c) Les explications de leur succès

Qu’avaient-elles, ces « horreurs en plâtre colorié ou en terre cuite qui grimacent dans les magasins de la place Saint-Sulpice ou de la rue Bonaparte », comme le jugeait Bégule, pour avoir tant de succès populaire et même auprès de clercs importants ? À l’exemple de Mgr Justin Fèvre (1829-1907) historien ultramontain apprécié par Pie IX qui écrivit sur le fondateur de la « Sainterie » de Vendeuvre de son vivant209.

Le succès de la statuaire industrielle correspond bien à un certain goût. Pour Jean-François Loyer210, l’Église de France lança la rechristianisation du pays après la Révolution en adoptant la « religion du sentiment » ; la génération des artistes romantiques autour d’Ingres participa à la reconstitution de l’art chrétien. Cet auteur estime que l’art sulpicien fut « un art du sentiment », fait pour séduire, à la manière de toute la production romantique. Celle-ci vise à l’efficacité du message à travers les puissants moyens émotionnels que sont la forme et la couleur ; logique autre que celle de l’art classique privilégiant le raffinement des références et la dignité intellectuelle de l’art. Ainsi, Romantisme et art sulpicien se lient. Les prêtres de Saint-Sulpice prônaient la conversion aux images de l’émotion et cet art fut toujours reconnu/dénoncé pour sa suavité excessive ; eux-mêmes furent parmi les premiers à faire construire une chapelle néogothique – en 1842, la chapelle de la solitude au séminaire, dont le décor est polychrome.

Comme nous l’avons vu (pp. 97-98, 102-104), en s’interrogeant sur la raison d’être de ces statues au sein des églises, on perçoit que son but est de séduire la sensibilité populaire, de toucher au domaine affectif par son apparence naturaliste ou tout au contraire idéaliste, se faisant ainsi tour à tour proche par son aspect vivant, ou intime par son aspect affable et bienveillant à l’extrême, voire tendre. Ces apparences lui permettent de répondre plus facilement à l’expression de la dévotion, le simple amour des fidèles, qui ne demandent pas des œuvres d’art mais de simples images qui leur « parlent » de leurs saints favoris ; ce langage dépend pour eux moins du domaine esthétique que du domaine sentimental. De plus, ce succès répondait certainement, pour une part, à un développement des attirances « personnelles » pour certains saints, à un besoin d’exprimer des dévotions plus intimes : En offrant à la paroisse une statue ou plus communément en allant prier près d’elle, également, en constatant l’implantation des boutiques près des sanctuaires de pèlerinage – à Lyon, entre la primatiale Saint-Jean et la basilique Notre-Dame de Fourvière, on comprend qu’il s’agit aussi de répondre à un besoin des fidèles de pouvoir emmener chez eux, un souvenir du passage dans un lieu saint, de continuer à vivre chez eux une dévotion.

L’aspect financier n’est pas négligeable. N. Chaline avance pour chiffre – qui semble un minimum, pour des statues de petite taille – quinze francs pour une statue de la Sainterie, qui aurait coûté quarante francs en bois et six cents francs en marbre. Les coûts des œuvres originales à Lyon semblent avoir été plus élevés : 1 000 francs pour le Saint Vincent (cat. 432) – de même Saint Louis (cat. 433) – en pierre en grande taille sur la façade de Notre-Dame Saint-Vincent, par Charles Dufraine ; 7 000 fr. pour la statue du Sacré Cœur (cat. 720) en marbre à Saint-Nizier par Bonnassieux ; environ 7 500 fr. pour la statue de la Vierge – de même pour Saint Jean – avec le coût du marbre blanc, par Legendre-Héral, à la primatiale. Notons qu’en janvier 1833, les fabriciens de Saint-Nizier projetaient de faire sculpter dans le bois douze grandes statues par « des sculpteurs habiles » au Tyrol, « à des prix très modérés », c’est-à-dire 400 francs chaque statue. Cependant, Fabisch semble avoir proposé des statues manufacturées défiant les prix de la Sainterie ; de 300 francs pour une statue blanche de Saint Joseph (cat. 426 ou 430) à Notre-Dame Saint-Vincent, et moins de 400 francs pour une Vierge sortant du même atelier, à Saint-André de la Guillotière (voir p. 101) ; pour des statues de la même taille (environ 175 centimètres) à la Sainterie, il fallait compter de 200 à 475 francs. Avec de tels écarts de prix, le succès de ces statues industrielles est compréhensible.

Pour sa promotion, la maison Nissen à Versailles vantait ses « statues tous sujets », avec tarifs selon la taille et la matière choisie – plâtre, carton romain, terre cuite, fonte de fer, etc. – et les modèles choisis, les délais allant de un à quatre mois. Elle promouvait surtout « le beau moulage très soigné et finement retouché à la main, les décors choisis avec goût sont le secret de la renommée des statues que nous livrons » dont « tout le monde s’accorde pour les trouver très bien exécutées, expressives, au-dessus de toutes comparaison ». On reconnaît les atouts mis en avant : le choix selon le goût et le budget de chacun, ainsi que l’aspect gracieux voire empreint de sentimentalisme.

Cependant, cette statuaire industrielle demeura vivement critiquée ; et dans un amalgame, elle est peut-être à l’origine de l’indifférence et du mépris pour la sculpture religieuse de la seconde moitié du XIXe siècle. La critique finit par avoir raison de cette expression des dévotions populaires ; la déconsidération envers ces statues se répandit dans les milieux artistiques et ecclésiastiques, jusqu’à rendre totalement absente toute statue de saints dans les églises modernes. Ceux qui s’insurgeaient contre ce qu’ils qualifiaient de « camelote » virent progressivement son invasion s’arrêter dans les années 1950-1960, puis, à la suite du Concile Vatican II, cette statuaire fut expulsée des églises211.

Notes
209.

Mgr Justin Fèvre, Vie et travaux de M. Léon Moynet, statuaire en terre cuite, Saint Dizier, impr. Carnanded, 1880. Notons que le même auteur écrivit sur les Superstitions.

210.

Jean-François Loyer, Histoire de l’architecture française, De la Révolution à nos jours, Paris, Mengès/éditions du patrimoine, 1999, pp. 74, 126-127, 386.

211.

Voir pp. 145-148 dans la partie « Inachèvement et dommages ».