2) L’enjeu artistique et créatif : constatations d’échec

Le jugement considérant la sculpture religieuse du XIXe siècle comme désolante et stérile demeura tout le long du XXe siècle. En 1921, Luc Roville (Louis Rosselon) interroge :

‘Mais y a-t-il encore une tradition vivante d’art religieux ? Elle est morte, ensevelie sous les vulgarités, les pastiches et les redites, triste décadence dont les marchands de « bondieuseries » comme disait Huysmans, ne sont pas les seuls coupables puisqu’ils ont pour complice le public qui, par ses achats, les encourage. Quelques artistes s’efforcent de relever cet art : Maurice Denis, Desvallières, Marcel Lenoir, d’autres aussi, nous ont, ces dernières années, montré des œuvres intéressantes »33

En cette période où le développement de la statuaire religieuse industrielle est à son apogée, la qualité créative de la sculpture religieuse est plus que jamais remise en cause.

C’est aussi ce qu’estime Louis Réau en 1955 :

‘« Jamais l’art sacré n’est tombé aussi bas qu’au siècle dernier. Le vice essentiel de la peinture et plus encore de la sculpture religieuse moderne, c’est que la fabrication industrielle et standardisée a remplacé l’effort personnel de création artistique. […] Des thèmes comme la Madone avec l’Enfant, la Vierge de Pitié, La Mise au tombeau comportaient, au Moyen-Âge, une infinité de variantes : chacune de ces œuvres, dont aucune ne se répète, exprimait le génie d’une province, la personnalité de l’artiste ou de l’artisan. Aujourd’hui dans les cathédrales les plus grandioses, comme dans les plus humbles églises de village, le fidèle est accueilli par les mêmes Sacré-Cœur de Jésus, les mêmes Vierge de Lourdes, un Saint Antoine de Padoue dont le principal attribut est un tronc à double fente comportant une boîte aux lettres pour les demandes et une tirelire pour les offrandes, Jeanne d’Arc brandissant son étendard, Sainte Thérèse de Lisieux faisant pleuvoir son éternelle brassée de roses, alternant avec le benoît Curé d’Ars au sourire stéréotypé. Cette pacotille de bazar, d’une obsédante banalité, ferait apprécier la nudité maussade des temples protestants où, du moins, rien ne choque le goût »34

Il pense que cette médiocrité n’a pu que décourager les artistes de travailler pour la sculpture religieuse.

Ainsi en 1905, Georges Keller-Dorian, dans un inventaire des œuvres d’art conservées dans les églises de Lyon35, n’hésite pas à qualifier de « sans aucune valeur artistique » de nombreuses statues dont Saint Jean, Saint Joseph 36, Saint Vincent et Saint Louis à Notre-Dame Saint-Vincent, et d’estimer à propos de l’église de l’Annonciation à Vaise « cette église moderne contient un certain nombre d’ouvrages de sculpture moderne sans aucune valeur artistique » (l’église et ses sculptures sont détruites). Quelques autres de ses remarques sur des œuvres de Fabisch permettent de comprendre ce qu’il reproche tout particulièrement à cette sculpture. Il juge le Saint Joseph (cat. 516) de Fabisch à l’église Saint-Bruno-des-Chartreux comme une « bonne œuvre de sculpture moderne, bien sage » ; dans le même sens, il estime le Sacré Cœur (cat. 743) de l’église Saint-Paul comme « œuvre sans originalité ».

Il semble que ce soit l’extrême pondération de cette production qui ait gêné le critique ; ce qui ne l’empêche cependant pas de reconnaître – de manière inexplicable – quelques chefs-d’œuvre du genre, estimant par exemple la Vierge à l’Enfant (cat. 518) de Fabisch à l’église Saint-Bruno-des-Chartreux comme une « bonne pièce moderne », Le Christ au tombeau (cat. 519) de Galli dans la même église comme une « très belle statue moderne », ou encore La Mort de saint Joseph (cat. 223) à l’église de l’Hôtel-Dieu, par Fabisch, comme une « belle œuvre de sculpture moderne ». Dans ce cas, ce n’est plus une détérioration de la créativité imputable au développement de la statuaire industrielle qui est critiquée, mais plutôt une déchéance des goûts de l’époque.

En 1960, l’avis de René Jullian37 permet de concevoir plus précisément ce que déjà les contemporains reprochaient à demi-mot à cette sculpture de la seconde moitié du XIXe siècle, alors qu’ils étaient peut-être eux-mêmes incapables d’identifier distinctement leur propre attente. Il méprisait particulièrement cette sculpture, n’y voyant que des pastiches :

‘« Legendre-Héral (1796-1851), le meilleur, qui vint de Montpellier à Lyon et y resta de longues années, y créant des œuvres nombreuses où la tradition de Chinard tendait vers un certain académisme, mais où s’affirmait un talent solide. Après lui, la sculpture lyonnaise versa dans le pastiche et l’éclectisme, avec Fabisch et son élève Pézieux, avec Bonnet, avec Degeorge, sculpteur de la fontaine des Jacobins, attiré par la Renaissance florentine, avec Dufraine, épris pourtant de modernité, avec Carriès, héritier un peu vulgaire du romantisme dans ses têtes d’expression, mais créateur sur le tard »38

Le professeur leur reproche avant tout de ne pas créer un style qui va de l’avant.

Trente-cinq ans auparavant, Luc Roville exprimait ce même désir. Lors de la parution du premier numéro de la section lyonnaise de la société Saint Jean 39, il s’inquiétait que soient présentés la Vierge de Savigny, la crédence et le bénitier de Liergues, le panneau sculpté de Chazay-d’Azergues, toutes des œuvres du XIIIe… Le critique rappelait que cette société avait pour but de développer, perfectionner l’art sacré, créer un mouvement chez les artistes, de les intéresser à cette branche, former le goût des clercs et des laïcs « d’assurer à la maison de Dieu une parure digne de Lui » ; demandant ironiquement s’il n’y a rien d’autre de valable en dehors du XIIIe siècle. Puis, il citait en exemple Bossan, Larrivé, Décôte. Pour renouveler les formes, il invitait audacieusement à tirer parti de la « glorieuse pauvreté » des matériaux modernes. Cela ramènerait à s’interroger sur le canon créatif et artistique de l’époque.

La référence à la créativité stylistique – distincte de la créativité iconographique – est donc un critère très fluctuant, au gré de l’appréciation de chacun. Il ne semble pas juste de fonder entièrement l’appréciation d’une œuvre uniquement sur ce critère, en prenant parti pour ce qui est historicisant ou nouveau : le style ou le goût adopté est davantage à considérer sous le rapport de son adéquation aux modes de l’époque, à l’esprit du temps.

Notes
33.

Luc Roville, Le Salut Public, « Le Salon d’Automne », premier article, 8 octobre 1921.

34.

Louis Réau, Dictionnaire, t. 1, p. 468.

35.

Lyon, archives municipales, 1 II 123, Fonds Georges Keller-Dorian.

36.

Peut-être à juste titre pour ces deux là.

37.

René Jullian (1903-1992), chargé de cours à l'université de Lyon (faculté des lettres), conservateur des musées de la ville de Lyon (en 1938), directeur du musée des beaux-arts de Lyon (en 1945). Vincennes, Val-de-Marne (en 1972).

38.

René Jullian, Les Villes d’art célèbres – Lyon, Paris, H. Laurens éditeur, 1960, p. 99.

39.

Luc Roville, Le Salut Public, « L’art religieux et la société de Saint-Jean », 11 mars 1925.