3) L’enjeu religieux (et artistique)

En constatant que les sculpteurs ayant travaillé dans les églises à Lyon étaient principalement des artistes chrétiens (voir la partie « La sculpture religieuse : une vocation ? », pp. 60-70), la question de l’importance de la foi des artistes se pose. La foi était-elle nécessaire pour ce travail ? La critique a offert les deux extrêmes en réponse.

Louis Réau estimait clairement qu’il ne fallait pas s’en tenir aux artistes chrétiens. Au contraire :

‘« On reproche à certaines rénovations de l’art sacré de lui enlever tout caractère religieux en faisant appel à des peintres incroyants. L’objection est sans portée. Fra Filippo Lippi était un moine défroqué et cependant il rivalise avec le bienheureux Fra Angelico. Goya et Delacroix, qui étaient voltairiens, Daumier (Ecce Homo, musée d’Essen), qui était socialiste, ont peint les plus émouvants tableaux religieux du XIXe siècle ».40

Cette conception n’est pas évidente pour tous. Pour certains, la foi de l’artiste lui permet de rendre avec plus d’exactitude un sujet religieux :

‘« Peu de jours après son sacre, Mgr Belmont, évêque de Clermont, bénissait dans l’église de Saint-François-de-Sales, une statue du Sacré-Cœur due au ciseau d’Émilien Cabuchet et que nous avons déjà signalée à nos lecteurs. La nouvelle statue est digne du grand artiste à qui celles du curé d’Ars, de Saint Vincent de Paul, de Notre-Dame de Lourdes, ont fait une juste célébrité. Comme dans la statue du curé d’Ars, l’artiste semble avoir choisi le marbre le plus beau pour se donner la satisfaction intime de vaincre, par le fini de l’exécution, la richesse de la matière. Le visage est grave et doux ; une main est tendue vers les pécheurs pour les inviter à venir auprès de ce Cœur qui a tant aimé les hommes ; l’autre est levée comme pour leur pardonner. Enfin, les draperies tombent en plis amples et souples, sans recherche d’effet superflu. Aucun sujet n’était plus difficile à traiter ; les plus grands artistes y ont échoué. On peut dire cependant que M. Émilien Cabuchet a triomphé d’obstacles presque insurmontables, grâce au grand sentiment religieux qu’il a su faire passer dans son œuvre »41

Luc Roville semble aussi aller dans ce sens :

‘« Mlle de Roton [Germaine de Roton] a modelé aussi beaucoup de madones, variations du même thème : la Vierge debout, enveloppée étroitement dans les plis nombreux des ses voiles, tient l’Enfant serré contre elle ; elle a un aspect hiératique, byzantin ; elle fait aussi penser aux statues du porche de Chartres ; mais surtout elle est pleine de ferveur contenue et d’amour maternel. Ces statuettes étonnent et peut-être choquent ceux qui n’admettent pas qu’on figure la Vierge autrement que ne le font les marchands, c’est-à-dire en quelques types consacrés, soigneusement moulés, grattés, polis, savonnés, peints de couleurs suaves et mignardes. Tenir essentiellement à ces formes habituelles, c’est à tout prendre une manière d’idolâtrie, c’est en tout cas s’attacher plus à la matière qu’à l’esprit. Dans les madones de Mlle Roton l’esprit prédomine, un esprit de foi, de recueillement et de tendre amour. ’ ‘Les inventions fleurissent avec abondance dans l’imagination pleine de fantaisie de Mlle de Roton trouvant pour être traduites des mains expertes au modelage de l’argile. Cette artiste n’a pas suivi un long apprentissage à l’école : elle a reçu de quelques maîtres l’enseignement essentiel, mais surtout elle s’est instruite elle-même, poussée par un sens naturel des formes et l’ardente passion de créer. Ainsi a-t-elle conservé sa précieuse originalité. Mais elle a en même temps, par un travail personnel persévérant, acquis un remarquable métier. »42

Notons au passage le coup de griffe à la statuaire industrielle jugée stéréotypée et édulcorée.

