2) La production

Nadine Chaline expose que la demande de sculpture religieuse était telle au XIXe siècle, que chaque région avait ses ateliers spécialisés ; par exemple Rennes en comptait une quinzaine. Mais, il s’agit là d’ateliers et non d’industrie. Parmi les grandes fabriques, elle mentionne Raffl, Cotelle et Froc-Robert à Paris ; les Virebent à Toulouse ; Champigneulles à Metz puis à Salvanges ; Pierson à Vaucouleurs ; Nissen à Versailles ; et bien sûr, la « Sainterie » de Vendeuvre-sur-Barse (Aube) qui a été étudiée par deux pionniers dans le domaine187. Cette manufacture fut fondée par Léon Moynet (Paris 1818 – 1892) qui avait à la fois une formation d’artiste, la compréhension de l’industrie ainsi que celle des choses du commerce. Il réalisa d’abord des autels avant de faire de la statuaire. Il se fit connaître en participant aux expositions et par un catalogue régulièrement réédité ; environ 2 700 modèles y étaient proposés, avec chacun un numéro pour faciliter les commandes. Ayant du succès, il s’adjoignit des sculpteurs et des artisans afin de répondre à la demande. L’usine couvrait quatre hectares, employait une centaine d’ouvriers, disposait d’une collection d’un millier de modèles, et produisit jusqu’à 15 000 statues par an. Un stock roulant de 3 à 4 000 pièces était entreposé à l’étage et se visitait. Puis, l’entreprise fut reprise par son comptable Henri Nicot. N. Chaline repère aussi des magasins lyonnais et parisiens qui les commercialisent, mais ne note point de fabrique lyonnaise.

Quelles sont les manufactures de production ayant fourni les églises de Lyon ? Les ateliers sont-ils nombreux dans cette ville ? Quelle est la proportion de sa production par rapport aux autres villes ? À Lyon, quelle est la part de cette activité par rapport aux autres arts religieux ? Comment s’organise le travail ? D’où viennent les modèles ? Comment ces objets en série sont-ils vendus ?

À Lyon, les informations manquent, mais aucun atelier ne semble comparable au cas de la « Sainterie » de Vendeuvre-sur-Barse. Les renseignements se glanent difficilement pour Lyon, dans les archives des paroisses lorsqu’elles sont conservées, dans les articles de presse, les Indicateurs, et par les rares inscriptions sur les statues.

Les propos de Lucien Bégule (voir citation p. 59) témoignent du nombre de boutiques de bondieuseries qui ne manquèrent point à Lyon, en particulier sur le chemin qui montait à la basilique de Fourvière. Le maître verrier et critique d’art avait remarqué la même prolifération à La Louvesc et à Lourdes. En consultant les Indicateurs, dès 1838 on observe déjà une rubrique « marchands, fabricants d’ornements d’église », boutiques qui vendaient certainement ce genre de statues ; en 1861 la catégorie « Articles de dévotion et de religion »188 apparaît ; à n’en pas douter, ce sont les fameux vendeurs « sulpiciens ». Mais il est plus difficile d’identifier les fabricants. Se fondent-ils sous la même appellation, ou parmi les « Modeleurs, mouleurs en plâtre »189, ou même les « Sculpteurs-statuaires » ? Les Indicateurs de 1890 à 1910 environ présentent distinctement les « Mouleurs en plâtre (et sculpture religieuse) », séparés des « Mouleurs en carton pierre ».

Il y avait donc beaucoup de vendeurs, quelques manufactures, mais pas de grosses industries. Certaines manufactures ont été suffisamment prospères pour que cette activité ait laissé une marque : c’est le cas des ateliers de Pierre Vermare, de Vacher & Dutruc.

Pierre Vermare tenait une entreprise d'objets et de sculpture religieuse très active à Lyon. Deux fils, Frédéric et André-César, collaborèrent plus ou moins. André-César Vermare (Lyon 1869 – l'Île de Bréhat 1949) ne le suivit pas vraiment (voir p. 65). Il entra en 1885 comme aspirant à la sculpture à l'École des beaux-arts de Lyon, y fut admis l'année suivante et reçut de nombreuses médailles, devenant l'élève de Charles Dufraine. À Paris en 1891, il fut élève de Falguière, Lanson et Marqueste. En 1892, il se présenta au Salon et reçut une mention honorable ; il obtint en 1899 le grand prix de Rome avec Adam et Eve retrouvant le corps d'Abel, restant pensionnaire de 1900 à 1903. Il fit donc une carrière nationale, pas seulement consacrée à la sculpture religieuse. Cependant, il participa à l’atelier de son père comme le laisse penser sa signature « A. Vermare » sur quelques modèles, ainsi que son utilisation de l’entête de cette maison de paramentique190. Il travailla à la sculpture religieuse191, mais ne reçut jamais de commande importante pour les églises de Lyon, si ce n’est le Curé d’Ars de la primatiale Saint-Jean (cat. 904) ; ce qui demeure étonnant vu son talent, son implication dans le domaine et l’avantage d’avoir un nom déjà connu par les Lyonnais.

