3) Formation et style : des ateliers ou une école ?

Catherine Chevillot147 s’interroge sur l’existence d’une « école » dans la sculpture à Lyon au XIXe siècle. Pour cela, elle définit des critères essentiels comme la reconnaissance d’un même maître ou des principes esthétiques communs, la continuité de la formation et de la transmission des idées. Elle met incontestablement en valeurs l’existence un véritable réseau lyonnais – les maîtres soutenant les premiers pas de leurs élèves à Paris –, mais aussi diverses mutations. Ces diverses mutations sont : une modification des styles au cours du temps – mais plus encore, une baisse de la qualité –, ainsi qu’un retournement dans la gestion des carrières, par l’immigration de figures majeures de la sculpture lyonnaise vers Paris après 1839.

Cependant en sculpture religieuse sur la seconde moitié du XIXe siècle, ne semble pas y avoir de rupture mais davantage d’une lente et progressive évolution. Les artistes de ce domaine semblent se lier les aux autres, avec, il est vrai, quelques fuites vers Paris, sans pour autant arrêter cette continuité progressif.

En effet, il semble impossible d’ignorer l’unité, voire l’uniformité de la sculpture religieuse lyonnaise148. Ce succès, cette conformité, s’expliquent par la correspondance de ce style avec la spiritualité de l’époque et son adéquation aux exigences des architectes et des commanditaires : il répond à toutes ces attentes. Mais comment a-t-il pu se conserver dans le temps et se répandre dans toute la région avec une telle exactitude et une pareille fidélité ?

Cette constance laisse penser qu’il s’agit là d’une véritable école de la sculpture religieuse lyonnaise. Presque tous ces sculpteurs sont lyonnais et sont passés par l’École des Beaux-arts de Lyon. De là proviennent peut-être ce suivi et la parfaite correspondance aux exigences de cet art. Lorsqu’on observe la liste des professeurs de sculpture, on constate qu’ils étaient aussi les tenants les plus engagés du goût en sculpture religieuse : Legendre-Héral, Ruolz-Montchal, Bonnet, Bonnassieux (à Paris), Fabisch, Dufraine, jusqu’à Larrivé. À chaque génération, il est donc facile de retrouver les disciples, ayant travaillé dans les églises. On constate aussi que l’élève le plus « doué » succède à son maître ; d’où cette continuité dans le temps.

Cette lignée débuta vraisemblablement avec Legendre-Héral – professeur de sculpture de 1818 à 1845 –, l’élève préféré de Joseph Chinard (1756-1813), puis de Joseph-Charles Marin (1759-1834). Dans son atelier aux Beaux-arts, il eut notamment comme élève Jean-Marie Chavanne (1792-1860), Jean Perrot (1802- ?), Jean-Marie Bonnassieux (1810-1892), Jean-Pierre Robert (1811- ?)149, Louis-Léopold Chambard (1811-1895), Antoine-Louis-Célestin Matagrin (1812-1842), Pierre-Toussaint Bonnaire (1813-1882), Jean-François Flacheron (1813-1882). Notons que parmi les artistes chrétiens engagés, il eut pour élève le peintre Hippolyte Flandrin.

Jean-Marie Bonnassieux manifesta très jeune des dispositions pour la sculpture en taillant des figurines en bois150. En 1828, le curé de Panissières obtint de son père qu'il l'autorisât à entrer en apprentissage chez un fabricant d'ornements d'église à Lyon, ce qui devait lui permettre de suivre, à ses heures de liberté, les cours de sculpture de l'École des Beaux-arts. Ainsi, il fut l'élève de Juveneton, puis remarqué par Legendre-Héral, celui-ci le fit admettre à l'École des Beaux-arts de Lyon notamment dans sa classe où il resta de 1828 à 1833. Jean-Marie partit avec son maître pour Paris le 23 avril 1834, qui le présenta au groupe d'Orsel. Bonnassieux garda toujours de l’estime pour son premier maître Legendre-Héral151. À son tour, à Paris, il eut comme élèves lyonnais et sculpteurs : Pierre-Marie Delorme (1825- ?) Jean-André Delorme152 (1829-1905), Jean Mathelin (1836-1900), Pierre Aubert fils (1853-1912).

