5) Chronologie

‘La polis prend corps en se rassemblant autour du culte et forge la conscience de son identité
en se donnant à voir à elle-même et à autrui’
De Polignac F., 1984, p. 84

La période de la dynastie flavienne et du règne de Trajan est sans conteste un moment décisif dans l’histoire des sanctuaires de périphérie. C’est à cette période que sont construits les sites du Haut-Bécherel, de l’Irminenwingert et peut-être aussi de La Genetoye et de La Motte du Ciar, dans des secteurs apparemment vides d’occupation préalable.

Au Haut-Bécherel, le sanctuaire est construit d’un seul jet sous le règne de Trajan. Il prend tout de suite un aspect monumental et ne connaîtra pas de réfection par la suite. A Trèves, l’enclos des chapelles est aménagé à la même période et il existait déjà certainement à cette époque des structures détruites par l’installation du temple de Lenus Mars dans la seconde moitié du IIe siècle. Il est tout à fait envisageable qu’un temple existât dès le règne de Trajan. A La Motte du Ciar, une monnaie de Domitien, prise dans la maçonnerie centrale, donne un terminus post quem identique à la construction.

Au Vieil-Evreux, les datations ont pu être précisées grâce à la reprise des recherches. Il semble que le site existe dès l’époque augustéenne, mais on ne sait pas à quelles structures cette phase est associée. Trois fana existaient déjà aux Ier et IIe siècles, mais c’est la phase d’embellissement dont le plan nous est parvenu. Elle a pu être datée par l’étude des fragments sculptés de l’époque sévérienne. La découverte d’une monnaie d’Antonin le Pieux dans la maçonnerie de l’un des temples confirme d’ailleurs cette datation.

Pour les sanctuaires ayant des antécédents laténiens, la période de la fin du Ier siècle et du début du IIe siècle est également décisive. L’exemple déjà évoqué d’Allonnes, renseigné par des inscriptions, est éloquent mais pas unique. Une activité religieuse y est attestée dès le Ve siècle av. n.è. par des dépôts d’armes associés à des édifices sur poteaux. Un premier fanum à galerie en pierre est construit sous Auguste ou Tibère, mais c’est seulement à partir des années 80-90 qu’il change de statut pour devenir le grand sanctuaire public de la cité des Aulerques Cénomans. Les fouilles récentes ont montré l’envergure du chantier qui a duré près de 80 ans.

A Jublains et à Meaux, le scénario semble similaire. Le sanctuaire de La Tonnelle est en effet occupé à partir de La Tène ancienne, voire dès la fin du premier Age du fer. Il abrite alors principalement des dépôts d’armes. Au Ier siècle de n.è., on n’y a pas reconnu d’activité religieuse avant le début de l’époque flavienne, quand le quadriportique et son temple sont édifiés. Il connaît, comme au Vieil-Evreux et à l’Irminenwingert, des réaménagements datant de l’époque sévérienne avec l’adjonction d’annexes adossées au mur de péribole au sud, puis l’installation d’un hypocauste. A Meaux, la nature de l’occupation laténienne est bien difficile à saisir ; le mobilier (surtout des armes et notamment des armes miniatures), apparemment retrouvé dans les couches gallo-romaines, questionne sur la possibilité d’une occupation précoce à caractère religieux. Toujours est-il que le site est complètement réinvesti par un grand quadriportique entourant deux temples à la fin du Ier ou au début du IIe siècle. Au Mesnil, le site du décagone est occupé à partir de La Tène finale et connaîtra ensuite plusieurs états. L’un d’eux est peut-être en lien avec l’une des phases de la stratigraphie relevée par D. Bertin et datant là encore de la fin du Ier ou au début du IIe siècle. Pour La Bauve, comme pour Jublains, mais peut-être aussi au Mesnil, il y a bien eu un changement de statut des cultes qui s’y déroulaient, certainement comme à Allonnes, suite à une décision des autorités de la cité. Ce changement de statut a été plus précoce dans le cas de la capitale narbonnaise, puisque le sanctuaire de Bagnols, occupé en continu à partir des années 40 av. n.è., bénéficie d’un vaste programme de construction dès le règne de Tibère et s’achève à la fin de la période julio-claudienne.

Il est évident qu’il s’agit pour la civitas de se créer à un moment donné une image reflétant son identité propre, autour de pratiques rituelles rendues à une ou plusieurs divinités et dans un cadre digne de l’événement. Le problème qui se pose immédiatement est bien sûr de savoir pourquoi ce développement se produit à cette époque, qui va globalement du règne de Vespasien à celui de Trajan.

