a) Le sanctuaire périurbain, seul lieu de culte monumental du territoire

Un certain nombre de cités doivent d’emblée être signalées par l’importance considérable que prend leur sanctuaire de périphérie urbaine, qui apparaît comme le seul site cultuel présentant une certaine monumentalité sur l’ensemble du territoire.

Ainsi, dans la cité des Meldes, le sanctuaire de La Bauve est d’une ampleur sans aucun parallèle dans la cité, où l’on peut seulement mentionner l’existence du sanctuaire du Chaufour à Pecy, à une bonne vingtaine de kilomètres de la capitale. Le site du Chaufour, bien que qualifié de conciliabulum par son inventeur887, s’apparente plutôt à une agglomération de bord de voie à la frontière de la cité melde. Il possède deux fana à galerie repérés par prospection aérienne, dont on ne connaît pas les dimensions, mais qui ne semblent pas être des constructions massives d’après les clichés888.

Dans la cité des Parisii, il existe également à Saint-Forget un autre sanctuaire répertorié en plus de celui de Montmartre : il s’agit d’un lieu de culte isolé, en limite de cité, à une trentaine de kilomètres de Lutèce, non loin de la voie Paris/Chartres qui passe dans la vallée de l’Yvette que le sanctuaire domine. Le temple est un petit fanum à galerie de 9 m de côté, enclos dans un péribole et accompagné d’une annexe889. Ce site est en tout cas bien modeste à côté de celui de Montmartre et ne peut être envisagé comme cadre de cultes civiques. Dans cette optique, le sanctuaire de Montmartre, dont la situation dans le paysage est particulièrement remarquable puisque la butte est visible d’une grande partie de la région, incite à en faire un lieu de culte intéressant toute la population des Parisii890.

La cité des Coriosolites doit être également mentionnée ici. Un tableau et une carte (fig. 24 et 25) résument l’ensemble des sites cultuels, mais là encore le bilan est assez maigre et les sites relativement mal connus, puisque la plupart sont attestés par prospection aérienne ou par des fouilles anciennes. Tous sont au nord, près du littoral. On n’en connaît pas dans les terres, mais ceci peut être dû à l’état des connaissances. Toujours est-il que les quelques sanctuaires attestés sont de petits lieux de culte d’agglomérations qui n’ont vraisemblablement aucun rôle dans le culte civique et qui n’ont pas la monumentalité du sanctuaire du Haut-Bécherel. Taden, par exemple, est une petite agglomération à vocation essentiellement routière891. Cette prépondérance constatée dans les vestiges trouve encore une autre expression : le nom donné à la capitale qui apparaît sur la Table de Peutinger – Fanum Martis – est sans conteste dû à la renommée du sanctuaire de périphérie, qui dépassait peut-être même le cadre de la cité. Ceci atteste s’il en est besoin de la prépondérance du sanctuaire, prépondérance déjà observée par l’archéologie.

La cité des Aulerques Eburoviques fournit un témoignage similaire, puisque aucun sanctuaire de la cité ne peut rivaliser d’ampleur avec celui du Vieil-Evreux (fig. 26 et 27). Il est à noter que la partie occidentale du territoire est mal documentée. Par contre, à l’est et notamment dans un rayon d’une quinzaine de kilomètres autour du Vieil-Evreux, des lieux de culte ont été découverts en nombre grâce à la photographie aérienne. Pour beaucoup, l’environnement est mal connu ; deux d’entre eux (Criquebeuf, Beaumont) sont intégrés à des agglomérations secondaires. Malgré ces témoignages, il est clair que c’est le site du Vieil-Evreux qui mobilise toute l’attention du culte public, au vu de ses dimensions et de sa magnificence. Il est d’ailleurs tout à fait envisageable dans ce contexte que la multitude des sanctuaires de l’esplanade (triade du Vieil-Evreux, Moulin à Vent, Terres noires) représentent différentes entités de territoire de la cité, bien que l’épigraphie n’y ait pas révélé la présence de pagus.

On aboutit à la même impression lorsqu’on considère les lieux de culte de la cité des Viducasses bien que les proportions des sites soient très inférieures à celles de la proche cité des Eburoviques (fig. 28 et 29) : un seul sanctuaire monumental centralise toute l’activité religieuse de la civitas et celle-ci participe au culte impérial provincial. Ce dernier point est évidemment avéré par l’inscription de Titus Sennius Solemnis, grand personnage de l’élite gallo-romaine, qui a évolué au sein des milieux dirigeants du pouvoir romain, côtoyant notamment les gouverneurs de plusieurs provinces. Son inscription honorifique, dont le texte relate l’ensemble de la carrière, a été érigée en 238, certainement sur le forum de Vieux892. La brillante carrière du personnage trahit sa romanisation avancée. En contraste, les témoignages religieux issus de la cité des Viducasses sont relativement peu nombreux. En dehors de la capitale, où a été fouillé le modeste sanctuaire de Bas-de-Vieux893, le reste du territoire n’a jamais fourni que des données très fugaces de sites cultuels sans envergure, comme la petite chapelle du quartier des tanneurs de Caen. Reconsidéré dans cette optique, le curieux site du Mesnil prend donc quelque importance.

