3) Le contexte religieux

Si Lyon est une ville dynamique sur le plan religieux au XIXe siècle, la foi catholique et l’Église vivent une période difficile en France. Après celles de la Révolution française19, ces attaques au long du siècle furent entre autres : le saint-simonisme qui cherchait à remplacer la foi en Dieu par un crédit absolue en la science ; le positivisme d’Auguste Comte (1798-1857) croyant que tout est explicable par le déterminisme mécaniste, il se fonde uniquement sur l'observation avec une foi radicale dans la science, mais méconnaît les causes premières et la métaphysique. Dans le même esprit, différents ouvrages mirent en cause les Saintes Écritures. S’arrêtant au regard rationaliste, les auteurs n’admettaient pas le surnaturel et rejetaient toute idée de transcendance, ils se bornaient au seul domaine de l’expérience ; parmi eux : Das Leben Jesu als Grundlage einer reinen Geschichte des Urchristentums par Heinrich Eberhard Gottlob Paulus en 1828 ; l'Essence du christianisme en 1841 par Ludwig Feuerbach (1804-1872), qui considère la religion comme une illusion ; Le Monde comme volonté et comme représentation en 1844 d’Arthur Schopenhauer, qui présente le christianisme comme une faiblesse de l'esprit ; Vie de Jésus, en 1863 par Ernest Renan (1823-1892) qui conteste l’existence historique de Jésus en tant que Messie ; de même Le Christ de la foi et le Jésus de l'histoire de David Friedrich Strauss en 1865 proclame que les évangiles n'ont aucun fondement historique et relèvent de la mythologie ; Histoire des dogmes par Adolf von Harnacken en 1873, dans lequel le dogme chrétien est considéré comme une construction de la métaphysique grecque plaquée sur les propos de Jésus. Ces ouvrages refusent toute ouverture métaphysique, c’est-à-dire de considérer les principes de la réalité au-delà de l’expérience des sciences.

C’est aussi le début de l’exégèse historico-critique, dont les premières recherches, parallèles à ce contexte agressif, inquiétèrent aussi l’Église ; par exemple en 1838 l’hypothèse des deux sources pour les quatre Évangiles fut émise par Christian Hermann Weisse (1801-1866) ; l’école de Tübingen, du protestant Ferdinand Christian Baur (1792-1860), se consacra à la critique historique de la Bible et des dogmes. Dans le domaine des sciences naturelles, L'Origine des espèces par la sélection naturelle, en 1859 parCharles Robert Darwin (1809-1882) fragilisa le dogme de l’Église, certains fidèles pensant dans un premier temps que cette théorie de l’évolution s’opposait catégoriquement à l’idée de la création divine, alors qu’il pensait pouvoir constater dans la nature le dessein de Dieu, prouvant ainsi son existence20.

En réponse à ces « attaques » déstabilisatrices, les catholiques réagirent de plusieurs manières, parfois assez confuses. Afin de rendre ce contexte plus évident, il est possible de distinguer ces réponses en trois catégories, bien qu’il s’agisse uniquement d’un schéma et que dans leur réalité, les choses peuvent se superposer ou s’imbriquer. Une des premières réactions fut un rejet total, un rigorisme21, une crispation radicale sur les principes de forme et non de fond. Le désarroi et la peur entraînèrent l’observance intransigeante et aveugle d’une tradition figée. Lacordaire parle d’« christianisme difficile qui n’arrive point à être un amour, mais qui reste une règle »22.

À cette réaction s’oppose une tendance à l’idéalisme et au « romantisme » pieux, se traduisant dans les arts ou dans les propos par l’exaltation sentimentale et des « envolées ». C’est le volet opposé au rigorisme, dans les formes de réponses aux attaques. Elle trouve peut-être son origine dans une interprétation dégénérescente du ligorisme, c’est-à-dire une conception suivant celle de saint Alphonse de Ligori. Alphonse de Liguori (1696-1787) cherchait le juste milieu en une excessive sévérité et la bonasserie, se fondant sur le fait que Dieu se fait proche et dépose en l’âme le désir de l’intimité divine, grâce au don de l’Eucharistie. Il fut béatifié le 6 septembre 1816, canonisé le 26 mai 1839 et déclaré Docteur de l'Église le 23 mars 1871.