Beaucoup plus tardivement encore, le sculpteur Belloni exprime lui-même sa conviction sur le rôle de la foi, mais aussi la « mission » de celui qui travaille dans l’art sacré :

‘« On est artiste parce que l’on voit et l’on entend ce qui est invisible et inaudible aux autres. Quand il s’agit de l’esthétique religieuse, l’artiste a le devoir de traduire, non seulement une sensation, mais aussi une prière. Son œuvre, sous peine d’être sacrilège, traduit une soif d’harmonie et d’unité. Elle est une plongée dans le monde perdu de la grâce… On ne conçoit pas, pour l’artiste chrétien, un autre état que l’état de grâce. […] L’artiste chrétien a la mission redoutable de conduire l’homme à Dieu. D’ailleurs, s’il n’y a pas d’art sacré sans foi, il n’y en a pas davantage sans la communauté des fidèles. C’est pourquoi on fait fausse route chaque fois que l’on pousse l’art sacré sur les voies d’un faux art, dit moderne, dont le peuple se désintéresse totalement et qui, pour reprendre l’expression de Léon Bloy, forme écran devant « la Face de Tonnerre qui finira par être lasse d’être souffletée. » »43

Il considère que l’art sacré doit être accessible – en quelque sorte lisible – pour tous, ainsi il reprend un mot sur Paul Borel :

‘« Au siècle dernier, un grand peintre trop oublié, Borel, en a donné implicitement la définition [de l’art sacré]. Il achevait, dans la chapelle du Petit séminaire d’Oullins, ses magnifiques compositions murales. Un curieux survint : un notable lyonnais qui s’extasia sur le talent de l’artiste. Mais, loin d’en paraître flatté, l’autre répliqua avec amertume : « J’ai raté mon œuvre. Elle aurait dû vous faire sentir la présence de Dieu et vous n’avez vu que mon dessin et ma couleur !... » »’

À travers ces citations, on comprend que la foi vécue de l’artiste lui apporte une capacité à pénétrer le sujet ; l’œuvre devient alors une expression de sa conviction ou/et de son espérance. Mais cette foi dans l’âme de l’artiste le stimule pour donner une autre dimension à son œuvre : procurer accès à Dieu, de manière comparable à une expérience mystique. L’art religieux prend un caractère révélateur ou évangélisateur. La personnalité de l’architecte Sainte-Marie Perrin est un exemple significatif des aspects particuliers des artistes croyants et des enjeux de leur art : sa foi est comme le moteur de sa carrière, elle est à l’origine de son sentiment « missionnaire » comme bâtisseur de belles églises ; de plus elle explique l’état d’esprit dans lequel il crée son architecture, car sa foi est sa source d’inspiration et son sublime but, dans le sens que le très haut dessein de son art est d’attirer l’âme à Dieu. Ceci se comprend dans une citation qu’il relève d’Ingres :

‘« Ne croyez pas qu’on produise rien de bon, d’à peu près bon même, sans élévation dans l’âme. Pour vous former au beau ne voyez que le sublime. Ne regardez ni à droite ni à gauche, encore moins en bas. Allez la tête levée vers les cieux, au lieu de courber la tête vers la terre, comme les porcs qui cherchent dans la boue. Les chefs d’œuvre ne sont pas fait pour éblouir… ils sont faits pour entrer en nous par les pores. […] »44

Dans ces dernières citations, on perçoit à demi-mot que cette intention mystique et évangélisatrice de l’art passe par le biais de l’émotionnel et du Beau. Pour Lucien Bégule comme pour Pierre Bossan, cette émotion due au Beau doit être un premier mouvement d’élévation de l’âme :

‘« Autrefois, comme le dit en termes si justes M. de Montenach, même dans les sanctuaires les plus humbles, les autels, les peintures, les verrières, les étoffes, les moindres objets du culte se présentaient dans un ensemble harmonique, ils étaient suggestifs d’une émotion artistique. Ils entretenaient chez les fidèles ce religieux émoi, ce frisson du beau, qui est déjà à lui seul presque une prière ; la ferveur allait de l’œuvre à l’homme et de l’homme à Dieu, portée sur les ailes de l’idéal, et dans le tabernacle l’âme trouvait mieux son Maître divin sous un rayonnement de beauté »45. ’

Dans cette note, on comprend bien l’analogie entre l’expérience mystique et l’expérience du Beau, analogie qui doit conduire ou soutenir la prière. L’architecte Sainte-Marie Perrin a souvent abordé ce thème de réflexion. Dans la biographie qu’il écrivit en hommage à son maître, il témoignait d’un dialogue – entre Pierre Bossan et un disciple – révélateur de l’importance de l’implication de l’émotion dans l’art :

‘« Un jour, un de ses élèves lui disait : « Le musicien est heureux, il peut par son art arracher des larmes ! » - « C’est vrai, répondit-il, mais ne soyons pas jaloux, et n’accusons que nous-mêmes, L’architecture ne peut-elle pas produire cette admiration sans lassitude qui s’appelle l’extase ! L’extase ! voilà ce que l’architecte devrait tendre à produire par son œuvre. Quelle intelligence de son art ! quel respect de la forme ! quel amour de la perfection dans cette simple réponse !  »46