En effet, ses structures présentent l’aspect d’une cour décagonale entourée d’un portique accompagné de salles annexes. Elles trouvent des parallèles dans les constructions religieuses de la région, notamment celle du Bilaire à Vannes (Morbihan). Le sanctuaire, dégagé récemment, est un espace hexagonal irrégulier qui se met en place dans les premières décennies du Ier siècle. La première phase est apparemment sans galerie ; la seconde phase, autour de 100, correspond à un édifice dont le plan est celui d’un hexagone irrégulier avec une galerie périphérique entourant une cour (fig. 30)894. Les dimensions de l’ensemble sont conséquentes, puisque les côtés dégagés atteignent des longueurs de près de 20 m. Les caractéristiques du monument, situé dans une région voisine, sont donc proches de celles du Mesnil. Toujours dans l’ouest de la Lyonnaise, le sanctuaire du Trogouzel de Douarnenez date de la fin du Ier siècle et succède à des structures beaucoup plus modestes. Il s’installe sur un site occupé dès La Tène ancienne. Son plan régulier est celui d’un octogone délimité par une galerie périphérique. Son diamètre extérieur mesure environ 50 m. Dans ces trois cas (Vannes, Mesnil et Douarnenez), on ne connaît rien des structures qui auraient pu exister à l’intérieur de la cour895. Parmi les parallèles plus éloignés géographiquement, le curieux édifice de Chamars de Besançon est à citer ici. Son plan est circulaire, mais il présente des caractéristiques identiques, notamment par l’ampleur (91,40 m de diamètre) et par ses structures, puisque la cour est entourée d’un portique large de plus de 4 m896. Là encore, on ne connaît rien des structures internes. Enfin, l’édifice circulaire de Crozon (Finistère) est de moindre envergure avec près de 30 m de diamètre, mais il relève d’une conception architecturale similaire897. Des parallèles existent donc et ils révèlent une organisation du lieu de culte bien différente de celle du mur de péribole entourant un fanum à galerie. Les origines de ce type de lieux de culte seraient à discuter, mais ce débat n’a pas sa place ici. Nous tenons toutefois à signaler l’analogie de formes qu’ils peuvent présenter avec des sanctuaires laténiens, tel celui des Sept-Perthuis à Saint-Malo, non loin du Mesnil, qui est constitué par une double enceinte en forme de pentagone de 42 m sur 46 m898.

Pour en revenir à la cité des Viducasses et à l’organisation de ses cultes, rappelons que l’enclos du Mesnil est au bord d’une voie importante en position dominante, et que des structures (pour l’accueil ?) lui sont associées. Hormis la différence structurelle, il est donc assez similaire dans ses dispositions à la série que nous mettons en évidence ici et il est l’unique lieu de culte monumental de toute la cité : malgré son atypisme, il y a donc lieu de l’insérer dans ce groupe de sanctuaires civiques.

Le cas de la cité des Aulerques Diablintes doit également nous arrêter (fig. 31 et 32). Il est le seul qui puisse apporter des éléments de chronologie. Le sanctuaire de La Tonnelle est construit entre la fin du Ier siècle et le début du siècle suivant sur un ancien lieu de culte laténien, mais qui n’avait vraisemblablement pas été fréquenté à l’époque julio-claudienne. Dans la capitale, on connaît une dédicace consacrée à Auguste et à IOM, peut-être exposée sur le forum 899. Dans le territoire, plusieurs lieux de culte sont recensés : à Bouère, à Entrammes, Thorigné et Juvigné. Tous ne sont pas bien renseignés ni bien datés. Le sanctuaire de Bouère est un grand fanum circulaire au sein d’une agglomération et pour lequel on ne possède pas de datation900. Les informations ne sont pas beaucoup plus étoffées pour le fanum à galerie de La Furetière, à 2 km à l’est de l’ancien oppidum d’Entrammes devenu agglomération secondaire901. En revanche, tous les autres sanctuaires sont fréquentés pendant le Ier siècle uniquement ; certains perpétuent des lieux de culte antérieurs. Tous ont cessé de fonctionner au plus tard au début du IIe siècle. Tout se passe donc comme si La Tonnelle prenait le relais à cette époque-là. La Tonnelle est le seul sanctuaire en tout cas qui peut intéresser les cultes civiques, mais il est vrai que l’on ne connaît certainement pas tous les lieux de culte, notamment au nord du territoire. En tout cas, l’époque flavienne est un tournant important, qui voit une restructuration des cultes du territoire. Dans cette optique, l’hypothèse de J. Naveau, qui invoque une création de cette cité justement à l’époque flavienne suite à un détachement du territoire des Cénomans, prend une autre dimension902. Cette observation vient s’ajouter aux arguments textuels et archéologiques (notamment sur l’établissement tardif de la voierie de Jublains). Si cette hypothèse se vérifiait, le sanctuaire de La Tonnelle se verrait investi d’une fonction supplémentaire, celle de fédérer autour d’une identité nouvelle, ou plutôt retrouvée, puisque le peuple des Diablintes est déjà cité par César903. Ceci expliquerait le hiatus julio-claudien et rappelle l’exemple déjà évoqué de Megalopolis en Arcadie904.