Lorsque Legendre-Héral quitta son poste de Lyon, Pierre-Marie Prost (1776-1855) et Léopold de Ruolz-Montchal (an XIII-1879) se présentèrent, ce dernier fut nommé en remplacement. Celui-ci eut pour élève Jean-Antoine Cubisole de 1836 à 1840. L’élève exécuta son portrait en médaillon d'ivoire en 1845 (musée Gadagne). De même Bonnet entra aux Beaux-arts en 1836 chez Léopold de Ruolz. Il remporta des récompenses (première mention au prix de sculpture offert par la Ville en 1840 ; premier prix d'ornement en 1841 ; médaille d'or de sculpture, prix offert par le gouvernement en 1842). Il resta lié toute sa vie à Ruolz chez qui il travaillait, mais déjà malade, celui-ci lui laissa son atelier en 1843.

En 1843, J.-H. Fabisch remplaça Ruolz comme professeur à l’École des Beaux-arts de Lyon, puis devint titulaire en 1845 et directeur de 1871 à 1876. Il eut parmi ses élèves les sculpteurs lyonnais Pierre-Marie Delorme (1825- ?), Arthur Péricaud de Gravillon (1828-1899), Étienne Pagny (1829-1898), Charles-Marie Textor (1835-1906) avec lequel il ne s’entendait pas, Alexandre Poncet (1844-1913), Charles-François Bailly (1844-1914), Anne-Marie Philippe Fabisch, son fils (1845-1881) lui-même professeur de 1875 à 1877, Charles Savoye (1845-1883), Paul-Émile Millefaut (1847-1907) de 1870 à 1872, qui vint à Lyon à dix-neuf ans (en 1867), grâce à une bourse de la Drôme, Jean-Alexandre Pézieux (1850-1898), F. Girardet (1852- ?), Pierre Aubert fils (1853-1912), Jean Ploquin (1860- ?), Jean-Marie Verot (1860- ?), Pierre Devaux (1865-1938), Joseph Bernard (1866-1831).

Charles Dufraine fut nommé professeur de sculpture à l’École des Beaux-arts de Lyon, le 28 août 1884, en remplacement de Fabisch, et il y enseigna pendant quinze ans. Très apprécié de ses élèves, il les encourageait aux concours, huit obtinrent le prix permettant de partir à Paris. Il forma des artistes de mérite, parmi eux : Alexandre Poncet (1844-1913), Paul-Émile Millefaut (1847-1907) à Valence ; mais surtout, André-César Vermare (1869-1949) médaille d’or en 1889 et grand prix de Rome en 1899, Chorel, Jean-Baptiste Larrivé (1875-1928) de 1890 à 1897 et prix de Rome en 1904, Louis Prost (1876-1945) second grand prix de Rome, qui reprit l'atelier à sa mort, tandis que Jean Ploquin épousa sa fille et fut plus tardivement professeur de modelage. À la fin de son professorat, il reçut les palmes académiques et la rosette de l’Instruction publique. En août 1899, malade depuis deux ans avec une paralysie partielle de la main droite, il dut prendre sa retraite, remplacé par Pierre Aubert – professeur de sculpture dès 1899 –, qui avait été élève de Fabisch à Lyon et de Bonnassieux à Paris. Il décéda l’année suivante à Lyon le 2 février 1900.

Larrivé fut nommé directeur de l'École des Beaux-arts à son retour de la guerre.

Enfin, si l’on ne connaît pas de liens par l'École des Beaux-arts entre Fabisch, Dufraine et Millefaut, tous trois furent successivement employé par l’exigeant Pierre Bossan et son disciple Sainte-Marie Perrin. Millefaut ne devint pas professeur à l’École des Beaux-arts de Lyon, les photographies de son atelier montrent auprès de lui un tout jeune garçon, le béret de sculpteur sur la tête, et un autre jeune homme en blouse. Il forma donc des apprentis. Malheureusement, il n’a pas été possible de les identifier. Un article de Francdouaire apporte un témoignage supplémentaire, attestant d’une élève. Après avoir mentionné des œuvres de Millefaut au Salon, il ajoute :

‘« Près du maître, voici l’élève, Mlle Monnier, qui, dans trois Médaillons portraits (797, 798, 799) nous charme par la grâce, la fermeté des lignes et la distinction des figures. C’est de la meilleure école et nous ne pouvons que nous féliciter de cet envoi plein de promesses. »153

Une telle succession amène à s’interroger sur la mainmise de ce style religieux sur toute la sculpture lyonnaise. Comment l’ensemble des sculpteurs sortis de l’École des Beaux-arts de Lyon, autrement dit ceux qui ne travaillaient pas à la sculpture religieuse, pouvaient-ils y échapper ?154

Néanmoins, si les professeurs de sculpture étaient aussi des sculpteurs religieux, tous leurs élèves ne firent pas carrière dans ce domaine. Comme nous l’avons dit, ce fut souvent l’élève préféré, ou l’héritier prolongeant l’idéal du maître, qui était choisi à sa suite. En observant de plus près ces relations – comme l’a exposé Catherine Chevillot – il semble que certains de ces artistes chrétiens entretenaient des liens étroits entre eux. Bonnet demeura proche de son maître Ruolz ; de même Bonnassieux avec son maître Legendre-Héral ainsi que ses condisciples Fabisch et Cabuchet. Les relations pouvaient être privilégiées entre maître et disciple ; toutefois entre sculpteurs de la même génération, il s’agissait certainement davantage de concurrence.