L’émotion provoquée par l’œuvre religieuse est-elle l’unique critère de sa réussite ? Non, il ne s’agit que d’un moyen. D’autres notes prises par Sainte-Marie Perrin précisent le rôle de l’émotion esthétique provoquée par une œuvre religieuse :

‘« […] Ce que fait le saint dans l’ordre de la vertu, l’artiste chrétien le fait précisément dans l’ordre de la beauté. Ce qu’il tâche d’être devant Dieu, l’autre travaille à l’exprimer devant les hommes, avec cette intention et cet espoir de leur faire aimer ce qui est bon, en les forçant suavement à admirer ce qui est beau. »47 ’ ‘« On dit d’un savant, c’est un puits de science. On peut dire d’un artiste c’est un phare éblouissant. »48

Pour lui, l’artiste a pour mission d’élever l’âme du spectateur et de montrer le « chemin », de manière à la fois abstraite et sensible, c’est-à-dire en rendant évident les concepts du Bien, du Bon et du Beau dont la source est Dieu49, par le biais de la sensibilité. Pour arriver à cette fin d’élévation, l’architecte ou tout artiste se sert de l’émotion50. Le carnet de citations et de notes personnelles relevées par Sainte-Marie Perrin y fait très fréquemment allusion, telles ces citations de Willemain et de César Daly :

‘« Il faut avoir de l’âme pour avoir du goût. Les grandes pensées viennent du cœur ([…]). Que de choses dans ces simples paroles ! Il faut avoir de l’âme pour avoir du goût : ainsi le goût n’est pas une théorie, ni un dogmatisme fait d’avance, ni une tradition, de Rome, de Florence, ou de la Grèce. Non, le goût se trouvera partout où l’âme sera vivement émue. […] »51 ’ ‘« Une œuvre d’art, c’est le libre rayonnement des émotions d’une âme humaine, et non pas seulement les manifestations laborieuses d’une érudition plus ou moins péniblement acquise. »52

Ces deux citations lient dans un rapport étroit l’essence de l’homme qui est à l’image de Dieu pour les chrétiens, l’émotion et la créativité, autour de la notion commune du Beau. Ceci permet de comprendre que pour certains, la création artistique doit dépasser les questions de style ou d’école, pour s’attacher de manière intemporelle à hisser l’âme vers des sphères plus nobles et spirituelles.

Cependant, on constate que cette recherche d’une émotion noble et profonde, semble, le plus souvent, due à la beauté de l’œuvre qu’au sujet représenté. La critique s’insurgeait souvent contre l’exploitation sentimentaliste de certains sujets (voir pp. 33, 47-48, 59, 109). Il semble falloir distinguer ces deux types de sculpture religieuse : l’une cherchant à élever l’âme en passant par l’émotion, l’autre jouant sur la sensibilité émotionnelle pour simplement attendrir. L’architecte Clair-Tisseur et par enchaînement l’historien de l’art Michel Craffort53, remarquaient très justement le rapport d’influence entre la spiritualité d’une époque, la manière dont les artistes vivaient leur foi et ce qui en transparaît dans leurs oeuvres :

‘« Le sentiment religieux dans l’art varie lui-même comme la manière comme la manière de la comprendre dans les individus. […] Il y a un abîme entre les interprétations diverses de ce même sentiment parmi les artistes que je viens de citer [Ingres, Jean-Hippolyte Flandrin, Orsel/Périn] »54

Si la vie intérieure – le chemin spirituel – est propre à chacun, mais la foi est une. Les artistes ne devaient-ils pas s’appliquer à aller au-delà de ce qui leur est personnel pour tendre à la vérité ? L’erreur à éviter était subtile : confondre un pieux attendrissement avec le noble saisissement relatif à l’expérience du divin et du sacré. C’est ainsi que Louis Réau dénonçait le sentimentalisme de la statuaire industrielle55, relevant une observation attribuée au clergé selon laquelle les « grossières images en plâtre peint […] attirent plus de prières et d’offrandes que d’authentiques œuvres d’art »56. On peut s’interroger sur les divergences de buts : avant tout inciter à la prière ou aux offrandes et actes de piété ?