Les Indicateurs permettent de constater que les Vermare étaient une famille de sculpteurs religieux ; ce qui était alors courant à l’époque. Nadine Chaline192 mentionne les « dynasties » Rual à Rennes, Augerie à Vitré en Bretagne, Laumônier-Decorchemont à Conches dans l’Eure, Duthoit à Amiens, Foucher et Bonet à Rouen, etc. Mais, ces ateliers restent des manufactures, faisant appel à des aides pour répondre à la demande, et travaillant la pierre et le bois, pour des autels, des confessionnaux autant que des statues. À Lyon la sculpture sur bois semble avoir été une spécialisation bien distincte (voir partie « Les métiers de la sculpture » pp. 58-59) et la demande plutôt rare. Quant aux sculpteurs, ils semblaient davantage se spécialiser soit dans la sculpture de mobilier, soit dans la sculpture de figures (Legendre-Héral, Fabisch, Bonnassieux, Dufraine, Millefaut, Larrivé), avec des exceptions comme les sculpteurs plus humbles Chenevay, Cony, Comparat, Périer, ou l’atelier de Vacher et Dutruc. Cette spécialisation et cette distinction des artistes-sculpteurs semblent être le fait des grandes villes, où, comme à Paris, ces derniers cherchent à faire une noble carrière dans les beaux-arts. À l’inverse, N. Chaline note que dans les campagnes, les architectes et les curés se contentaient régulièrement du menuisier local, qui « s’érigent parfois en sculpteurs et en statuaires » et dont le résultat n’était pas toujours adroit. Aussi en 1839, l’abbé Jean-Sébastien Dieulin, dans la première édition de son Guide des curés, mettait-il en garde contre ce recours.

D’où venaient les modèles employés ? Un article sur l’exposition d’une Sainte Jeanne d’Arc de l’atelier Vacher & Dutruc, laisse supposer que le modèle est de leur propre source :

‘« Nous sommes tout fiers de voir à l’Exposition une statue de Jeanne d’Arc sortant des ateliers lyonnais de MM. Vacher et Dutruc, rue d’Alger, à Perrache. […] Les bases trouvent leur solidité sans contrefort, ce qui est rare dans les statues en terre cuite d’aussi grande dimension. […] Les reproductions pourront être modifiées. […] Nous espérons aussi des modèles accessibles à toutes les bourses. »’

D’après A. Germain, des reproductions des œuvres de Charles Dufraine auraient été faites pour le commerce.

Le cas de Fabisch est beaucoup plus obscur. Le grand sculpteur lyonnais eut une production abondante et employa pour cela de nombreux praticiens. Mais jusqu’à quel point se développa cette entreprise ? Ne devint-elle pas, quelque temps, une véritable manufacture ? Ainsi la fabrique de Saint-André paya à l’atelier de Fabisch une toute petite somme pour une statue de la Vierge Mère (cat. 438 ?) en terre cuite en 1866193. Fabisch possédait donc un atelier suffisamment équipé pour reproduire facilement et à moindre coût, ses propres œuvres originales. Cependant, l’artiste ne semble pas en avoir eu le sens de la gestion, ni celui des affaires : en 1871, malgré son succès et la profusion de son œuvre, son atelier éprouva des difficultés financières et il dut diminuer son personnel194.

Quant à la technique, il s’agissait le plus souvent de moulage à bon-creux (le moule divisé en plusieurs pièce, se garde pour un certain nombre d’épreuves), dont les séries comprennent environ une douzaine de tirages. Le responsable, sculpteur et marchand, garde l’épreuve originale afin de pouvoir réaliser un second moule à bon-creux lorsque le premier est devenu défectueux.

Les statues manufacturées des églises de Lyon ne provenaient pas forcément de fabriques lyonnaises. Ainsi, l’église Saint-Joseph des Brotteaux possède encore une statue de Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus (cat. 650), diffusée par Pierre Rouillard à Angers – à la fois statuaire, éditeur et marchand. Le modèle de Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus fut réalisé par Frère Marie-Bernard (Louis Richomme 1883-1975, trappiste et sculpteur à l´abbaye de Soligny-la-Trappe) en 1922 ; la statue porte le cachet de l´Office central de Lisieux (OST) en signe d'assentiment195. De même, les nombreux magasins mentionnés dans les Indicateurs devaient s’approvisionner de statues industrielles fabriquées ailleurs.

