Conclusion

La religion n’est pas qu’une affaire de croyances intimes. Dans l’Antiquité, avec la naissance de la polis, les pratiques religieuses collectives sont un moyen pour l’individu d’affirmer son appartenance à un groupe social. Dans ce contexte, le sanctuaire de périphérie urbaine joue un rôle différent selon les lieux et les époques. En Grèce archaïque et classique, il a une importance communautaire primordiale. La périphérie urbaine est perçue comme une zone ambivalente, un entre-deux mal défini où se rencontrent la ville et le territoire. Les sanctuaires qui s’y trouvent sont par conséquent les lieux de prédilection de l’intégration sociale des groupes exclus de la pleine citoyenneté, c’est-à-dire les jeunes et les femmes. Paradoxalement, ils sont également dévolus aux célébrations de l’unité de la communauté civique en rassemblant les différentes populations d’une cité, de sa ville et de sa campagne, autour d’un culte héroïque qui les réunit sur la base d’un mythe fondateur et d’une histoire commune. Ce dernier aspect prend une importance considérable dans les colonies où l’unité du territoire et de la ville est plus problématique

A Rome, la géographie sacrée repose sur une division augurale de l’espace qui est très codifiée. La ville est un espace investi par Jupiter distinct du reste du territoire par le pomerium. Cet espace doit être protégé des souillures et purifié régulièrement. Les rites et les lieux de culte qui se tiennent en périphérie de Rome sont donc la conséquence de cette vision de la ville. Ceux-ci sont d’ordres variés. Il convient par exemple de purifier par lustration le pomerium lors du rite de l’amburbium. C’est alors une occasion de réaffirmer la cohésion de la communauté urbaine. Une fois le pomerium franchi, on entre dans un espace, l’ager romanus, qui a une définition augurale différente : ici, les divinités étrangères ou jugées néfastes dans la ville peuvent posséder un temple et recevoir un culte. Dans l’ager, la distance de I mille autour de Rome est ponctuée de sanctuaires dont l’origine est difficile à expliquer. Ils accueillent des rites de fertilité du sol ou encore des rites de passage. Enfin, la frontière de l’ager, entre IV et VI milles de Rome, est marquée par une série de lieux de culte au centre de rites agraires et guerriers. Ils sont là pour exprimer l’emprise de la ville sur un territoire et en assurer la prospérité. Les citadins s’y rendent en procession depuis Rome les jours de célébration. Les cultes de la périphérie de Rome sont assez différents de ceux des villes grecques. Ils traduisent une appréhension du divin et une définition du territoire urbain qui ne se recoupent pas du tout. Dans les deux cas pourtant, on retrouve exprimer en périphérie le souci de manifester la cohésion de la communauté civique en réaffirmant le lien entre la ville et la campagne.

En Gaule préromaine, à partir du IIIe siècle av. n.è., les pratiques religieuses subissent d’importantes évolutions. De grands lieux de culte apparaissent alors. Ils reflètent des mutations politiques majeures et une nouvelle structuration communautaire. Ces changements vont se traduire dans un second temps par l’apparition d’habitats groupés, les oppida. Ce processus d’urbanisation s’appuie largement sur les sanctuaires déjà en place. Comme en Grèce et à Rome, les lieux de culte jouent un rôle fédérateur fort. Pour beaucoup, ils sont à l’origine du choix d’implantation des oppida ; le lien qui se tisse entre le sanctuaire et l’habitat est donc structurel. Dans ce cadre, il n’existe pas de sanctuaire périurbain, car la notion de centralité autour d’une capitale n’existe pas à l’époque gauloise. Si les oppida assument de multiples fonctions, ils ne sont pas des capitales politiques, des centres de décisions pour une tribu entière. La notion n’apparaît en Gaule qu’avec la présence romaine, qui en créant les civitates installe des urbes, capitales munies d’un forum où se prennent les décisions pour l’ensemble de la population. Ce schéma naît d’une volonté politique centralisatrice, issue de conceptions romaines où la ville est au cœur du système. Il y a un centre : il peut désormais y avoir une périphérie. On cherche alors à définir le suburbium des villes de Gaule, leur limite et leurs fonctions. La comparaison avec le modèle romain devient intéressante : le droit augural ne s’applique normalement qu’aux colonies qui à l’image de Rome possèdent un pomerium, pourtant les capitales des cités pérégrines s’efforcent également de circonscrire leur espace urbain. Les limites des villes sont matérialisées par la présence de nécropoles, de fossés, etc. Cette remarque est l’importante : si l’on se soucie de délimiter l’espace urbain, il faut se demander si les sanctuaires de périphérie appartiennent ou non au territoire de la ville. Ensuite, de l’autre côté, la taille du suburbium varie suivant les fonctions qu’on lui prête, mais aussi suivant l’importance du chef-lieu.