Il va sans dire que la construction ou la monumentalisation des sanctuaires bénéficient en premier lieu d’un contexte de prospérité générale qui touche toute la Gaule. Cette période sans précédent, qui s’étendra au IIe siècle, profite du contexte de pax romana encourageant les échanges de produits et de savoir-faire. Il en résulte un enrichissement général des provinces. Ce contexte favorise l’activité édilitaire dans son ensemble et pas seulement la construction des lieux de culte858.

Sorti de ces généralités, on peut se demander si la construction des sanctuaires en périphérie de capitale, ou l’accès de ceux déjà existants au rang de grands lieux de culte civiques, peut coïncider avec une promotion juridique pour la civitas. Il faudrait pour confirmer l’hypothèse avoir des données datées avec suffisamment de précision, tant pour la promotion juridique que pour la construction ou la monumentalisation du sanctuaire. Malheureusement, il est souvent difficile d’avoir des informations précises sur ces deux points étant donné que nous ne disposons bien souvent que de fourchettes chronologiques trop lâches pour pouvoir mettre les événements en relation entre eux. L’accession au rang de colonie de la cité des Trévires n’est pas datée859, mais on a pu proposer le règne de Claude860 ; le sanctuaire est édifié quant à lui au cours du règne de Trajan. La promotion de la cité des Viducasses est peut-être de l’époque de Septime Sévère861, mais le sanctuaire du Mesnil a connu plusieurs états qui sont mal datés. Les cités de Vieux et de Trèves sont, pour ce que nous en savons, les deux seules colonies représentées ici. Les autres cités sont des cités pérégrines, qui ont dû obtenir le droit latin au cours du Ier siècle et suivant des modalités et à une époque qui restent fort débattues, mais qu’on situe en général au cours ou à partir du règne de Claude862. La transition vers le droit latin est donc normalement achevée au moment de la construction des sanctuaires. Dans le cas de notre site narbonnais, la promotion est plus précoce, puisque le droit latin est accordé aux Helviens par César ou Octave.

Au regard de ces chronologies, il apparaît que le sanctuaire de périphérie est bien souvent construit après la promotion juridique, mais il n’y a pas de lien direct. En effet, pour les cités qui ne sont pas des colonies de droit romain, il n’y a pas de lex régissant l’organisation du culte public. Malgré la grande souplesse déjà concédée aux populations locales des colonies, la liberté est presque totale dans le cas des cités pérégrines. En dépit de cela, les autorités ont décidé de l’érection de grands sanctuaires rassemblant la communauté civique, à des rythmes variés suivant les cas, entre les règnes de Vespasien et de Trajan, et même plus précocement dans le cas narbonnais.

Leur présence témoigne du succès que rencontre le système civique en Gaule, mais aussi de l’originalité dans l’expression de l’adhésion à ce système. Originalité qui s’observe dans la préférence pour la décentralisation du sanctuaire et dans les solutions architecturales adoptées qui montrent l’attachement à des pratiques gallo-romaines, tel le recours au plan centré863. Nous rappellerions volontiers ici Pierre Gros qualifiant le succès des agglomérations secondaires dans les provinces d’Occident et dont les propos s’adaptent parfaitement à nos remarques :

‘(la centralité) n’est plus, au cours du II ème siècle, exclusivement assumée et représentée par les centres monumentaux des villes à vocation administrative ; une modification profonde de l’urbanitas, due essentiellement à un effacement des clivages initialement imposés par Rome et jamais totalement assimilés par les populations occidentales, entre urbs et rus, entraîne la création ou le développement de sites intermédiaires, dont les fonctions, derrière un habillage d’apparence urbaine, ne sont plus celles de la ville romaine traditionnelle’ 864 .