Cet aspect délicat de l’enjeu « catéchétique » ou éducateur de l’esprit vers la perfection, et les risques à éviter, Lucien Bégule les mentionne ainsi :

‘« Les artistes ne se persuaderont-ils pas, à leur tour, de la grandeur de la mission qui leur incombe à l’heure actuelle ? En sculpture, la voie leur a été tracée par les Paul Dubois, les Bonnassieux, mais surtout par notre Dufraine, dont Lyon a le droit d’être fier. L’œuvre de Charles Dufraine qui comprend une foule de sujets religieux, d’un accent si personnel et d’un sentiment toujours élevé […]. Chacune des compositions de l’artiste, ayant toujours eu une place déterminée, s’adaptait parfaitement au cadre qui devait la recevoir. Ses Vierges sont merveilleuses de grâce angélique et de noblesse. Avec quel tact a-t-il réalisé l’image, cependant si difficile à traiter, du Sacré-Cœur, pour éviter la banalité, sans tomber dans le réalisme choquant ! » ’

La noblesse du but de la sculpture religieuse nécessiterait donc une apparence digne. Ainsi, dans cet art, le sentimentalisme et l’attendrissement pour eux-mêmes sont considérés comme une défaillance, traduisant une propension idolâtre, une perte de la notion du divin ; cette tendance traduit le repli illusoire de la religion à l’état d’un idéalisme faible et douçâtre, face aux difficultés du contexte. En concordance avec les épreuves que subissait la foi catholique, la statuaire des églises semble devoir trouver son équilibre entre deux attitudes contrefaites : le pieux sentimentalisme superficiel voire illusoire ; et le trop solennel ou le rigorisme, produisant des œuvres guindées et austères.

Notes
40.

Louis Réau, Dictionnaire, t. 1, p. 474.

41.

Express, « Une statue d’Émilien Cabuchet », 20 mai 1893.

42.

Le Salut Public, « Nos artistes – Les Statuettes de Mlle de Roton », 21 décembre 1921, p. 50, Luc ROVILLE

43.

Jean Rochedix, « Belloni, imagier de Fourvière, poursuit, chaque jour, avec les saints et les anges, un dialogue de pierre », Écho Liberté, 11 (ou 1) août 1856.

44.

Archives personnelles de René Sainte-Marie Perrin, Carnet de citations relevées par Louis-Jean Sainte-Marie Perrin, p 24 (annoté « J.A.D. Ingres, Gazette des beaux-arts – 1 févr. 1870 »)

45.

Lyon, Archives municipales, 0009 II : Fonds Lucien Bégule, maître-verrier, « La déchéance de l’art religieux » (1916), conférences de L. B. documentation sur la sauvegarde de l’art religieux.

46.

SAINTE-MARIE PERRIN Louis-Jean, Pierre Bossan, architecte (1814-1888) : sa vie, son caractère, son œuvre, sa doctrine, Lyon, Mougin-Rusand, 1889, p. 23.

47.

Archives personnelles de René Sainte-Marie Perrin, Carnet de citations relevées par Louis-Jean Sainte-Marie Perrin, p 100 (signé de Mgr Pie et p.110 article découpé sans nom).

48.

Archives personnelles de René Sainte-Marie Perrin, Carnet de citations relevées par Louis-Jean Sainte-Marie Perrin, p 190, note signée des initiales de Sainte-Marie Perrin.

49.

Rapport affirmé par saint Augustin ; puis repris au XIXe siècle par des théoriciens se penchant sur le rapport entre Dieu, le Beau, l’art et l’élévation de l’âme comme Victor Cousin (Leçons, Du vrai, du beau, du bien, de 1815 à 1821, l’abbé Esprit-Gustave Jouve (Dictionnaire d’esthétique chrétienne ou théorie du beau dans l’art chrétien, 1856), Félicité de Lamennais (De l’Art et du Beau, 1865), Père Félix (L’Art dans le christianisme, Conférences à Notre-Dame, 1867), Étienne Cartier (L’art chrétien, Lettres d’un solitaire, 1881).

50.

L’expérience artistique – parallèle à l’expérience mystique – produit une sorte de perception intuitive de la réalité, par identification affective avec l’objet contemplé ; c’est la perception innée des thomistes (Thomas Merton).

51.

Archives personnelles de René Sainte-Marie Perrin, Carnet de citations relevées par Louis-Jean Sainte-Marie Perrin, p 9, (signé de Willemain 40e leçon, p 241).

52.

Archives personnelles de René Sainte-Marie Perrin, Carnet de citations relevées par Louis-Jean Sainte-Marie Perrin, p 74 (signé pour César Daly).

53.

Michel Caffort, « Faire croire : l’exemple des nazaréens lyonnais », Le Temps de la peinture, Lyon 1800-1914, Le Temps de la peinture, Lyon 1800-1914, Lyon, Fage éditions, 2007, p. 63.

54.

Clair-Tisseur, « Les artistes lyonnais à Paris », Revue du lyonnais, t. VII, novembre 1853, p. 63. (cité par M. Craffort, note 52, p. 63)

55.

voir « Le cas de la statuaire industriel », pp.106-112

56.

Louis Réau, Dictionnaire, t. 1, 469.