’architecture ont été ramassés au fil des siècles, mais sans contexte connu.

Même au Mesnil près de Vieux, l’entrée dans l’enclos décagonal se faisait par un accès monumentalisé par une ordonnance, sans doute corinthienne. Des fragments de fûts de colonnes, de 0,60 m de diamètre, et de chapiteaux ont été trouvés à l’est, dans la cour. De petits fragments sculptés, très abîmés et représentant des moulures ou des motifs végétaux, ont également été mis au jour, ainsi qu’une patte de lion et l’arrière-train d’un animal accroupi. Enfin dans le dernier état du décagone, de nombreux blocs de grand appareil en remploi et des restes de décor peint bourrés dans la maçonnerie sont mentionnés. Ils témoignent d’un état antérieur à l’architecture soignée.

Au sanctuaire de Bagnols, les constructions mêlent l’usage de deux ordres : le corinthien et le toscan. A partir des années 40/50, l’ordre toscan est utilisé pour l’exèdre axiale, alors que l’avant-corps qui marque sa présence dans la cour est d’ordre corinthien, de même que le temple à podium. Le corinthien est utilisé ici en façade ou pour les éléments visibles de la cour en vertu de son caractère ornemental. A l’Irminenwingert d’ailleurs, une colonne toscane, presque entière, a été découverte, mais à l’extérieur de l’enceinte sacrée dans la zone des exèdres. Même si le contexte de découverte de cette colonne est incertain845, elle apprend que l’ordre toscan était utilisé quelque part sur le site, alors que le temple et le portique de l’enceinte étaient d’ordre corinthien.

L’ordre toscan est utilisé aux Bagnols, au Vieil-Evreux et au Haut-Bécherel. Dans ce dernier exemple, les blocs d’architecture ont été retrouvés en remploi dans les édifices voisins du sanctuaire (un tambour de colonne, des chapiteaux, des fragments de corniches) et tous étaient d’ordre toscan. Cet ordre est très largement diffusé en Gaule tout au long du Ier siècle ; à partir du début du IIe siècle, il connaît même des variantes ornées846, mais ce n’est pas le cas de ces trois sites.

Cet effort vers davantage de monumentalité s’accompagne d’un soin tout particulier accordé dans le choix des matériaux, tant pour la qualité des constructions que pour le faste du décor. A La Tonnelle par exemple, les constructeurs ont exploité au mieux les possibilités des carrières régionales pour chacune des parties du lieu de culte. A Allonnes, on a pu répertorier pas moins de 29 natures de roches différentes aux origines variées, uniquement pour le revêtement d’applique du sanctuaire847. A La Bauve, où les différents matériaux ont été soumis à des études pétrographiques approfondies, c’est aussi la variété des provenances des marbres notamment, importés de toute la Méditerranée, qui est surprenante. Pas moins de quatre variétés différentes ont été utilisées seulement pour les marbres blancs, provenant de Carrare, du Pentélique, de Thasos et de Turquie848. F. Braemer a bien montré comment la Marne jouait un rôle essentiel dans l’acheminement de ces matériaux à La Bauve849. Le sanctuaire de Lenus Mars a certainement aussi profité d’un contexte similaire grâce à la Moselle voisine.

La mise en œuvre des sanctuaires civiques de périphérie à partir de la fin du Ier siècle s’insèrent dans des échanges interprovinciaux de longue distance et implique un coût conséquent pour leurs commanditaires850.

Notes
842.

Baudelaire C., ‘L’invitation au voyage’, Les Fleurs du Mal, Paris, 1857.

843.

Lefèvre C., 2006, p. 297-304 et II, p. 385-386.

844.

Tardy D., 2006, p. 289-296.

845.

Gose E., 1955, fig. IV p. 82-83.

846.

Tardy D., 1989, p. 144-145 et 2005, p. 77.

847.

Cormier S., 2006, p. 307.

848.

Blanc A., Magnan D., 1998, p. 88-89 et bibliographie p. 91.

849.

Braemer F., 1988, p. 27-29.

850.

Braemer F., 2004, p. 97sq.