De manière surprenante, il y eut parmi ces artistes plus de mouvement que ne pourrait le laisser supposer le caractère réputé fermé de la ville ainsi que le cercle apparemment restreint de sculpteurs consacrés au domaine religieux. Sur les vingt-six sculpteurs ayant travaillé – pas seulement dans les églises de Lyon mais aussi dans les environs et pour les Salons – cinq sont natifs de régions éloignées118, neuf sont de régions relativement voisines119, deux sont de la banlieue120, et sept sont originaire de Lyon même121, enfin deux n’ont pu être localisés.
Pour leurs études, tous sont passés par l’École des Beaux-arts de Lyon, seuls J.-H. Fabisch fut formé en dehors à Aix-en-Provence, ainsi que l’italien Rodolphe Galli, avec des exceptions possibles pour Pierre Vermare, Fontan et Comparat dont les parcours ne sont pas connus.
Quelques-uns, provenant de régions plus éloignées, reçurent sans doute une première formation dans des villes plus rapprochées de leurs racines : Jean-Antoine Aubert fut formé par Nyons à Marseille. Paul-Émile Millefaut, qui naquit à La-Roche-de-Glun le 19 juillet 1847, entra à l’âge de quinze ans à l'école d’art sacré fondée par l'architecte Pierre Bossan et l'abbé Didelot à Valence. Il y fut l’élève de Charles Dufraine. À dix-neuf ans (en 1867), il alla à Lyon et étudia à l’École des beaux-arts, grâce à une bourse de la Drôme. Cabuchet reçut certainement quelques cours de dessin ou de modelage à Bourg-en-Bresse (Ain) ou à Chambéry (Savoie) où il fit ses études classiques ; il est également possible que Cubisole effectua de premières études au Puy-en-Velay (Haute-Loire) ou à Saint-Étienne (Loire) avant de partir vers Lyon.
Le cas du parcours d’étude de Charles Dufraine est un peu particulier, en partie du fait qu’il soit issu d’un milieu défavorisé. Aîné de sept enfants, il perdit son père à onze ans. Il fut alors confié à l’abbé Coulliérand, curé de Brangues qui lui apprit le latin, mais il préférait dessiner des saints ou les tailler dans du bois ; aussi l’abbé le laissa-t-il entrer comme apprenti dans un atelier de sculpture ornementale. En 1847, il perdit sa mère et quitta la Saône-et-Loire pour s’installer à Lyon. Sa tante, Judith Dufraine, sœur à l’hospice de la Charité de Lyon, l’aida à s’installer. Il débuta comme praticien chez Jean Perrot (1802- ?) sculpteur marbrier, quai de l’Hôpital jusqu’en 1848 ; puis chez Pierre Prost (1776-1855) aux Brotteaux. Prost travaillait beaucoup pour le domaine funéraire et y collaborait avec l’architecte Antoine-Marie Chenavard ; Guillaume Bonnet travailla lui-même dans ce domaine avec le même architecte. Le jeune Dufraine fut certainement ainsi introduit dans l’atelier très actif de Bonnet, collaborant aux grands chantiers du maître mais aussi avec son associé Étienne Pagny (1829-1898). Son talent de sculpteur se développait mais dans cet apprentissage de simple praticien, il lui manquait la formation classique. C’est seulement à trente ans qu’il put prendre des cours de dessin académique à l’École des beaux-arts avec Joseph-Victor Vibert (1799-1860), ce qui ne fut pas toujours facile notamment du fait du regard railleur de ses jeunes condisciples. De plus, il ne put rester longtemps à l’École, devant faire vivre sa femme Madeleine-Louise (née Pautre) et ses filles122.