C’est dans ce cadre politique nouveau, générant une géographie humaine différente, que les sanctuaires de périphérie font leur apparition. On ne peut toutefois parler des sanctuaires périurbains comme d’une catégorie homogène, à la fonction bien définie dans la religion des cités nouvelles et comme s’ils naissaient d’un même mouvement dans une finalité identique. Les lieux de culte sont trop composites, révélant des statuts qui diffèrent, des fréquentations par des communautés de taille variable. Leur existence découle d’identités communautaires nouvelles, si bien qu’il est vain de leur chercher une antériorité laténienne. Ces identités communautaires sont pour part celles des habitants des capitales qui, à partir de l’époque augustéenne, investissent des villes à l’urbanisme standardisé, centré sur le forum, lieu de représentation du pouvoir central. Dans ce contexte, c’est en périphérie que peuvent s’exprimer les identités, nouvelles ou reconstituées, des citadins. Celles-ci apparaissent dans un premier temps à son degré le plus simple et le plus évident, c’est-à-dire au niveau du quartier, autour de petits lieux de culte certainement gérés par les communautés modestes des quartiers. Quand le quartier a le statut de vicus, les cultes sont plus officiels et associent des hommages à l’empereur. Le phénomène est peut-être plus systématique que la rareté des sources ne le révèle.

D’autres lieux de culte intéressent une communauté urbaine plus large. Leur présence dépend du degré d’organisation et de romanité des villes. Certains sites sont installés à l’emplacement d’occupation préaugustéenne ; celles-ci ne sont pas obligatoirement très anciennes et n’ont pas nécessairement un caractère religieux. Les sanctuaires y perpétuent une mémoire que le reste de la ville a négligée. Généralement modestes, ils peuvent prendre des proportions conséquentes (on pense à l’Altbachtal) et devenir une place réunissant différentes communautés urbaines et les juxtaposer sans réelle hiérarchie autour de plusieurs divinités. Le cas de l’Altbachtal est tout de même particulier : son ampleur et sa longévité sont le reflet du dynamisme des groupes qui habitent la ville de Trèves.

D’autres lieux de culte montrent des préoccupations plus spécifiques à la position périurbaine. C’est le cas de ceux qui ménagent des entrées monumentales dans les villes. Ils peuvent être associés à d’autres bâtiments publics (thermes, édifices de spectacle, etc.). Ils doivent alors montrer aux voyageurs de passage le pouvoir des élites qui composent la ville, leur capacité de financement et leur assimilation des modèles romains.

D’autres sanctuaires au cours de leur histoire deviennent porteurs de l’identité de la ville dans sa globalité. C’est notamment le cas des cultes associés aux eaux, assimilables au Genius urbis. Ce phénomène s’observe à partir de l’époque flavienne. Il montre une maturité nouvelle des communautés urbaines qui, un siècle après leur création, ont construit une identité qui s’exprime à travers des sites de périphérie ayant un ancrage régional fort puisqu’il s’agit souvent de culte des eaux. Cette maturité est parachevée au IIe siècle avec l’apparition de grands sanctuaires que nous avons qualifiés de tutélaires et qui à l’instar des capitoles, sont certainement les lieux de culte les plus importants de la religion publique des urbes. Leur architecture est monumentale et leur conception est très inspirée des modèles romains. Présents dans les villes très romanisées, ils opèrent un glissement des représentations communautaires du centre vers la périphérie qui a l’avantage d’être affranchie des contraintes urbaines et des charges symboliques du forum.

L’ensemble des cas évoqués montre comment la périphérie peut servir de lieux d’expression des communautés urbaines, comme si les sanctuaires en étaient le reflet. On trouve également dans la périphérie des sanctuaires qui – sans intéresser exclusivement les citadins – sont le cadre de cultes qui révèlent les fonctions de la ville au sein du territoire. Ce sont d’une part des sanctuaires routiers, qui ne sont pas spécifiques à la position périurbaine, mais qui rappelle le rôle de nœud routier des capitales, d’autre part ceux qui servent à réunir l’ensemble de la communauté civique. Ces derniers sont des édifices monumentaux, à l’architecture originale. Ils peuvent pour certains perpétuer des lieux de culte laténiens anciens, mais ils prennent leur caractère public à partir de la fin du Ier siècle seulement. Leur disposition est prévue pour accueillir une foule nombreuse et la position en périphérie urbaine a l’avantage de l’accessibilité. Ces sanctuaires sont au sommet d’une religion civique qui se déploie dans le territoire suivant des modèles variés et propres à chaque cité. Ils rappellent alors certains lieux de culte de la périphérie des villes grecques consacrés à la célébration de l’unité du territoire. Ils évoquent aussi les cultes des confins de l’ager romanus vers lesquels les Romains se dirigent régulièrement pour réactualiser le lien qui les unit au territoire, qu’ils souhaitent fertile et bien défendu. Si l’on observe une récurrence entre des époques différentes, elle est propre à la définition même de la périurbanité, entre ville et campagne, dans un système civique spécifique aux sociétés antiques. En Gaule romaine aussi, les peuples s’y réunissent périodiquement, suivant un calendrier religieux établi par les dirigeants de la cité, pour offrir des sacrifices à leur divinité. Elle nous est apparue comme une zone de représentation surtout utilisée dans les provinces occidentales de l’Empire, en Gaule et en Bretagne, alors qu’elle paraît absente ailleurs, comme des provinces d’Afrique par exemple, où d’autres choix s’effectuent. L’examen mériterait d’être approfondi pour que les constats soient confirmés. Ces premières pistes révèlent des modes d’expression des communautés qui diffèrent suivant les régions et les provinces. Ceux-ci trouvent leur pleine expression au IIe siècle et sont une preuve du succès de la politique impériale menée par Rome, que la pax romana et la prospérité générale des provinces garantissent. Avec la crise qui s’amorce au siècle suivant, ces identités communautaires se trouveront profondément ébranlées.