I. Statuts et métiers de la sculpture : conséquences sur l’élaboration des œuvres

1) Des différents statuts de « sculpteurs » au XIXe siècle

Ceux qu’on nomme aujourd’hui d’une manière commune et générique « sculpteurs » ont au XIXe siècle plusieurs statuts. Il est possible de compter trois différentes situations qui semblent avoir été nettement établies dans cette seconde moitié du XIXe siècle ; en témoignent les papiers d’en-tête et les actes officiels des artistes concernés, ainsi que leur classification au sein des Indicateurs (annuaires de l’époque à Lyon).

Le statuaire 62 ou maître sculpteur63 est artiste à part entière, jouissant d’une certaine considération dans le monde l’art. Il est l’auteur des sculptures artistiques vers lesquelles les regards se tournent dans les églises, son rôle est encore de concevoir et diriger l’exécution d’une œuvre confiée à un exécutant. La manière dont se dénomment eux-mêmes ces sculpteurs marque cette répartition. Par exemple, Charles Dufraine64, Fontan65, etc. se dénomment statuaires. En 1935, la revue Arts et littérature 66 expliquait : « Il est bien rare qu'un modeleur, qui ignore tout du travail de la pierre, revienne sur l'ouvrage du praticien. Le choix de la pierre n'a toute son importance que pour le sculpteur qui taille ». La différenciation entre les tâches du maître statuaire et des praticiens est donc délimitée.

Le sculpteur 67 est défini, à travers toutes les époques, comme celui qui fait profession de sculpter dans le marbre, la pierre ou le bois. Il n’est pas forcément l’auteur de l’œuvre sculptée qu’il réalise, il peut être un simple exécutant. C’est ainsi qu’il est le plus souvent interprété au XIXe siècle : le sculpteur est chargé des œuvres à la fois figuratives et décoratives, sous la direction étroite de l’architecte. Mais, cette catégorie est instable et difficile à définir strictement : elle témoigne du caractère fluctuant de ces statuts. Un sculpteur ornemaniste, ou un praticien, peut être amené à sculpter une œuvre figurative68, dans ces cas, quelle différence avec le sculpteur-artiste dit statuaire ? Simplement, le sculpteur ne bénéficie pas de la même considération, il intervient forcément sous la gouverne minutieuse de l’architecte, suivant pas à pas ses recommandations ; alors que le statuaire a plus de liberté pour régir lui-même son art, toutefois, tous les exemples documentés de commandes importantes à Lyon montrent que même le statuaire travaillait sous la surveillance de l’architecte69. À l’inverse, un sculpteur peut être mandaté pour un emploi d’ornemaniste, ce fut le cas de Comparat qui exécuta les culs-de-lampe à l’église Saint-Georges, sur les dessins de Bossan et de Franchet en 187070.

Sous l’appellation de sculpteurs se reconnaissent par exemples Joseph Chenevay « sculpteur staffeur »71, Miaudre72, Robert73, Vaganay74, Gaétan Visconti75.

Enfin le sculpteur ornemaniste ou praticien 76 est souvent la même personne au XIXe siècle. Bien que les définitions de leur métier soient distinctes, il peut y avoir un point d’achoppement. L’ornemaniste est celui qui exécute les ornements, éléments décoratifs d’architecture ou du mobilier faisant appel à la technique de la sculpture, ainsi que certains éléments constitutifs des statues. Il peut travailler indépendamment et recevoir les commandes en fonction des devis, de sa réputation et peut-être de la confiance acquise lors d’autres collaborations, dans un marché concurrentiel. Le praticien est spécialisé dans le dégrossissage des blocs de matière ; quelquefois, il s’agit d’un travail effectué par des apprentis ou des proches collaborateurs dans l’atelier un sculpteur maître ; aussi, le travail confié est occasionnellement plus poussé que du dégrossissage. De la sorte, ornemaniste ou praticien sont fréquemment les mêmes ouvriers, travaillant d'après les indications d’un statuaire ou de l’architecte.

Ainsi, la commande et le contrat s’établissent en fonction de la catégorie à laquelle appartient l’exécutant. Bien souvent, les contrats77 avec les sculpteurs stipulent que les œuvres seront faites sur les dessins de l’architecte en charge, ou qu’il devra présenter ses maquettes à ce directeur pour obtenir son approbation. Cependant, ces catégories sont loin d’être fixes. Par exemple, Félix Bernasconi est mentionné comme ornemaniste78 dans le Dictionnaire des artistes et ouvriers d'art du Lyonnais, mais en 1880, il se présente comme sculpteur statuaire dans l’Indicateur Fournier, et travailla en 1848-1849 à plusieurs emplois pour l’église Saint-Georges, notamment à la chaire et à une croix79.

