4) L’influence du contexte religieux sur la sculpture

Louis Réau, dans l’Iconographie de l’Art chrétien reconnaissait deux tendances dans les représentations des saints au XIXe siècle :

‘« C’est le style jésuite de la Contre-Réforme qui survit encore aujourd’hui. Certes il a laissé une mauvaise réputation ; mais quelle que soit la répugnance des Protestants et des Jansénistes pour cet art emphatique et théâtral que condamne un goût sévère, il faut reconnaître que c’est encore un art tandis que les images en plâtre coloriées fabriquées en série dans les officines des chasubliers du quartier de Saint-Sulpice ne relèvent plus que de l’industrie ». Pour lui, il y a donc d’un côté la « fade imagerie sulpicienne » et de l’autre « les redondances théâtrales baroques ». ’

La répartition des tendances de la sculpture religieuse du XIXe siècle paraît toutefois plus subtile. Les formes qu’elle adopte sont certainement en relation avec les trois attitudes spirituelles de l’époque vues précédemment ; des sculpteurs ont peut-être même parfois été influencés tout à fait consciemment. Ainsi, on reconnaît facilement que la sculpture religieuse dans la seconde moitié du XIXe siècle est souvent rigide, froide, stéréotypée, guindée ; d’autres œuvres semblent au contraire sentimentalistes, allant du mièvre, gentillet et douceâtre jusqu’à l’affectation, voire l’exaspération. Existe-il un équilibre ? Notre regard contemporain, peu exercé, aurait certainement du mal à le distinguer.

Louis Réau met en relation la tendance « douceâtre » de l’art religieux avec le style des Nazaréens et des Préraphaélites – artistes le plus souvent protestants –, qu’il oppose aux peintures religieuses de Delacroix et Chassériau plus énergiques, et à celles de Puvis de Chavannes. Ce jugement sous-entend deux questions : quel style convient à l’art religieux ? Et celle, plus latente, de l’inspiration des artistes : la foi est-elle nécessaire à l’artiste pour réaliser de bonnes œuvres religieuses ?

S’il existe deux états d’esprit religieux qui s’affrontent : exalté et retenu, quelles sont leurs manifestations à Lyon ? Quelle fut l’expression la plus adaptée pour les artistes lyonnais ? L’esprit de Lyon au XIXe siècle est insaisissable : il semble hésiter entre conservatisme et innovation dans le domaine idéologique ; dans le domaine des arts, une école cherche à s’affirmer ; et en matière religieuse, le dilemme est illustré par la présence des partis ultramontain et gallican – deux tendances opposées, mais finalement traditionnelles – et celle des précurseurs catholiques socialistes comme Frédéric Ozanam. Dans ces conditions, quel style de sculpture convenait le mieux à l’esprit religieux lyonnais ?

L’éloge que fit L. Vismara23 à la mort de Jean-Baptiste Cony en 1873, estimant qu’« il excellait surtout dans le genre religieux, et nul mieux que lui n’a su donner aux œuvres de ce genre l’expression qui leur convient », invite à s’interroger sur ce qu’il entend par « l’expression qui leur convient. ». Plus loin, il précise que son « style [est] toujours pur et correct » et ses œuvres « sont empreintes d’un sentiment profondément chrétien », « allant chercher dans les seuls enseignements de la religion toutes ses inspirations et ce divin idéal ». L’art de Cony – qualifié de « pur et correct » – était caractérisé par une expressivité très discrète, pudique, réservée, laissant place à une allure noble et délicate, sans être pour autant ni guindée, ni mièvre ; à l’exemple de la Vierge à l’Enfant (cat. 598) trônant sur le pignon de l’église Saint-Georges, datant de 1866.

La tendance plus exaltée s’est-elle aussi manifestée à Lyon, ville réputée pour sa réserve ? Pourquoi pas, car cette ville ne vit-elle pas se développer les idées innovantes de Ozanam. Certaines sculptures lyonnaises expriment de manière plus vive une émotion, un « sentiment » religieux. Par exemple, le Curé d’Ars d’Émilien Cabuchet, dont un visiteur au Salon de 1898 dit :

