Face au grand nombre de constatations sur les insuffisances de la sculpture religieuse du XIXe siècle, nous pouvons nous demander s’il existe des œuvres et des artistes de qualité à cette époque. Les ignorons-nous ? À la mort de Cony, un critique s’interrogeait :
‘« La mort est venue enlever prématurément aux beaux-arts, dans toute la force de l’âge et du talent. L’un des meilleurs élèves du baron de Ruolz, il excellait dans les œuvres religieuses auxquelles son âme délicate sut toujours imprimer un cachet profondément chrétien. Sa trop grande modestie et son éloignement pour tout ce qui ressemblait à l’intrigue ont seuls pu faire qu’il est passé presque inconnu parmi nous, mais la postérité, moins indifférente et plus juste, saura certainement apprécier ce style pur et correct, cette délicatesse et cette sûreté de ciseau, cet idéalisme religieux qui caractérisent les œuvres nombreuses dont il a doté la plupart des départements de nos régions. »57 ’L’art de Cony est de qualité, mais très discret ; son œuvre demeure plus inconnus que jamais. Devant cette réalité, l’interrogation se fait plus pressante. Plusieurs explications sont envisageables. On peut les synthétiser en deux formes. Les artistes ayant travaillé dans ces églises étaient le plus souvent des personnalités discrètes, voire effacées, derrière les architectes, sans le panache des Pradier, Préault, Carpeaux, Rodin, etc. au caractère et aux œuvres plus polémiques. De même, l’art de la sculpture religieuse est un art qui semble devoir se fondre dans son environnement et parler doucement aux fidèles.
Qu’est-ce que révèlent les différentes critiques citées plus haut du but de cet art ? Les aspirations relevées sont si nombreuses qu’elles semblent inconciliables. À partir de ces témoignages, il faut cependant faire ressortir quels sont les critères d’appréciation que nous devons aujourd’hui garder pour estimer la réussite cette sculpture religieuse. Ces critères sont multiples : l’œuvre doit réussir à exprimer la piété de son sujet, être en harmonie avec son cadre architectural, son style être le fidèle témoin d’une époque ; puis viennent les questions plus délicates – pour l’artiste comme pour le critique – de l’originalité, de son intégration dans l’évolution de l’art. Comment exiger de l’inédit d’une époque où la mode est à l’historicisme ? Enfin, il faut admettre en respectant l’esprit du moment, qu’il ne convenait pas – ce qui sera tout particulièrement vérifié à Lyon – à la sculpture religieuse de provoquer des chocs et des questions sur l’esthétique, mais d’inviter à la prière. En voulant demeurer le discret soutien de la prière, et l’embellissement harmonisé de l’architecture, la sculpture religieuse s’est faite oublier…
Finalement, qu’est-ce que la critique désavoue ? Le stéréotypage, le manque de créativité et de « style », l’inexpressivité ou au contraire le sentimentalisme, l’absence d’œuvres d’art authentiques ? Difficiles dans ces conditions de donner satisfaction à chacun : les pondérés classiques ne peuvent supporter les sentimentalistes, et finalement cet art est à la fois accusé de rigidité et de mièvrerie. De même, plus tardivement, les classiques fulminent à la fois contre la statuaire industrielle et les nouveaux. Ces tendances sont les mêmes dans la peinture religieuse : les nouveaux sont doublement critiqués, soit d’être des fades (Maurice Denis), soit d’être des révoltés (Rouault). En conséquence de ces aspirations qui se contredisent, les « plus représentatifs » de l’époque – ceux qui cherchaient à concilier autant que possible ces diverses revendications – sont aujourd’hui ignorés
Un critique des Échos de Fourvière reconnaît la difficulté des multiples enjeux de la sculpture religieuse, à propos de la statue de la Sainte Vierge sculptée par Fabisch en marbre de Carrare, d’après les données de Bernadette, pour la grotte des apparitions à Lourdes : « M. Fabisch a su allier dans son œuvre les conditions rigoureuses de l’art, de la tradition et des circonstances »58. En commentant le premier essai de polychromie sur les stations du Rosaire réalisées par Fabisch, Johannès Blanchon exprime de manière semblable la complexité des fins et les risques de cet art, même s’il touche ici à d’autres questions liées à une circonstance différente de création :
‘« Le but de l’art religieux est de toucher les masses, sans faire aucun sacrifice au mauvais goût. Il est, dès à présent, évident que l’impression générale produite par ces monuments sera plus touchante »59.’Les arts religieux ont donc des enjeux particulièrement complexes, conciliant expressivité, dignité, adaptation au sujet figuré et au lieu. De plus, il s’agit d’« un puissant moyen d’action sur les âmes » (t. 1, p. 475), un langage jouant à la fois sur les domaines des sens et des émotions – correspondant bien à la nature humaine – capable d’atteindre l’âme et de l’attirer bien au-dessus de ce qu’elle voit et ressent. Ce sont toutes ces conditions qui lui donnent sa noblesse.
