3) Un « style » propre à une « vocation »

La foi est bien au-delà d’un critère de distinction pour ces artistes s’étant voués à la sculpture religieuse ; la foi est aussi un moteur, un engagement. Bien souvent, pour eux comme pour les critiques, cet art est missionnaire. Dans ses notes personnelles, l’architecte Sainte-Marie Perrin, relevait :

‘« […] Ce que fait le saint dans l’ordre de la vertu, l’artiste chrétien le fait précisément dans l’ordre de la beauté. Ce qu’il tâche d’être devant Dieu, l’autre travaille à l’exprimer devant les hommes, avec cette intention et cet espoir de leur faire aimer ce qui est bon, en les forçant suavement à admirer ce qui est beau. »104 ’ ‘« On dit d’un savant, c’est un puits de science. On peut dire d’un artiste c’est un phare éblouissant. »105

De cette volonté « missionnaire » découle un style propre à ces artistes. À Lyon, cet idéal est si fort que des critères se formèrent comme des prescriptions communes, aboutissant à un langage propre, qui semblait le seul capable de répondre à ces objectifs. De la sorte, en se donnant entièrement à cet appel, ces sculpteurs religieux ont fortement distingué leur « style » des autres par la primauté donnée à l’équilibre, la pondération des sentiments.

Bonnassieux estimait que l’art doit être moral, et que, comme la parole est un moyen d’évangéliser les hommes, l’art est un autre procédé de prédication. Ce concept est caractéristique du courant qui s’établit au XIXe siècle pour le renouveau des arts religieux, très actif à Lyon106. En raison de son idéal prononcé (voir p.63) et de ses relations prépondérantes avec les artistes chrétiens de l’époque (voir pp. 73-85), il peut être considéré comme le chef de file de cette spécificité de la sculpture religieuse lyonnaise. En retraçant la carrière de l’artiste, sa nécrologie met en évidence ses idéaux et la valeur exemplaire de ses aptitudes :

‘« Son instruction première ayant été négligée, il la refit par des lectures et des voyages. Il fut initié par la tradition académique et partit en Italie étudier les chefs d’œuvre de l’antiquité païenne et de la Renaissance (surtout florentine). […] Ses maîtres préférés furent Dumont, Ingres, après Legendre-Héral de Lyon. Toute sa vie, cependant, il estima qu’il devait continuer à apprendre. […] S’il avait subit toutes ces influences, il n’en avait pas moins des idées personnelles. […] Certes, l’Antiquité a d’incomparables et radieuses beautés, dont la connaissance et l’étude sont indispensables ; leur intelligence – il n’a garde de le méconnaître – sert excellemment à l’éducation de l’artiste. Toutefois, c’est bien vers les idées chrétiennes que M. Bonnassieux se laisse entraîner. Elles sont ses grandes inspiratrices. Sa foi d’artiste et sa foi de croyant rencontrent en elles le double idéal qu’il chérit. […]Une œuvre, dit-il, ne peut durer que si elle est fortement pensée. Il faut donc, il le proclame, éviter la hâte et préférer à la jolie frivolité parisienne le beau plus sérieux de Rome. Enfin, il convient de ne rien sacrifier aux exigences de la vente. »107

Cependant, en cette fin de XIXe siècle, ce profond équilibre et cette réserve expressive ne furent pas toujours compris et quelquefois considérés comme rétrogrades. La Revue du Siècle ignorait la quête sincère de l’artiste et estimait :

‘« C'était un talent classique, académique dans la force du terme, manquant de diable au corps, un peu froid, mais correct et toujours étudié et pondéré. Il ne s'est jamais laissé entraîner à une faute de goût. Il est un exemple du succès qu'on peut obtenir, dans nos sociétés modernes, par la persévérance laborieuse. »108

Si Bonnassieux sut mettre au point et employer un style adapté et propre aux sujets religieux, son idéal a été poursuivi, de manière certaine par Jean-André Delorme (Sainte-Agathe-en-Donzy (Loire) 1829 – idem 1905) :

‘« Nous venons d’admirer dans les vitrines du « Monde religieux », rue de Bellecour, une statue de Saint Joseph [cat. 510] due au ciseau d’un artiste lyonnais, M. Delorme, et destinée à l’église Saint-Bonaventure, […]. Nous sommes heureux de constater que M. Delorme reste fidèle à lui-même, et qu’il continue, dans le fini des ses œuvres, les traditions de son illustre maître, Bonnassieux. »109

De même, Jean-Baptiste Cony (Panissières (Loire) 1828 – Lyon 1873) perpétua le style de son maître Léopold de Ruolz (Francheville (Rhône) an XIII – Lyon 1879), qui possède des caractéristiques toutes semblables à l’art de Bonnassieux. Dans Le Salut Public, L. Vismara témoigne que Cony « excellait surtout dans le genre religieux, et nul mieux que lui n’a su donner aux œuvres de ce genre l’expression qui leur convient. », ces caractéristiques sont un « style toujours pur et correct » empreint « d’un sentiment profondément chrétien », un « ciseau délicat et sûr », inspiré d’un « divin idéal »110.

