II. Les enjeux de la sculpture religieuse

1) Identification des objectifs

Sans partialité, il faut reconnaître l’impopularité de la sculpture religieuse du XIXe siècle. En notant les différents arguments à l’origine de ces déconsidérations, par le biais de la critique, on comprendra que les objectifs mis en avant étaient variés, des plus pointilleux et des plus exigeants. Elle permet de discerner la subtilité des réponses, qui échappent à nos regards contemporains peu exercés ; de s’interroger sur la possibilité de concilier l’ensemble de ces intentions et fonctions ; ainsi que de prendre du recul pour reconnaître le vrai mérite des solutions présentées. Somme toutes, les sculpteurs eurent certainement bien du mal à y répondre.

En 1888, un article de Noël Blochaut dans Le Courrier, témoigne de manière générale et vague de cette impopularité de la sculpture contemporaine au XIXe siècle :

‘« M. Bailly rencontra toujours auprès de ses concitoyens la froideur et l’indifférence. Et l’on sait, ce qu’en fait d’art, signifient indifférence et froideur. Et c’est hélas ! aujourd’hui le sort de beaucoup d’artistes de talent, d’être réduits à faire de leur art un métier : « Je ne m’en plains pas, disait Bailly, avec un sourire sceptique, car je trouve ailleurs ma consolation, mais il est triste cependant de voir si peu de mains se tendre vers l’artiste, tout au contraire elles semblent le repousser. Je ne puis pas dire de mal des Lyonnais, mais… » Mais,… nous crions beaucoup à la centralisation artistique et intellectuelle, et à qui la faute si elle existe ? »27

Le critique et l’artiste se contentent ici de faire part à mots couverts des dangers engendrés par le désintéressement pour cette branche de l’art. Selon eux, la conséquence serait la détérioration de la qualité du travail des artistes, qui ne trouvant plus de motivation, seraient réduits à sacrifier la noblesse de leur art pour gagner leur vie. C’est la constatation d’un cercle vicieux : la sculpture se dégrade, l’intérêt du public diminue, en conséquence le sculpteur ne peut fournir un travail de valeur, etc. Pour N. Blochaut, Paris reste le seul foyer artistique vivant, où un peu d’attention pour la sculpture est manifestée, sans précisions d’ailleurs sur la qualité de ce centre. La désapprobation de cette « centralisation artistique » n’est pas sans rappeler la forte recherche identitaire de Lyon et ses réactions politiques contre le centralisme depuis le siège de la ville en 1793. Cependant, l’article n’identifie pas la raison première à l’origine de ce dédain.

D’autres critiques ont pensé à l’inverse que la désaffection du public provenait de la décadence de la production exposée dans les églises. En 1837, dans De l’état actuel de l’art religieux en France, Montalembert estimait qu’il n’y avait par d’art religieux digne de ce nom et que ce qui était fait était parodie et paganisme. Presque quatre-vingts ans après, Lucien Bégule écrivait :

‘« Mais, il est un autre danger, plus grave [que le bouillon de culture dans les bénitiers, la proximité dans les confessionnaux, la poussière] et d’autant plus sérieux qu’il est plus subtil et qu’il agit presque à notre insu sur le goût du public. Je veux parler de l’état lamentable dans lequel se traîne, à notre époque, l’art soit disant religieux, qui souvent profane la maison de Dieu et s’étale complaisamment dans nos églises avec une si révoltante autorité […] Malheureusement l’accoutumance au laid et l’indifférence des fidèles pour la valeur d’art des objets cultuels deviennent de plus en plus générales. »28

Mais là encore, l’auteur s’en tient principalement à des constatations ; il ne cherche et n’identifie pas la cause fondamentale de ce problème.

Le critique Alfred Poizat – parlant de l’art de Cabuchet – cerne de manière plus analytique les difficultés et le caractère particulier de la sculpture religieuse ; c’est-à-dire l’importance des deux enjeux – religieux et artistique –, additionnés au délicat contexte créatif :

‘« M. Cabuchet […] semble avoir emprunté aux écoles d’Ombrie les traditions quelque peu perdues de l’art chrétien. Tandis que l’influence des Rude, des Pradier et de leurs disciples ramenait la sculpture à ses origines païennes, la décoration des églises, et des monuments catholiques n’était le plus souvent, dans ce siècle, confiée qu’à des ouvriers sans goût et sans talent. M. Émilien Cabuchet s’est noblement et courageusement voué à son œuvre de restauration et il lui a fallu double dose de talent pour forcer l’attention publique et l’admiration qui ne vont plus guère aujourd’hui dans ce sens. »29