L’absence de ces fabriques est étonnante à Lyon, ville réputée pour son ardeur religieuse. Entre le dynamisme en architecture et en peinture religieuses, sa production très renommée dans les domaines de la chasublerie et de l’orfèvrerie, cette part d’activité semble manquer. Mais, cette absence est peut être révélatrice. Bien que la statuaire industrielle ait eu un certain succès à Lyon, ses autochtones auraient rechigné à en produire. Car une telle industrie n’aurait été ni dans l’esprit créatif, ni en accord avec le sens aigu de la dignité, à propos de ce qui touche au religieux, qu’avaient les Lyonnais.

Notes
187.

Abbé Jean Durand, Une manufacture d’art chrétien. La sainterie de Vendeuvre-sur-Barse (1842-1961), Villy-en-Trodes, Vendeuvre-sur-Barse, 1978, 144 p. Sylvie Forestier, « Art industriel et industrialisation de l’art : l’exemple de la statuaire religieuse de Vendeuvre-sur-Barse », Revue d’ethnologie française, 1978.

188.

En 1870, la désignation passe de « articles de religion » à « objets de dévotion ». En 1890, 1901 et 1910 « Articles de piété (fabr. de chapelets / gros / détail) ».

189.

qui se subdivisent en 1870 en « Mouleurs » et « Modeleurs, mouleurs en plâtre »

190.

Bernard Berthod, Élisabeth Hardoui-Fugier, Dictionnaire des arts liturgiques XIX e -XX e siècle, Paris, les éditions de l’amateur, 1996, p. 442.

191.

Après la faute, plâtre, 1894. Adam et Eve, 1897, plâtres, Salon des artistes de Paris. Le Christ enseignant, 1896-1898, Thiebaut frères fondeurs. Caïn après la mort d'Abel entend la malédiction de l'Eternel, 1898, plâtre, Ecole des Beaux-arts de Paris ; Salon de Paris. Adam et Eve retrouvant le corps d'Abel, 1899, bas-relief, plâtre. Saint Curé d'Ars, 1905, plâtre, Vatican ; autre tirage : église Saint-Denis, à Sainte-Adresse (Haute-Normandie). Saint Curé d'Ars, plâtre moulé, H. 120 cm, église de Chanac (Languedoc-Roussillon), acheté au marchand Barbarin. Saint Curé d'Ars, plâtre patiné, H. 157 cm, église de Charnay (Rhône), acheté au marchand Barbarin. Saint Curé d'Ars, plâtre, H. 108 cm, église paroissiale de Châtillon-d'Azergues (Rhône). Sainte Jeanne d'Arc, église Saint-Louis des Français, à Rome. Curé d'Ars, primatiale Saint-Jean, à Lyon. Jeanne d'Arc, Orléans. Sainte Marie-Marguerite Alacoque, Paray-le-Monial. Chemin de Croix, Longwy-Haut. Chemin de Croix, Saint-Céry de Cambrai. Chaire à prêcher et fonts baptismaux, à Séclin. Piéta, bas-relief, marbre, à Bandonvilliers. Saint Martin, à Bandonvilliers. Saint Joseph, plâtre doré, Notre-Dame de la Salette, 61 rue commandant Charcot, à Sainte-Foy-lès-Lyon.

192.

Catherine Brissac, Chantal Bouchon, Nadine Chaline, Jean-Michel Leniaud, Ces Églises du XIX e siècle, Amiens, Encrage, 1993, pp. 152-157.

193.

Lyon, Archives diocésaines, Saint-André : I 1206. « Atelier de sculpture JH Fabisch ; 36 rue Ste Hélène à Lyon. M. Cluzel curé à St André doit : 15 décembre 1865, 1 autel en pierre de Tournus d’après les dessins de Mr Desjardins (5 000), augmentation des marches, addition d’un escalier derrière l’autel. février 1866, changement de crédence. 3 mars, une statue de la Vierge Mère terre cuite et cul de lampe (400). Total de 6 290. Pour acquit le 9 avril 1866. »

194.

Stéphanie Spinosi (dir. Dominique BERTIN), Œuvres Religieuses de J.-H. Fabisch (1812-1886) à Lyon, Maîtrise d’Histoire de l’Art, Université Lyon II, 1996, pp. 14, 45-46.

195.

Même statues : église de Brécé, de La-Chapelle-Thouarault, de Chevaigné, de Châteaugiron, de Domalain, Feins, Gahard, Lieuron, etc. (polychromes) ; Iffendic, Sant-Aubin-d’Aubigné (plâtres), Ille-et-Vilaine (Source en ligne : base Palissy. Service Régional de l'Inventaire d'Ille-et-Vilaine ; Orain Véronique, Menant Marie-Dominique).