À cause de ces aspirations contradictoires, la sculpture religieuse serait-elle restée une période stérile dans l’histoire de l’art, n’arrivant à aboutir à aucune réponse satisfaisante, et restant en marge du reste de la sculpture contemporaine et des autres arts religieux ? De réputation, l’art du XIXe siècle à Lyon est trop rapidement considéré comme figé. L’art sacré de cette ville serait facilement diffamé pour ne pas avoir pris part aux formes matérielles évidentes du renouveau de la peinture religieuse : animée d’une touche orientaliste comme le firent Delacroix, Chassériau ; ou encore inspirée par les époques précédant la Renaissance ; puis en transposant des sujets dans un contexte contemporain (à la manière des artistes du Moyen-Âge), comme le firent Dagnan-Bouveret, Maurice Denis. Mais cette école lyonnaise attachait plus d’importance à la pensée, à la profondeur religieuse des œuvres, qu’à leur apparence ou leur appartenance à tel ou telle tendance stylistique (cf. Bruno Foucart, pp. 156-159)
Cependant, au début du XXe siècle, la longue période de maturation et les tâtonnements de la sculpture religieuse commencèrent à progressivement donner leurs véritables fruits. Certains sculpteurs tentèrent de réviser les sujets religieux en les colorant de références au monde contemporain, d’autres, au contraire, les dépouillaient de références temporelles. Ainsi en 1920, Larrivé proposa pour la chaire de la basilique de Fourvière (cat. 77) un projet avec des personnages vêtus de costumes contemporains ; mais ce projet fut refusé par la Commission Fourvière et l’artiste dut présenter un second essai en 1924. Un commentaire de Louis Roville à son sujet donne une vision de ce que la sculpture religieuse devrait être dans l’idéal : ni conventionnelle, ni glacée, ni emphatique :
‘« Larrivé avait exécuté la maquette de la chaire ; l’exposition nous la montre ; c’est peut-être bien son chef-d’œuvre. Le Christ prêche et la foule se presse autour de lui. La composition est neuve, souple, sans cette froideur de tant de défilés religieux. Certaines figures, entre autres celle d’une jeune femme voilée, sont exquises et, j’en suis sûr, resteront célèbres comme telles de ces figures des vieux maîtres italiens, à Florence, à Sienne ou à Rome, que le monde entier connaît. Larrivé était-il particulièrement doué pour la sculpture religieuse ? Non, sans doute, si l’on considère le sentiment religieux comme grave, profond, ascétique. Mais il sentait et savait rendre la candeur gracieuse et pure qui est bien à sa place dans cette église de la Vierge. On ne peut trop se réjouir que la Commission de Fourvière ait confié les travaux de sculpture de la basilique à cet artiste, ni trop regretter qu’il dût si tôt les interrompre. […] L’artiste a toujours recherché ces attitudes naturelles, éloignées de la convention. […] Le respect de la matière est une théorie chère aux esthéticiens d’aujourd’hui : la matière est belle en elle-même ; toute matière est belle ; l’artiste ne doit pas en altérer ou en dissimuler la beauté : il doit se borner à la mettre en valeur [théorie juste, mais attention à ne pas la pousser trop loin et préférer des galets et des morceaux de fer : négation de l’art qui suppose en lui une intervention de l’homme] Elle a pourtant sa part de vérité : elle enseigne que le marbre n’est pas fait pour imiter la dentelle, qu’il faut éviter la surcharge ; elle inspire cette leçon de sobriété qui est la principale et meilleure leçon de notre temps. Question de mesure » ’Soulignons le dernier mot du critique « question de mesure » ; ce dernier a parfaitement cerné la difficulté des impératifs de la sculpture religieuse, loin