Cependant, il existe un autre point commun entre les tenants de la sculpture religieuse lyonnaise : ils furent bien souvent membres de sociétés d’artistes catholiques. Ces sociétés eurent vraisemblablement une part importante dans la diffusion des caractéristiques de ce genre de sculpture.

Le dominicain Lacordaire et le peintre Claudius Lavergne155, fondèrent la confrérie de Saint Jean en 1839 à Rome, dont les membres (uniquement français) adoptaient une règle de vie. Son rôle était « la sanctification de l'art et des artistes par la foi catholique et la propagation de la foi par l'art et les artistes », l’art est un moyen non la fin. Il disait qu’il ne fallait pas parler d’art chrétien mais « d’emploi chrétien de l’art ». En 1841, quatre membres majeurs entrent dans l’ordre dominicain, puis la création du tiers-ordre en 1844 englobe les desseins de la confrérie de saint Jean. Parallèlement, d’autres confréries se créèrent, finalement aussi réunies au tiers-ordre en 1844 : par exemple, la confrérie de Notre-Dame des Victoires, à Paris (première liste au 15 janvier 1844), à laquelle adhèrent les Lyonnais Girondon, Bonnassieux. Ces mouvements ne furent pas sans confusion ; aussi, Bonnassieux est-il classé par Lavergne parmi les renégats : « La confrérie de Rome se compose de M. Hallez, Besson, puis Cabat et Bonnassieux qui ont cru devoir renier Saint-Jean en rentrant à Paris ». Une partie de la confrérie évolua en Société Saint-Jean, à Paris (en 1872 ?), puis dans d’autres villes de province à son exemple. Elle lança un périodique Société de Saint-Jean pour le développement de l'art chrétien d’abord édité par la librairie A. Pringuet à Paris, et Caron et Lambert à Amiens de 1857 à 1914, mais aussi par E. Leroux de 1886 à 1889, par J. Mersch de 1889 à 1936 avec une orientation archéologique, puis à partir de 1952 il eut sa propre édition à Paris. Cette société créa de décembre 1920 à janvier 1921 une exposition d'art chrétien moderne à Paris.

Les relations de Bonnassieux demeurent le meilleur exemple pour illustrer ces rapports entre artistes chrétiens. À Rome, il se lia en particulier avec le peintre lyonnais Michel Dumas (1812-1885)156, chrétien engagé ; il put aussi rencontrer d’autres compatriotes plus au moins engagés en peinture religieuse : Claudius Lavergne (1815-1887), Jean-François Montessuy (1804-1876), Petrus Perlet (1804-1843), Joseph-Benoît Guichard (1806-1880), sans doute Paul Chenavard (1807-1895), les Flandrin, Pierre Bonirote (1811-1891), Achille Chaine (1814-1884), Jean-Baptiste Frénet (1814-1889), et le sculpteur J.-H. Fabisch (1812-1886). Il adhéra alors à la confrérie Saint-Jean fondée par Lacordaire, qui écrivit à Mme Swetchine, le 28 novembre 1840 : « Bonassieu [sic] s'est converti tout récemment et fait partie d'une confrérie d'artistes qui va très bien à Paris et à Rome ». Le sculpteur fit alors le portrait de Lacordaire. Plus tard, l’artiste semble faire allusion à son propre retour à la foi dans une lettre écrite à Frénet : « J'ai remis ta lettre au bon père de Villefort qui ne m'était plus étranger, oui, mon cher Frénet, j'ai été le trouver enfin, il m'a rendu le paisible bonheur de ma jeunesse, et combien je regrette d'être resté si longtemps sans acheter un si grand bien, avec une si faible somme... […] Le sort est jeté, mon dernier envoi a forme humaine, c'est David qui va combattre Goliath, je veux le représenter calme et noble combattant pour et par la puissance Divine. Monsieur Ingres a été content de la manière dont j'ai envisagé le sujet, et comme son attitude, il vise le géant. »157 Ce David lançant la fronde fut envoyé au Salon de 1844 et récompensé d’une médaille de première classe ; le choix de l’attitude est révélateur du goût lyonnais158 en statuaire religieuse.