Dans cette série, il faut enfin ajouter la cité des Helviens. Hormis le sanctuaire de Bagnols, nul autre sanctuaire ne peut être compté comme lieu du culte public de la civitas. Il est vrai que l’activité religieuse à l’extérieur de la capitale est assez discrète dans la cité.

Ainsi, l’ensemble des cités que nous venons de considérer présente des points communs qu’il faut souligner. Toutes participent au culte impérial :

  • La cité des Parisii possède un prêtre du culte impérial municipal dont on a retrouvé le sarcophage (non daté) et des corporations comme celle des nautes de la Seine participent aux cultes officiels dès le règne de Tibère905.
  • On a retrouvé à Corseul même, provenant vraisemblablement du secteur des thermes, une inscription honorifique en marbre adressée à un prêtre du confluent (marbre de Thorigny)906. Cette plaque témoigne de la participation des Coriosolites au culte impérial à l’échelle provinciale et donc de l’implication de ses élites dans les rouages du système impérial.
  • Très tôt à Evreux, on connaît l’existence d’un prêtre municipal du culte impérial ; ce dernier offre une pierre en hommage à Claude907.
  • A Jublains, on connaît une dédicace consacrée à Auguste et à IOM, peut-être exposée sur le forum 908.
  • Enfin, comme pour les cités de Lyonnaise, les Helviens participent au culte officiel : à Alba même, une dédicace témoigne d’un espace (locus) consacré à IOM, représentant divin du pouvoir de Rome et la cité possède un collège de sévirs augustaux909.

Cette participation se manifeste donc par la présence d’un prêtre municipal, par leur représentation au Confluent, par l’organisation d’un collège de sévirs augustaux, et enfin par l’érection de dédicaces à IOM et au culte impérial sur le forum des capitales. A côté de ces témoignages (retrouvés principalement en milieu urbain), les cités ont en périphérie de leur capitale des sanctuaires d’une monumentalité sans égal dans le reste du territoire, puisque nous n’y avons jamais retrouvé d’autres lieux de culte dont l’ampleur inviterait à supposer un investissement public. Cette configuration peut s’expliquer par la taille modeste des territoires des cités concernées, qui en plus ne livrent aucun témoignage de l’existence de pagus ou de vicus.

Toutefois, nous tenons encore à rappeler qu’il ne s’agit pas ici d’ériger un modèle de religion civique, puisque, comme nous allons le voir, la diversité des situations d’un peuple à l’autre est là pour rappeler la grande souplesse laissée par les autorités romaines dans l’organisation des cultes civiques.

Notes
887.

Geslin P., 1985, p. 15-20.

888.

Gelsin P., 1985, p. 19.

889.

Dauvergne R., 1956, p. 7-40.

890.

Il faudrait peut-être rajouter aux sanctuaires des Parisii le site de Vanves au sujet duquel on manque encore d’informations (II, p. 445).

891.

Langouët L., 1985, p. 73-82.

892.

Marbre de Thorigny : CIL XIII, 3162 = ILTG, 341 = AE 1959, 95.

893.

II, p. 191-195.

894.

Baillieu M., 1998, p. 84-85.

895.

Sanquer R., 1981, p. 326-327 ; Clément M., 1985, p. 285 ; Clément M. et al., 1987, p. 33-54 ; Maligorne Y., 2006, p. 57-59.

896.

Lerat L., 1964, p. 64.

897.

Halna du Fretay, 1894, p. 165-166.

898.

Bizien-Jaglin C., Lejars T., 1991, p. 133-135.

899.

CIL XIII, 3184.

900.

Naveau J., 1992, p. 115-116 ; Liger F., 1904, p. 101-102.

901.

Naveau J., 1992, p. 122sq ; Lambert C., Rioufreyt J., 1975, p. 28-29.

902.

Naveau J. et coll., 1997, p. 201-202.

903.

César, BG III, 9, 10.

904.

I, p. 85.

905.

Epitaphe du prêtre : CIL XIII, 3034 ; pilier des Nautes : CIL XIII, 3026, ILTG, 331, AE 1958, 31 = AE 1959, 62, Van Andringa W., 2006, p. 221-228.

906.

CIL XIII, 3144, AE 1969/70, 404 = AE 1999, 1072.

907.

CIL XIII, 3200.

908.

CIL XIII, 3184.

909.

ILGN, 373 ; CIL XII, 2651.