Après avoir étudié à Lyon, six123 jeunes sculpteurs sont ensuite allés aux Beaux-arts de Paris. Parmi eux, on remarque deux situations spécifiques, celle favorisée de J.-F. Legendre-Héral et celle plus ardue de Bonnet. En 1810, le jeune Jean-François entra à l’école de dessin de Lyon où il devint l’élève préféré du sculpteur Joseph Chinard (1756-1813). Mort en 1813, le maître fut remplacé par un élève de Lemot, Joseph-Charles Marin (1759-1834) qui, lui, démissionna en 1818. Le poste de titulaire étant vacant, Legendre-Héral se présenta de bonne heure, à seulement vingt-deux ans ; il l’obtint en 1819 grâce à l’appui du maire de Lyon le baron Rambaud. Mais cette précoce titularisation ne l’empêcha pas – tout au contraire – de se rendre à Paris puis à Rome pour parfaire sa formation.
Guillaume Bonnet était le fils de cultivateurs vivant difficilement, ceux-ci partirent chercher un autre travail à Lyon, comme ouvriers dans l'industrie textile. Mais, ils décédèrent successivement le 2 juillet puis le 14 octobre 1834, laissant trois orphelins. Z. Marcas raconte dans Le Salut public :
‘« Guillaume, âgé de neuf ans, se distinguait par des dispositions précoces. Perpétuellement armé d’un couteau, il taillait avec rage les bancs de son école pour y dessiner des guirlandes, il exécutait avec des morceaux de bois de petits bonshommes que se disputaient ses camarades. »124 ’Un frère de la Doctrine Chrétienne montra ses sculptures à Faissolle, ancien directeur des Poudres et bienfaiteur de l'école qui le prit d'affection et le fit entrer aux beaux-arts en 1836 chez Léopold de Ruolz. La fille du bienfaiteur, madame veuve Picard, l'adopta. Bonnet remporta des récompenses (première mention au prix de sculpture offert par la Ville en 1840 ; premier prix d'ornement en 1841 ; médaille d'or de sculpture, prix offert par le gouvernement en 1842). Vers 1842-1843, il quitta Lyon pour aller étudier à l'École des beaux-arts de Paris. Cependant, pour financer ses études, il mena une vie difficile : habitant une petite mansarde avec le graveur lyonnais Lehmann, il travaillait en même temps comme praticien chez Gayard (1842). Bonnet hésita à entrer dans l'atelier de Pradier, dont il ne partageait pas les idées, mais qui avait du succès comme ancien prix de Rome. Finalement, il entra chez Dumont, sans doute sur le conseil d'Orsel, qu'il connaissait par Tyr, lui aussi natif de la Loire, et ami de Lehmann. Il concourut en 1848 pour le grand prix de Rome en gravure de médailles, mais obtint seulement le second prix, ce qui le déçut vivement. L'année suivante, ces maîtres Ramey, Dumont, Gatteaux et Raoul-Rochette (membres de l'Institut) l'encouragèrent à concourir au grand prix de Rome de sculpture, mais il dut commencer à gagner sa vie (voir pp. 75, 78,89).
Cinq autres de ces jeunes sculpteurs lyonnais partis étudier à Paris, séjournèrent ensuite à Rome. Bonnassieux obtint le grand prix de Rome en 1836 avec Socrate buvant la ciguë et resta à la villa Médicis de 1837 à 1841. Cabuchet, se rendit en Italie en 1845 ; après trois années à Rome, il retourna en France en 1848. Cubisole, pensionné par le Conseil général de la Haute-Loire, y alla vers 1845 et fut de retour à Lyon en 1849. André-César Vermare, grand prix de Rome en 1899, resta à la villa Médicis comme pensionnaire de 1900 à 1903. Larrivé, lauréat du prix de Rome en 1904 avec un Saint Jean-Baptiste prêchant dans le désert, séjourna dans cette ville jusqu'en 1909, date de son mariage avec Berthe de Laborde, proche relation du cardinal Merry del Val.