Il n’est évidemment pas question ici de négligence envers les centres urbains qui continuent d’être entretenus et dont la fonction demeure. Toutefois ils ne sont plus, un siècle après leur création, des lieux de convergence reflétant l’identité d’une population civique. Pour saisir toute la portée de cette originalité des provinces de Gaule, il faut se tourner vers d’autres régions de l’Empire. Les villes de Transpadane qui ont fait l’objet d’une étude particulière n’ont jamais livré de traces d’un tel phénomène dans leur périphérie865. Les centres urbains des provinces alpines, les provinces du Norique et de Rhétie où nous avons mené l’investigation, n’offrent pas non plus la preuve d’un développement similaire des lieux de culte dans les suburbia. Les cités d’Afrique voient, au IIe siècle, la multiplication des constructions de capitoles installés bien souvent au centre des villes sur les forums. Ces capitoles, sont des manifestations de l’allégeance des populations africaines à l’égard du pouvoir de Rome et le forum reste en Afrique un lieu privilégié de mise en scène du pouvoir impérial866. Comme dans les provinces de Gaule, ils expriment un mouvement identique d’affirmation de l’identité des communautés ; leur construction trouve leur origine dans le succès de la municipalisation dans un contexte de prospérité générale. Le résultat de ce mouvement est toutefois radicalement différent de celui des Gaules, puisque les monuments construits découlent naturellement de l’architecture religieuse romaine et que le forum conserve sa fonction de représentation. L’urbanisme garde une conception centralisée. Les villes d’Afrique possèdent tout de même dans leur périphérie des sanctuaires qui ont fait l’objet d’exégèses variées allant souvent dans le sens de lieux réservés aux dieux indigènes867. Ce point de vue a été récemment nuancé pour une hypothèse préférant les explications pragmatiques (manque de place) et conjoncturelles (propriété foncière de l’évergète du sanctuaire en position périurbaine) ; cette vision s’appuie sur le constat que la présence des divinités indigènes en position de périphérie avait été largement exagérée868. En revanche, les marges des villes ont une importance politique très importante, mais qui n’est pas du tout du même ordre que ce qu’on observe en Gaule. W. Seston a montré qu’à Thugga, le voisinage des portes de la ville servent de lieu pour rendre justice et pour tenir des assemblées869 : c’est là par exemple que le peuple se réunit pour faire de Julius Venustus un suffète honoraire sous le règne de Claude870. Il semble que cet usage est la perduration d’une très ancienne tradition qu’on retrouve à Carthage avant la destruction de 146 av. n.è. et que W. Seston fait même remonter au monde sémitique : la porte de la ville est en Palestine et en Mésopotamie le centre essentiel de la vie collective. C’est là qu’on se rassemble pour écouter les discours ou pour régler les affaires importantes871. A Nazu, les contrats en écriture cunéiforme sont rédigés après avoir été proclamés près de la porte de la ville, comme pour leur donner une valeur d’authenticité872. En Israël, on y rend justice. L’Ancien Testament en donne de nombreuses illustrations : Ruth la Moabite par exemple fait reconnaître son mariage avec Booz devant la foule aux portes de Bethléem873. Ces portes peuvent d’ailleurs prendre le nom de leur assemblée. On est ici à l’opposé du modèle centralisateur de Rome et d’Athènes, où la décision se prend sur une place au centre de la ville.

Enfin, les provinces de Bretagne sont également à évoquer ici, puisque au contraire des cas précédents, les villes y possèdent en périphérie des sanctuaires attestant un phénomène comparable à celui des Gaules. En Bretagne, en raison d’une conquête plus tardive qu’en Gaule, l’urbanisation n’est pas antérieure à la fin du Ier siècle874. La plupart des villes se voient entourées d’enceintes dans les dernières décennies du IIe siècle, ce qui a pour conséquence de très nettement dissocier la zone urbaine de sa périphérie. Cette caractéristique topographique explique certainement que la périphérie urbaine ait été un objet d’étude pour les chercheurs britanniques bien avant celle des villes de Gaule875. S. E. Cleary a ainsi pu établir que, d’une manière générale, la construction des sanctuaires extra-muraux précède celle des remparts et qu’ils ne perpétuent que rarement des lieux de culte de l’Age du fer876. Le complexe le plus imposant est celui de Gosbeck, en périphérie de la colonie de Colchester fondée sous Claude. Le sanctuaire est associé à un théâtre et des enclos fossoyés sont sous-jacents aux structures maçonnées, si bien qu’on a souvent cru à une antériorité laténienne, aujourd’hui mise en cause faute de mobilier retrouvé877. D’autres édifices cultuels monumentaux sont à mentionner : à Caerwent, un temple octogonal très massif, dont seule la galerie a été partiellement dégagée, se tenait au centre d’une aire circulaire de 70 m de diamètre878 ; un autre temple octogonal monumental a été construit dans la périphérie de Chelmsford879 ; enfin, près de Great Chesterford, un sanctuaire d’envergure a été fouillé, un masque votif en argent y a été découvert880. Les recherches récentes s’orientent d’aileurs désormais vers un rôle civique que les cultes de périphérie pourraient jouer en Bretagne à partir de la seconde moitié du Ier siècle881. Ces parallèles entre la Gaule et la Bretagne attestent de modes de représentation identiques qu’on ne retrouve pas ailleurs. Il en découle une conception de l’urbanisme propre à l’aire d’influence celte qui adapte et fait évoluer le modèle romain à ses propres exigences de représentation des communautés civiques.