La carrière de Charles Dufraine témoigne de ces différents statuts et de leur perméabilité. Après des débuts difficiles comme praticien dans des ateliers de sculpteur, et un parcours de formation particulier et tardif (voir pp. 71-72), l’architecte Pierre Bossan le remarqua (voir p. 122) dans l’atelier de Bonnet, et le maître-orfèvre Armand-Calliat sollicita aussi Dufraine dès 1859. Le maître-orfèvre témoigne de l’originalité du cheminement de son ami et de la relative mobilité de ces statuts :

‘Le petit apprenti bourguignon dont l’ambition se bornait à sculpter proprement l’ornementation courante à l’usage des entrepreneurs de marbrerie, c’était Dufraine, le grand statuaire religieux, le professeur accompli […]. à quoi bon s’étendre sur la genèse de cette vocation ? La distance qui sépare l’ouvrier d’art de l’artiste est moins infranchissable qu’on ne le croit communément. Il suffit de la rencontre fortuite de l’évidence qui lui révèlera ses dons innés et des circonstances qui l’aideront à les développer. »80

Notes
62.

Cette catégorie n’existe pas dans l’Indicateur de 1838 ; en 1861 elle est fondue en « sculpteurs-statuaires » ; en 1870, tous sont réunis sous l’appellation « sculpteurs marbre et autres matières » au profit d’une distinction de métier avec les « sculpteurs bois » ; en 1880, « sculpteurs-statuaires » sont réunis ; en 1890 dans l’Indicateur Lyonnais ; « Sculpteurs-statuaires » sont regroupés ; dans l’Indicateur Fournier en 1901, « Sculpteurs-statuaires » sont réunis mais distingués pour le bois ; dans l’Indicateur Henry en 1910 « sculpteurs-statuaires » sont réunis.

63.

La Sculpture méthode et vocabulaire, principes d’analyse scientifique, 1978, Paris, IGMRAF, p. 544.

64.

Lyon, Archives diocésaines, 69 P I 515, Fabrique de l’église de Notre-Dame Saint-Vincent – Journal des recettes et dépenses, 1883.

65.

Lyon, Archives diocésaines, 69 P I 542, Église Saint-Bonaventure, état des honoraires pour le retable de Saint-François-d’Assise, 1896.

66.

Arts et littérature, Paris, Europe, 1935, p. 20-16.

67.

Voir note 62, pour les statuaires.

68.

Voir les différents travaux de Joseph Chenevay à l’église de Notre-Dame de Bellecombe sous la direction de Pierre Duret.

69.

Par exemple pour la façade de l’église de Notre-Dame Saint-Vincent par Dufraine ; pour la basilique de Fourvière.

70.

Lyon, archives diocésaines, Saint Georges : I 499, contrat de Comparat le 12 mai 1870.

71.

Lyon, Archives diocésaines, 69 P I 1152, contrat pour les travaux à l’église de Notre-Dame de Bellecombe.

72.

Lyon, Archives diocésaines, 69 P I 1206, Église Saint-André, Reçu de Miaudre, sculpteur, 1 000 francs pour un autel.

73.

Lyon, Archives diocésaines, 69 P I 542, Église Saint-Bonaventure, état des honoraires des travaux exécutés de 1841 à 1857.

74.

Lyon, Archives diocésaines, 69 P I 542, Église Saint-Bonaventure, état des honoraires des travaux exécutés de 1841 à 1857.

75.

Lyon, Archives diocésaines, 69 P I 542, Église Saint-Bonaventure, honoraires dûs pour le meuble d’exposition des reliques.

76.

Cette catégorie existe dans l’Indicateur de 1838 (ornemanistes) ; existe en 1861 (Sculpteurs ornemanistes) ; 1870, tous sont réunis sous l’appellation « sculpteurs marbre et autres matières » ; existe en 1880 (Sculpteurs ornemanistes) ; en 1890 dans l’Indicateur Lyonnais, « Sculpteurs ornemanistes » sont divisés en pour « pierre et marbre » et « bois » ; existe dans l’Indicateur Fournier en 1901 avec la précision « pierre et marbre » ; dans l’Indicateur Henry en 1910 avec la précision « pierre et marbre ».

77.

Par exemple le contrat de Guy, sculpteur avec le curé de Saint-Georges pour le maître autel, sur dessin de Bossan, avec modèles préalables pour sculpture d’ornementation ; le 24 septembre 1851. Lyon, Archives diocésaines, Saint Georges : I 499.

78.

Il fut chargé par Dardel en 1844 de l'ornementation sculpturale de la fontaine de la place Saint-Jean qu'il venait d'ériger et dont le modèle est à l'École des Beaux-arts de Lyon. Il collabora aussi sous la direction du même architecte, aux sculptures ornementales du Palais du Commerce, en 1860.

79.

Lyon, Archives diocésaines, Saint Georges : I 499.

80.

Express, 5 février 1900.