Hormis ces déplacements effectués pour leurs études, les carrières de ces artistes ne furent pas totalement statiques. En fin de carrière, Legendre-Héral s’établit à Paris ; son idéal royaliste lui porta certainement préjudice et il n’obtint jamais son élection à l’Académie des Beaux-arts. Finalement, il se retira à Marcilly (Seine-et-Marne) et y décéda le 13 décembre 1851. Bonnassieux, élève de Legendre-Héral, accompagna son maître dans la capitale en 1834, pour y étudier ; il s’y installa définitivement en 1842 et y réussit. Ainsi, il fut élu à l'Académie des Beaux-arts en 1866 et la même année, nommé membre du conseil supérieur de l'École des Beaux-arts. Son proche ami, Émilien Cabuchet, vint de même s’y établir vers 1855. En parfaite harmonie artistique et idéologique, il s’installa dans un atelier appartenant à Bonnassieux et contigu du sien. Tous deux gardèrent des liens privilégiés avec leur région d’origine, effectuant encore de nombreux échanges ; à l’occasion de commandes, Bonnassieux revint dans sa province : pour la Vierge de Feurs, pour la statue monumentale de Notre Dame de France au Puy (concours en 1853, réalisation en 1860), pour des décors de l'église de la Madeleine à Tarare125 avec en particulier une statue du Sacré-Cœur (1873) qui fut très largement diffusée par l'édition.
Joseph-Hugues Fabisch eut un parcours particulier et relativement mouvementé. Né à Aix-en-Provence le 19 mars 1812, d’un père polonais126, tisseur de toile et qui espérait lui léguer son atelier, Joseph-Hugues était attiré par les beaux-arts. Son père accepta de l’inscrire à l'École d'Aix où il apprit le dessin, les rudiments de la sculpture et montra du talent. L.-M. Clérian (1763-1851), professeur de sculpture et directeur de l’École des beaux-arts, ainsi que le comte de Forbin Janson, s’intéressent à lui et l’encouragent. Vers 1837, conseillé et dirigé par Simon Saint-Jean (1808-1860), peintre de fleurs, il s'établit à Saint-Étienne (Loire), où il fut nommé un peu plus tard, professeur de dessin au lycée, puis, il devint professeur à l'École des beaux-arts, dont il fut directeur après Gerbourd. Ce travail, avec ses périodes de vacances, lui permit d’aller en Italie, d'où il rapporta un album de croquis qui fut « entre les mains de M. Godefroi de Leusse, à Lyon », il perfectionna ainsi sa formation. C'est alors qu'il commença à prendre part aux expositions du Salon de Lyon. Vers 1841, à la mort de son père, il s’installa à Lyon127.
Après 1849, Bonnet travailla un temps à Montbrison pour l'église Notre-Dame, sous la direction de Pierre Bossan ; puis, à partir de juin 1851, à Angers, où il fut embauché par l'abbé Choyer qui tenait un atelier d'art sacré ; enfin il s’établit à Lyon. Cubisole, qui eut une fin de carrière difficile, se retira après 1870128 dans sa région natale de la Haute-Loire, au Puy. Jean-Pierre Robert mourut à Marseille où il alla peut-être émigrer en fin de carrière. Millefaut partit à La Ciotat entre 1875 et 1888, afin de continuer à travailler auprès de son exigeant maître, Pierre Bossan, et d’exécuter d'après ses croquis, les modèles des sculptures de Fourvière. Élisabeth Hardouin-Fugier pense qu'il travailla avec Marius Levasseur dans la petite entreprise de marbrerie religieuse de Bossan, à Céreste. En 1888, à la mort de Bossan, il revint s'installer à Lyon. Curieusement, il était associé à Bonnet-Protheau à Lyon en 1880, au 26 quai de l'Archevêché. En 1887, avant son départ de La Ciotat, il possédait déjà une adresse à Lyon 11 rue Adélaïde-Perrin, où il travaillait avec Guggeri son praticien ; puis il est mentionné seul au même endroit en 1890, pour des ornements et de la sculpture religieuse. En 1901, il vivait au 18 rue Franklin.