En Gaule, tout au long du IIe siècle, voire du IIIe siècle, les sanctuaires connaissent des réaménagements et des monumentalisations, qui témoignent de la pérennité de ce système.

Ces éléments montrent la vitalité des lieux de culte par delà les siècles. Pour beaucoup, la destruction ou l’abandon n’intervient pas avant la fin du IVe siècle. Le cas d’Alba, où le sanctuaire de Bagnols est abandonné puis détruit à partir du milieu du IIIe siècle, est exceptionnel. A la même époque, le quartier d’habitations au sud du lieu de culte est également désaffecté. Au Haut-Bécherel, le site est incendié dans le dernier quart du IIIe siècle. Au Vieil-Evreux, le lieu de culte est également détruit peut-être à la même époque. Pourtant, ces cas d’abandon précoce ne doivent pas surprendre. Dès le IIIe siècle en effet s’amorce la lente fin de ce qu’il convient d’appeler désormais le paganisme.

Nos grands sanctuaires, qui rassemblent l’ensemble de la communauté civique, n’ont plus de raison d’être à une époque où le monde des cités disparaît pour laisser place à d’autres référents identitaires882. La réforme dioclétienne entraîne une réorganisation administrative complète ; la subdivision des provinces, puis leur regroupement en diocèses en 297 s’accompagne de profondes modifications pour les territoires de certaines cités, et notamment celles du nord de la Gaule. Avec ce recadrage territorial en effet et pour s’en tenir aux sites qui nous intéressent ici, Corseul, Vieux et Jublains vont entre autres perdre leur statut de capitales. Corseul est déclassée au profit d’Alet apparemment vers les années 340, même si les preuves textuelles de cette datation manquent883 ; au tout début du IVe siècle, la cité des Viducasses est absorbée par celle des Baiocasses, avec Bayeux pour capitale884 ; enfin, la cité des Diablintes fusionne avec celle des Cénomans pour ne garder que Le Mans comme capitale et la date de cette fusion remonte vraisemblablement au début du Ve siècle885.

Pour en revenir au temps où les sanctuaires de périphérie sont à leur apogée, on peut confirmer leur lien structurel avec la cité par l’étude de leur insertion dans la géographie des cultes de leur cité respective.

Notes
858.

Fauduet I., 1993a, p. 87-92.

859.

CIL XIII, 3641, 11313…

860.

Le Roux P., 1992, p. 185.

861.

CIL XIII, 3162 (Marbre de Thorigny).

862.

Bibliographie note 812.

863.

I, p. 6-7.

864.

Gros P., 1998, p. 20-21.

865.

Chrzanovski L., 2006, p. 373-374.

866.

Gros P., 1987, p. 112sq. Hurlet F., 2001, p. 283-285.

867.

I, p. 35.

868.

Saint-Amans S., 2004, p. 256-260.

869.

Seston W., 1967, p. 287-288.

870.

CILVIII, 16517 : Senatus et plebs ob / merita eius omnium portarum / sententi(i)s ornam(enta) sufetis gratis decrevit. Seston W., 1967.

871.

Job, 5, 4 et 31, 21 ; Néhémie, 8, 1, 3 et 16 : le peuple se rassemble sur la place de la Porte des Eaux lors de fêtes importantes ou pour écouter les enseignements de Dieu.

872.

Seston W., 1967, p. 287 et note 1.

873.

Ruth, 4, 10-11.

874.

Le processus d’urbanisation est résumé dans Southern P., 1998, p. 223-224 et Galliou P., 2004, p. 85-96 ; Tacite, Vie d’Agricola XXI.

875.

Cleary S. E., 1987.

876.

Cleary S. E., 1987, p. 178.

877.

Cleary S. E., 1987, p. 52 ; Crummy P., 1980, p. 260 et Haselgrove C., 1987, p. 491-493.

878.

Lewis M. J. T., 1966, p. 31 et 197 fig. 115 ; Wacher J., 1995, p. 386-387.

879.

Rodwell W., 1980, p. 223-224 ; Wacher J., 1995, fig. 96 p. 212-213.

880.

Cleary S. E., 1987, p. 89 et Goodburn R. et al., 1979, p. 309-311.

881.

Müller F., 2002, p. 45-49. Van Havre G., 2006, p. 109-111, à partir des exemples de Silchester et de Saint Albans.

882.

L’Huillier M.-C., 2005, p. 279sq.

883.

Kérébel H., 2005, p. 166.

884.

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885.

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