des faux débats – le sculpteur doit-il être obligatoirement croyant ? Faut-il s’inspirer de l’Antiquité, ou d’autres siècles passés chrétiens, ou faire du neuf ? Faut-il que la sculpture religieuse soit toujours sévère, ou doit-elle au contraire faire systématiquement place aux émotions ? – Il s’agit surtout d’adapter le rendu au sujet, à l’esprit de l’église, d’éviter les conventions et les exagérations. Pour cela et de la même façon, Louis Roville appréciait « les figures de bronze qui flanquent la châsse du curé d’Ars sortie des ateliers Cateland : la Sainte Philomène, de Larrivé ; le Saint François d’Assise de Castex, le Saint Benoît Labre de Prost qui, toutes, dans un sentiment différent, sont des œuvres de premier ordre. »60
Les retables de l’Annonciation par Castex en 1922, de la Visitation par Larrivé en 1913 et de la Pentecôte par Belloni en 1941-1943 à la basilique de Fourvière, témoignent de cette tendance à rendre intemporelles les scènes religieuses. Parallèlement, la manière d’envisager le modelé change.
Ce regain de vitalité et d’intérêt pour les arts religieux, désormais nommés « art sacré », fut soutenu par des publications, des associations d’artistes, de critiques et de membres du clergé voulant dynamiser cette branche de l’art. C’est le cas de la Société de Saint-Jean, ou des Ateliers d’art sacré, fondés en 1919 par Georges Desvallières et Maurice Denis. Or, Lucien Bégule, qui critiquait vivement la sculpture religieuse de son époque, témoigne toutefois de ces espérances en 1916 : « Il est certain qu’une réaction se prépare. Déjà des initiatives privées cherchent à grouper leurs efforts pour constituer des centres d’action telle la Société Saint-Jean, association d’artistes chrétiens sous la présidence de M. Henry Cochin. ». Il escomptait ainsi, qu’au lieu de donner des « caricatures » de l’art, le Beau soit montré et commenté au plus grand nombre, pour former leur goût.
Cette évolution des arts religieux ne donna pas satisfaction à tous. Ainsi en 1921, Bégule reconnaissait un réel effort sur les dernières années, mais se plaignait de certaines œuvres « aussi étranges que déconcertantes » comme le Sacré-Cœur de Georges Desvallières. Il déplore les soi-disant belles œuvres du siècle passé et s’interroge sur celles de son siècle, jugeant que trop souvent la « banalité inexpressive » triomphe, voire même la laideur :
‘« Mais n’est-il pas à redouter que cette soif de rénovation, mal tempérée, ne dépasse le but en devenant outrancière dans ses résultats ? Beaucoup de nos jeunes artistes emportés par l’ardeur de tempéraments mal assagis, ou trop confiants en eux-mêmes, parfois dans leur suffisance, se croient autorisés à renier, à dédaigner les grandes œuvres du passé pour ne pas être entravés dans leur élucubrations. […] des esprits peu éclairés se laissent trop souvent prendre au mirage de ces théories nouvelles, de ces productions de cerveaux déséquilibrés, ou bien encore d’artistes raté cherchant un succès facile dans l’exploitation de la badoudrie [sic : balourdise ou badauderie ?] humaine. […] Si nous devons en juger par les œuvres exposées actuellement dans une section spéciale du Salon d’Automne de Paris, où figurent les envois de Georges Desvallières, Henri Maret, Emile Bourdelle, Maurice Denis qui sont considérés comme des réformateurs appelés à rénover l’art de l’Église, nous ne pouvons que réserver toute appréciation, pour le moment du moins. Là encore, sévit l’art révolutionnaire, dans toute son étrangeté outrancière, pour ne pas dire plus. »’On comprend que tout cela était trop pour les goûts très pondérés de Lucien Bégule, admirateur de l’équilibre antique et de Charles Dufraine.