Cependant, quelques artistes restant peu connus, exportèrent assez loin leur art, tout en demeurant à Lyon.
À propos de l’ouverture de cette ville aux compétences et talents extérieurs, le doute subsiste. À Marseille, le concours pour la Vierge colossale de Notre Dame de La Garde fut ouvert en 1866 à trois sculpteurs de Paris : Eugène Lequesne (Paris 1815-1887), Charles Gumery (Paris 1817-1871) et Aimé Millet (Paris 1819-1891) ; remporté par Lesquesne, la statue était bénite le 24 septembre 1870129. Pour Notre-Dame de Fourvière, le concours restreint fut ouvert entre six sculpteurs : Bonnassieux, G. Bonnet, Cubisole, J.-H. Fabisch, Montagny, Serre et Barrence d’Angers, seuls ces deux derniers n’ont pas d’attaches avec Lyon. Il fut emporté en février 1851 par Fabisch. Les Lyonnais semblent avoir fonctionné en « autarcie » ; non pas que la porte ait été fermée aux artistes extérieurs, mais seuls les artistes locaux ont su s'ajuster aux exigences de ce style sobre, pondéré, toujours digne.
Par contre, les Lyonnais semblent avoir pu exporter quelque peu130 leur savoir-faire. Furent-ils considérés comme des spécialistes en la manière ? En 1860, Bonnassieux emporta l’exécution de Notre-Dame de France, pour Le Puy (Haute-Loire) ; placée sur un rocher en pleine ville, elle mesure seize mètres sans le socle et pèse cent dix tonnes.
Dufraine, Saint-Germain-du-Plain (Saône-et-Loire) 130km ; Fabisch, Aix (Bouches-du-Rhône), 299km ; Legendre-Héral, Montpellier (Hérault) 303km ; Jean-Antoine Aubert, Digne (Alpes-de-Haute-Provence) 282km ; Rodolphe Galli, Viggia (Italie).
Bonnassieux, Panissières (Loire) 63km ; Bonnet, Saint-Germain-Laval (Loire) 97km ; Cabuchet, Bourg-en-Bresse (Ain) 81km ; Cony, Panissières (Loire) 63km ; Cubisole, Monistrol (Haute-Loire) 90km ?; Fontan, Bessenay (Rhône) 38 km ; Périer Léonard, Saint-Jodard (Loire) 93km ; Millefaut, La-Roche-de-Glun (Drôme) 95km ; Vermare Pierre, Légny (Rhône) 32km.
Pierre Devaux, Tassin-la-Demi-Lune (Rhône) ; Léopold-Marie-Philippe de Ruolz-Montchal, Francheville (Rhône).
Jean Larrivé, Louis Prost, Jean-Pierre Robert, Pierre Aubert, Jean-Marie Chavanne, Étienne Pagny, Charles-Marie Textor, André-César Vermare.
Union architecturale de Lyon, 1900, p. 11 ; parle de plusieurs filles alors que Bégule cite seulement Marie-Louise institutrice municipale.
Pierre Aubert, Bonnassieux, Bonnet, Cabuchet, Louis Prost, André-César Vermare.
Z. Marcas, « Semaine lyonnaise », Salut Public, 6 mai 1893.
il avait épousé mademoiselle Madinier, une jeune fille de Tarare (Rhône).
Fabisch ou Fabisz ou Fabis ou Fabisewski, arrivé à Marseille en l’an VIII.
Stéphanie Spinosi (dir. Dominique BERTIN), Œuvres Religieuses de J.-H. Fabisch (1812-1886) à Lyon, Maîtrise d’Histoire de l’Art, Université Lyon II, 1996.
L’Indicateur Fournier de 1870 permet de savoir qu’il était encore au 22 quai Fulchiron cette année-là.
Denise Jasmin, Henry Espérandieu, Nîmes 1829 – Marseille 1874 « La truelle et la lyre », Actes Sud, p. 171.
Voir pp. 141-144, la partie « Des exportations ».