Le troisième type de réponse fut la recherche ouverte et raisonnée d’une meilleure appréhension des fondements de la foi, conduisant à son approfondissement. Elle eut pour lente conséquence de faire avancer l’Église, d’amorcer le renouveau. Pour illustrer cette tendance, citons trois exemples :

Le Père dominicain Marie-Joseph Lagrange (1855-1938) fut un pionnier dans le domaine des études bibliques catholiques. Son travail cherche en quelque sorte un équilibre entre la méthode du rationalisme scientifique de Loisy, héritier en cela des méthodes allemandes du milieu du XIXe siècle, et les commentaires pieux mais sans fondements véritablement solides face aux problèmes de l’époque. Il dialogua avec les scientifiques sur leur propre terrain, et surprit en abordant les textes bibliques selon la méthode de la critique historique. La contextualisation historique et l’approche théologique – pénétrant de l’intérieur les mystères de la foi – était pour lui la réponse nécessaire à un monde tendant se déchristianiser. Tout à fait de son temps, à la fois homme de science et religieux, il sut concilier la raison et la foi pour une meilleure approche de la Parole de Dieu. Cette conviction fut le combat de sa vie, pour lequel il dut subir la suspicion et les entraves de l’Église elle-même ainsi que les réticences de ses supérieurs ; cependant il demeura toujours dans la fidélité.

Le pape Léon XIII, par son encyclique Æterni Patris en 1879, encouragea le néothomisme : car la raison peut atteindre une vérité philosophique, soutenir la foi, sans se laisser « enlacer dans les filets de l'erreur ni ballotter par les flots d'opinions incertaines » et ainsi lutter contre les dangers de certains systèmes de pensée stériles.

Le cardinal Désiré-Joseph Mercier (Braine-l'Alleud 1851 – Bruxelles 1926), après avoir été ordonné prêtre en 1874, fut reçu docteur en théologie en 1877. Avec l'appui du pape Léon XIII, il introduisit en Belgique l'enseignement de la philosophie thomiste. À ce titre, il est considéré comme un des principaux artisans du néo-thomisme. Conscient que l'ignorance des sciences positives dans la pensée de l’Église entraîne l’affaiblissement de la scolastique, le professeur et Père Mercier entreprend de rénover la philosophie naturelle thomiste. Retenant la méthode critique de la philosophie moderne, il soumet le thomisme à cette méthode. Ainsi, il montra que la pensée d'Aristote et de Thomas d'Aquin étaient en harmonie avec les expériences scientifiques et fournissent le cadre d'une vraie « philosophie scientifique » ; donc, la philosophie réaliste de saint Thomas est une vraie voie pour élaborer une philosophie moderne solide. Pour illustrer l’ambiance difficile du moment, notons qu’en décidant d'abandonner le latin et d'exposer ses thèses en français, il fut suspecté de ‘modernisme’.

Notes
19.

Dont quelques attaques envers l’Église furent la constitution civile du clergé (1790), la séparation de l'Église et de l'État sous la Terreur, et le culte de l’Être Suprême et déesse Raison

20.

Cependant, s’attendant peut-être à ne voir que du bon dans la nature, il resta interdit devant le problème de l’existence du mal dans la création. La religion devint pour lui une stratégie tribale de survivance et garante de morale, cependant il croyait toujours en Dieu. Or, si Dieu est, son aséité complète entraîne comme un corollaire son absolue perfection ; le mal ne vient pas de lui. De plus, il avait omis que le Christ lui-même a subi et supporté la Croix – le mal –, pour le salut de tous.

21.

À consulter : G. Chovy, « ‘Du Dieu terrible au Dieu d’amour’ : une évolution dans la sentisbilité religieuse au XIXe siècle », Actes du 109 e Congrès national des sociétés savantes, Dijon, 1984, Section d’histoire moderne et contemporaine, tome I : Transmettre la foi, XVIe -XXe siècles, fascicule 1 : Pastorale et prédication en France, Paris, 1984, p. 141-154.

22.

P. Gombert, Les plus belles lettres de Lacordaire, Paris 1961, p. 106. (cité par M. Craffort, Le Temps de la peinture, Lyon 1800-1914, Lyon, Fage éditions, 2007, p. 64.