Après un renouveau des arts religieux au début du XXe siècle, la difficulté de leurs enjeux, l’équilibre entre créativité, respect des sujets et de la noblesse de la foi, firent à nouveau débat. Le pape Pie XII (Rome 1876 – Castel Gandolfo 1958) dans son Encyclique Mediator Dei du 20 novembre 1947, condamne à la fois l’audace choquante de quelques artistes contemporains se complaisant dans des déformations grotesques et indécentes, et le mercantilisme des fabricants de statues stéréotypées qui envahissent les églises :
‘« Les œuvres modernes, les mieux harmonisées avec les matériaux servant aujourd’hui à les composer, ne doivent pas être méprisées et rejetées en bloc, de parti pris ; mais, tout en évitant, avec un sage esprit de mesure, d’une part les excès du "réalisme", et de l’autre ceux du "symbolisme", comme on les appelle, et tout en tenant compte des exigences de la communauté chrétienne plutôt que du jugement et du goût personnel des artistes, il importe extrêmement de laisser le champ libre à l’art de notre temps, qui, soucieux du respect dû aux temples et aux rites sacrés, se met à leur service, de telle sorte que, lui aussi, puisse unir sa voix à l’admirable cantique chanté, dans les siècles passés, par les hommes de génie, à la gloire de la foi catholique. Nous ne pouvons, cependant, nous empêcher - c’est pour nous un devoir de conscience - de déplorer et de réprouver ces images ou ces statues introduites récemment par quelques-uns, et qui semblent bien être une dépravation et une déformation de l’art véritable, en ce qu’elles répugnent parfois ouvertement à la beauté, à la réserve et à la piété, par le regrettable mépris qu’elles ont de l’instinctif sentiment religieux, il faut absolument bannir ou expulser ces œuvres de nos églises, ainsi qu’"en général tout ce qui n’est pas en conformité avec la sainteté du lieu" »’ ‘« Nous désirons et Nous recommandons chaudement, encore une fois, la beauté des édifices sacrés et des sanctuaires. Que chacun fasse sienne cette parole inspirée : " Le zèle de ta maison m’a dévoré " (Ps. LXVIII, 10 ; Jn II, 17) ; […] sans toutefois faire parade d’un luxe excessif, chaque chose soit adaptée et de bon goût, […]. Nous avons réprouvé, plus haut, la façon d’agir incorrecte de ceux qui, sous prétexte de retour à l’antiquité, veulent expulser des temples les images sacrées ; nous pensons que c’est ici notre devoir de reprendre la piété mal comprise de ceux qui, dans les églises et même sur les autels, offrent sans juste motif à la vénération des fidèles une multitude d’images et de statues, de ceux qui exposent des reliques non authentiquées, de ceux enfin qui mettent l’accent sur des pratiques particulières et insignifiantes au détriment des essentielles, ridiculisant ainsi la religion et diminuant la dignité du culte. »’Ces propos du pape résument la complexité de l’équilibre des arts sacrés, en particulier pour la sculpture religieuse, devant éviter les excès outranciers du modernisme et les écueils d’un art volontairement fermé sur son passé et inhibé, tendance qu’il est possible de mettre en relation avec le courant « fidéiste » du XIXe siècle61, conduisant à la stagnation, à la sclérose de la foi comme de l’art religieux.
L. M., Le Télégraphe, « J.-B. Cony, sculpteur-statuaire », juin 1873.
« Faits Divers – Inauguration solennelle et bénédiction de la très sainte Vierge dans la grotte de l’apparition, à Lourdes », Écho de Fourvière, 1864, p. 133. Voir p. 143.
Johannès Blanchon, « Les Monuments du Rosaire », Écho de Fourvière, 1865, p. 259.
Luc Roville, « L’Art religieux à l’exposition catholique », Le Salut Public, 29 mai 1936.
« qui ne reconnaît pas l'importance de la connaissance rationnelle et du discours philosophique pour l'intelligence de la foi, plus encore pour la possibilité même de croire en Dieu ». Définition extraite de l’encyclique Fides et Ratio du 14 septembre 1998 par Jean-Paul II.