Comme nous l’avons vu en introduction, la sculpture religieuse est à l’écart dans l’histoire de l’art du XIXe siècle ; alors que la peinture et l’architecture bougent sans cesse pour faire peau neuve, elle suit fidèlement les principes académiques. Son esthétique se réfère à l’Antiquité gréco-romaine, aux maîtres de la Renaissance, à la rigueur de David et à l’idéalisme d’Ingres ; les artistes recherchent l’expression de la noblesse, les personnages sont dans des attitudes conventionnelles, les compositions équilibrées, la virtuosité technique est de mise à travers le « dessin », la finesse du modelé, le sens du détail poussant souvent à la référence archéologique. La fin de la citation laisse comprendre que la sculpture religieuse serait ainsi tombée dans le laisser-aller. Somnole-t-elle ? Pourquoi ? Là encore, le critique mentionne le poids du désintérêt du public sur la motivation des sculpteurs : comment trouver l’envie et le courage de faire de l’original et du bon en sculpture religieuse, lorsque l’inexpressivité et la mièvrerie règnent parmi la statuaire des églises, que les fidèles et les curés approuvent ou se satisfont également de cette statuaire facile, voire édulcorée ? Néanmoins, l’origine exacte et véritable de cet amollissement créatif et la dégradation de la production, ne sont pas expliquées. L’article de Poizat aide toutefois à appréhender une explication possible, en présentant de front l’enjeu religieux et stylistique. Selon l’idéal de ce critique, la conjonction du dessein religieux et du dessein artistique est simple : comme il convenait à ce moment pour construire une église d’employer un style qui fasse chrétien – néogothique ou néo-roman –, il est juste que le sculpteur emprunte « aux écoles d’Ombrie les traditions quelque peu perdues de l’art chrétien ». En pleine mode historiciste, cette inspiration répond parfaitement au goût artistique du moment et au besoin spécifique religieux.

Si le public restait indifférent à cet art, la critique ne s’en désintéressait pas, au contraire. D’après Noëlle Chiron30, les périodiques lyonnais – tout particulièrement la Revue du Lyonnais – ont accordé une grande place à la sculpture religieuse. Les rédacteurs encourageaient la sculpture monumentale, ouvrages destinés aux édifices publics ou aux églises ainsi que la statuaire commémorative. Mais, ils déploraient que portraits et œuvres des intérieurs bourgeois envahissent les Salons, les considérant comme un art d’agrément de médiocre intérêt. Les critiques refusaient que la sculpture prenne un caractère futile – une déchéance pour l’art – et lui demandait d’être monumentale ; pour cette raison ils préféraient se tourner vers la statuaire religieuse. En cette période où les églises étaient restaurées, où il fallait en édifier de nouvelles, et où les beaux-arts ne cessaient d’évoluer, la critique espérait un renouveau général conduit par la sculpture religieuse. Mais cette attente fut souvent déçue :

‘« La sculpture religieuse qui semblait vouloir renaître en même temps qu’on prenait à cœur de restaurer nos vieilles églises, n’a produit, aussi bien à Paris qu’en province, que des ouvrages médiocres »31

Malgré tout, dans les années 1870, l’art chrétien représentait pour Emmanuel Vingtrinier le seul domaine de la sculpture produisant des œuvres encore honorables32. Pour lui, les sujets religieux soulevaient immanquablement davantage d’intérêt car ils avaient le mérite d’éviter la futilité des thèmes figurés.

Jane Dubuisson reprochait à cette branche de ne produire aucun chef-d’œuvre. Qu’est-ce qui était donc attendu ? Plus d’historicisme ou plus de personnalité ? En se souvenant – à l’inverse – de la remarque d’Alfred Poizat, le premier paradoxe est soulevé : certains apprécient les réminiscences historiques – rejoignant par exemple des modèles artistiques chrétiens, comme pour Poizat – d’autres sont excédés par les évocations passéistes. Ceci est-il en lien avec le choix de la mise en avant de l’idéal chrétien ou d’une mise en avant de la valeur artistique dans la sculpture religieuse ? Existait-il deux partis, comme si ces deux objectifs ne pouvaient que se diviser ?

Notes
27.

Noël Blochaut, Courrier, « A l’atelier de M. Bailly », 23 avril 1888.

28.

Lyon, Archives municipales, 0009 II : Fonds Lucien Bégule, maître-verrier, « La déchéance de l’art religieux » (1916), conférences de L. B. documentation sur la sauvegarde de l’art religieux.

29.

Alfred Poizat, Alpes illustrées, « Émilien Cabuchet », 23 juillet 1892, (Grenoble).

30.

Noëlle Chiron (dir. Marie-Félicie Pérez), L’Art au XIXe siècle vu à travers un exemple de presse régionale : La Revue du Lyonnais (1835-1880), Maîtrise d’Histoire de l’Art, Université Lyon 2, 1989, pp. 327, 332.

31.

Jane Dubuisson, « Exposition de la Société des amis des arts (1845-46) », Revue du lyonnais, 1846, t. XXIII, p. 76.

32.

« Salon de Lyon de 1875 », Revue du Lyonnais, 1875, t. XIX, pp. 264-265.