‘« Il y a des artistes qui […] captivent et retiennent l’attention par l’expression seule qu’ils savent donner à leur figures et la vie dont ils les animent. […] L’artiste a représenté le saint prêtre au moment où il adresse à ses paroissiens ces paroles authentiques au moment de la communion : « Venez donc, Il est là, Il vous attend ! » Quoi de plus simple ! Mais, quoi de plus difficile à faire exprimer au bloc de marbre froid et inerte… Eh ! bien, Émilien Cabuchet y est arrivé ! Son curé d’Ars est un saint ; non seulement on l’admire, mais il vous attire à lui. Le feu de ses yeux regardant le ciel, sa bouche entr’ouverte qui vous parle, sa main qui vous invite, enfin l’élan du corps tout entier, donnent à cette œuvre une expression particulière à Cabuchet, qui lui valut d’être appelé le Flandrin de la sculpture, avec un sentiment plus passionné. »24

Est-ce là un exemple à part ? Son Sacré Cœur (cat. 587) pour l’église Saint-François-de-Sales est dans le même esprit : à première vue la composition n’a rien d’exceptionnel, mais la figure du Christ est expressive et vivante, elle traduit la douceur et le ravissement. Toutefois, rappelons qu’Émilien Cabuchet, né à Bourg-en-Bresse, formé en premier temps à l’École des Beaux-arts de Lyon, partagea sa carrière entre son atelier parisien et des séjours en Bresse.

Y a t-il vraiment eu une représentation de cette tendance sentimentale de la sculpture religieuse à Lyon ? Il se pourrait qu’elle ne se soit pas manifestée dans la sculpture artistique, les commanditaires appartenant à une classe hostile à l’outrance sentimentale. Si cette tendance existait parmi les croyants lyonnais, elle s’est peut-être davantage exprimée par le succès de la sculpture industrielle (voir la partie « Le cas de la statuaire industrielle », pp. 106-112).

Il est évident que la sculpture modérée et sage, eut davantage de succès à Lyon – qui ne possède pas d’exemple convaincant de statuaire religieuse au lyrisme emphatique. Les œuvres tempérées étaient plus adaptées à l’esprit lyonnais, réputé « conventionnel ». Il est aussi possible que, dans cette ville, la tendance sentimentaliste se soit exprimée de manière plus adoucie. Ce lyrisme est présent tout en délicatesse des expressions, en raffinement et en retenue. Est-ce là une tendance propre à la sculpture lyonnaise, ou est-elle commune à toute la sculpture religieuse de la seconde moitié du XIXe siècle ? Seul l’élargissement de l’étude de la sculpture religieuse du XIXe siècle pourrait déterminer cela.

Le goût lyonnais exigeant de la retenue en sculpture religieuse peut expliquer le petit nombre de sculpteurs ayant travaillé dans les églises de Lyon. Les autres artistes lyonnais qui auraient exprimé la piété de manière plus audacieuse auraient été automatiquement exclus des commandes. En effet, comment expliquer autrement l’omniprésence des sculpteurs Cubisole, Legendre-Héral, Fabisch, Bonnet, Bonnassieux, Cony, Dufraine, Millefaut, Vermare25 – artistes dont les œuvres font preuve de modération dans l’expressivité et de dignité – à l’exclusion d’un artiste comme Jean-Alexandre Pézieux (Lyon 1850 – Épinay-sur-Seine 1898) pourtant chrétien et membre des salons de la rose+croix. Son audace fut sans doute à l’origine de son insuccès à Lyon et de son installation à Paris. En représentant Jeanne d’Arc de manière très humaine en proie à la souffrance par un plâtre en 1885, Pézieux rompit avec les conventions, au point que l’État montra quelques réticences à accorder un bloc ; les critiques du Salon obligèrent l’artiste à modifier son œuvre. Ce dernier s’en sortit en répondant que le marbre lui « permettrait de montrer un effet plus calme que le plâtre, et de rendre plus élevée la douleur humaine »26.

Avec les débats soulevés par cet artiste au sein de la critique, se révèle l’enjeu de la sculpture religieuse, hésitante entre la nécessité d’avoir de la dignité et de l’expressivité.

Notes
23.

L. Vismara, Salut Public, « Nécrologie – J.-B. Cony, statuaire lyonnais », 10 juin 1873.

24.

[auteur anonyme] Journal de l’Ain, « Impressions d’un visiteur au Salon de 1898 », 24 juin 1898.

25.

et parmi les praticiens : J.-P. Robert, Prost, Pagny, Bailly, Chenevay, Comparat ; puis plus tardivement Larrivé, Castex, Belloni.

26.

Laure Stati (dir. Darragon), La Place de la sculpture aux deux premiers salons de la rose+croix (1892 et 1893), maîtrise, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 1997.