Selon un manuscrit de Fabisch, ce dernier adhéra aussi à la confrérie romaine, ce qui explique ses liens avec Bonnassieux. Ainsi, à l'occasion d'un accident survenu au marbre de Bonnassieux représentant L’Amour fidèle, Fabisch lui composa un poème à Rome en 1841 :

‘"Artiste, j'avais vu dans la Ville Éternelle
Le marbre que la France, hélas, reçoit brisé.
Tout ce qu'aura d'amer pour toi cette nouvelle
Je l'ai déjà compris car ton amour fidèle
Fut un rêve réalisé.
Oui, j'avais admiré ton œuvre, statuaire,
Ton œuvre n'était pas le Cupidon païen
Ton amour n'était pas un amour de la terre
Mais celui dont Platon devina le mystère
Ou mieux encore, l'amour chrétien". 159

Puis, en s'installant à Paris en 1842, il resta lié aux artistes chrétiens lyonnais eux aussi exilés dans la capitale : Michel Dumas, le groupe de Victor Orsel ; il fut aussi très proche d’Émilien Cabuchet (voir p. 74).

Les statues qu’il réalisa de Lacordaire et du Père Captier, dominicain disciple de Lacordaire qui se voua à l’éducation avant d’être massacré pendant la Commune, témoignent de ces rapports étroits. Pour Lacordaire (de Flavigny), de grande taille, il sut transposer la vie qui anime le petit buste de 1840 pour lequel le Père avait consenti à poser.

Notes
147.

Catherine Chevillot, « La sculpture au XIXe siècle à Lyon : école ou École ? », Le Temps de la peinture, Lyon 1800-1914, [exposition, Lyon, Musée des Beaux-arts de Lyon, 2007], Lyon, Fage éditions, 2007, pp. 144-151.

148.

Voir toute la troisième partie « L’Origine des ‘styles’ adoptés par la sculpture religieuse – rapport à l’architecture », en particulier pp. 136-138 « Des ‘traits dominants’ dans la sculpture religieuse lyonnaise ? ».

149.

Jean-Pierre Robert (né à Lyon le 2 octobre 1811) entra au cours de dessin à l'École des Beaux-arts de Lyon en décembre 1826 et devint élève de la classe de sculpture de Legendre-Héral. Il exposa une première fois au Salon de Lyon de 1843 avec La Foi, L'Espérance et un buste du peintre Antoine Berjon ; puis en 1846-47, une Sainte Claudine et Saint Claude évêque de Besançon ; en 1850, un buste de femme ; en 1861, une Vierge Immaculée. Il fit surtout de la sculpture ornementale dans les églises de Lyon, notamment à Saint-Bonaventure, pour les figures de la chapelle du Sacré-Cœur et les reliefs du retable de la chapelle de la Vierge. On lui doit encore de nombreux monuments funéraires. Il partit peut-être terminer sa carrière à Marseille où il mourut.

150.

cf. Le Lavement des pieds, repr. dans Armagnac, 1897, p. 9.

151.

Jean-MarieBonnassieux, "Le modèle de Giotto enfant de Legendre-Héral", Revue du Lyonnais, 1886, I, p. 354.

152.

Jean Delorme, Jean Bonnassieux né à Tarare, Paris, Bernard, s.d., 4 p.

153.

Francdouaire (Pierre de Virès), Express, jeudi 12 avril 1900.

154.

Piste de recherche et de réflexion que Gilbert Gardes n’exploite pas dans sa thèse.

155.

Peintre et critique d’art, Claudius Lavergne (1814-1887) fut élève d’Ingres, et exposa au Salon de 1838 à 1878. Il fut l’un des grands acteurs du renouvellement de la peinture religieuse du XIXe siècle, tant par sa nette idéologie artistique et religieuse (adepte des penseurs catholiques contemporains Montalembert, Ozanam et Lacordaire) que par son iconographie, mais aussi par l'emploi de techniques novatrices et la redécouverte de la peinture primitive qu’il pris en modèle. Il a également laissé une importante œuvre critique sur le rôle du peintre et de l'art religieux, fondant une confrérie artistique et devenant même en 1844 prieur du tiers-ordre de Saint Dominique.

156.

Pierre Bonnassieux (fils), Michel Dumas peintre lyonnais 1812-1885, Lyon, Mougin-Rusand, 1887, 43 p.

157.

texte non autographe, coll. part. Pour Goliath, cf. Le Normand n° 133.

158.

voir « Des ‘traits dominants’ dans la sculpture religieuse lyonnaise », pp. 136-138

159.

A. Le Normand publia une version différente du poème (attribué à Fabiret p. 276, vraisemblablement Fabisch)