Ce style ne semble pouvoir se résumer à un maître et quelques disciples, c’est toute la sculpture religieuse lyonnaise qui est empreinte de délicatesse et pondération, correspondant à ce langage « missionnaire » qui doit élever l’âme :

‘« L’église de Saint-Georges, à Lyon, possède de lui [Léonard Périer, élève de Ruolz] un morceau remarquable qui fait le plus grand honneur à son talent. C’est la charmante statue de la Vierge, portant l’Enfant-Jésus, que l’on peut voir dans la chapelle, à gauche, de cet édifice. De l’aveu des véritables connaisseurs, elle est un chef-d’œuvre de grâce et de sentiment religieux. L’exécution en fait un travail achevé. »111

En traitant de l’iconographie des saints et en particulier de celle de la Vierge Marie, un article de l’Écho de Fourvière énonce clairement cet idéal de dignité qui marque le style de tous les sculpteurs ayant consacré leur carrière à l’art sacré :

‘« Nos artistes, désireux de nouveauté, peut-être, oublient un peu trop, selon nous, alors même qu’ils conservent le type traditionnel, les caractères qu’il doit avoir, et, avant tout, la dignité suréminente de celle qu’ils sont appelés à représenter. Une figure aux traits réguliers, d’un ensemble pur, des yeux baissés, des draperies arrangées avec art, il semble que ce soit tout. On offre à nos regards la ressemblance d’une femme modeste ; mais est-ce bien l’image de la Vierge ; de celle qui, seule dans le monde, s’appelle la Mère de Dieu ? Il manque, à ces figures, une qualité non moins essentielle que les autres, un reflet de majesté. Que cela soit difficile à rendre, d’accord ; mais enfin, c’est pour l’artiste une obligation. Il ne doit pas oublier que Marie est Reine ; qu’aucune souveraineté humaine n’approche l’étendue de sa puissance ; qu’il doit y avoir, dans sa représentation, quelque chose qui élève l’âme, et sans en diminuer la confiance, commande le respect »112

Ainsi, cette vocation pour la sculpture religieuse demande aux artistes de faire appel à un style particulier qui distingue ces sculpteurs des autres113. De la sorte, il est probable que certains artistes aient été écartés à cause d’un style trop personnel en désaccord avec cet idéal, ou au contraire, que certains artistes se soient eux-mêmes tenus à l’écart, ne pouvant plier leur art à ces exigeantes conditions lyonnaises. C’est certainement pourquoi ne furent pas sollicités : Pierre Devaux dont le style est si souple et libre, attiré par la courbe, les fioritures et les expressions vives, sources puisées dans la sculpture du XVIIIe siècle et finalement proche de l'Art nouveau ; Jean Carriès dont les œuvres sont toutes frémissantes de vie et les expressions spontanées.

Il existe donc clairement une vocation à la sculpture religieuse, et ces artistes se reconnaissent un langage, à style tout particulier, fait pour répondre au dessein de cette « mission ».

Notes
104.

Archives personnelles de René Sainte-Marie Perrin, Carnet de citations relevées par Louis-Jean Sainte-Marie Perrin, p 100 (signé de Mgr Pie et p.110 article découpé sans nom).

105.

Archives personnelles de René Sainte-Marie Perrin, Carnet de citations relevées par Louis-Jean Sainte-Marie Perrin, p 190, note signée des initiales de Sainte-Marie Perrin.

106.

Voir pp. 27-29

107.

D.-F., « Bonnassieux », Salut Public, jeudi 12 novembre 1896.

108.

La Revue du Siècle, "Nécrologie, Jean-Marie Bonnassieux", mai 1892, pp. 449-450.

109.

Salut Public, « Une Œuvre d’art », dimanche 3 décembre 1893.

110.

L. Vismara, Salut Public, « Nécrologie – J.-B. Cony, statuaire lyonnais », 10 juin 1873.

111.

Écho de Fourvière, « Nécrologie » de Léonard Périer, 1er septembre 1866, p. 289.

112.

D***, « Des statues et des images de la Sainte Vierge », Écho de Fourvière, pp. 391-392.

113.

À propos de ce style particulier, voir pp. 42-49 la partie « L’enjeu religieux (et artistique) ».