a) Le point de vue des architectes

Au XIXe siècle, la pratique était courante chez les architectes consciencieux et passionnés, de diriger l’élaboration des décors : considérant le chantier comme un travail collectif, à la manière du Moyen-Âge, chaque intervention artistique devait se faire dans l’esprit du monument, en servant sa cause. Toutefois il ne s’agit pas d’imposer strictement des formes, mais plutôt de proposer une orientation iconographique ou symbolique, et de veiller à l’harmonisation des formes, des compositions à l’ensemble de l’édifice. Sainte-Marie Perrin exprime ceci dans « Peintres et architectes »222 où il répond à la déclaration d’un peintre223 proclamant « L’architecte, voilà l’ennemi ». Sainte-Marie Perrin reconnaît qu’il est un obstacle pour ses collaborateurs chargés de faire « resplendir » l’édifice, mais cherche à faire comprendre que ceci est nécessaire pour l’unité du monument. Il imagine les recommandations suivantes (après s’être adressé précédemment au peintre) :

‘« Donc, Monsieur le sculpteur, je ne saurais vous tenir un autre langage puisque vous avez sujet aux mêmes doléances. Composez, choisissez, développez vos ailes. Sortez de la pierre qui vous est offerte si elle gêne la liberté de vos figures ; je ne suis pas sculpteur, et j’ignore si ce personnage doit être assis, debout, ou à genoux : cela fait partie de la conception du sujet, c’est votre affaire. La construction est terminée, une seconde phase commence. Votre heure est venue. Ayez la bonté de songer à l’unité du monument ! J’ai fait la même recommandation à votre excellent confrère le peintre. Vous voudrez bien vous mettre d’accord sur ce point [créer des décors – peintures, sculptures et autres – qui soient aussi harmonieux entre eux]. Je me retire : ma présence pourrait vous gêner l’un et l’autre. Si je ne suis pas un ennemi, à coup sûr je suis un obstacle ; on peut le dire hardiment. Au reste, vous savez que vos figures ne font pas solo, vous savez qu’elles doivent concourir d’une manière proportionnelle à un ensemble expressif, significatif, à un ensemble voulu, sans lequel et hors duquel ces formes particulières n’existent pour ainsi dire pas. Ce sont là les propres expressions de votre confrère le peintre ; jamais je n’aurais osé, pour ma part, affirmer avec autant d’énergie, la difficulté du problème. Cela est fort grave, mais cela ne présente toutefois aucun mystère pour vous. Vous avez fait vos preuves. Il serait peut-être bon de ne pas traiter les mêmes sujets ; on a eu la bonté de me le dire en très bon termes. Adieu donc : encore une fois, n’oubliez pas l’unité du monument ! Il n’y a, dans ce désir, je vous assure ni étroitesse d’esprit, ni orgueil mal placé ; mes intentions sont respectables. Cette unité d’ailleurs, je le répète avec vous, n’a rien de mystérieux, elle est bien facile à connaître, pour le peintre du moins, et pour le sculpteur, car, pour ma part, je vous avouerai humblement qu’elle m’a donné pas mal de fil à retordre. »’

Viollet-le-Duc partage cette conception ; ainsi dans son « XVIe entretien : Sur la statuaire monumentale », il reconnaît :

‘« Je ne pense pas qu’en aucun temps l’architecture ait été un art dont la pratique fût aisée. Par cela même que l’architecture est un concert de divers arts, les difficultés s’accumulent lorsqu’il s’agit de composer et de procéder à l’exécution de cet ensemble d’une manière aussi complète que possible. Ces difficultés sont infranchissables si le concert ne peut être dirigé par une seule intelligence, si chaque artiste appelé à concourir au tout, conçoit et exécute de son côté. Aussi ne faut-il ni s’étonner, ni surtout s’en prendre seulement aux architectes si la plupart de nos monuments modernes ne présentent que des agglomérations d’objets d’art, non des œuvres d’arts. »224

Charles Garnier nuance subtilement son avis sur la question. Il estime qu’un monument construit par une seule main ou un seul esprit, révèle des imperfections à une analyse rapprochée. Selon lui, la solution idéale serait la suivante :

‘« Il faut que tous les artistes soient spéciaux dans leur art ; mais il est indispensable qu’ils aient toutes les connaissances nécessaires pour être au besoin spéciaux dans les autres. L’architecture doit savoir peindre et sculpter, non pas pour se dire maître en ces deux parties ; mais assez pour pouvoir juger sainement de la peinture et de la sculpture, et de pouvoir les employer avec autorité. Le sculpteur et le peintre doivent savoir assez d’architecture, non pas pour élever un édifice, mais bien pour pouvoir l’apprécier et l’analyser, pour pouvoir en comprendre tous les moyens, en juger tous les effets, et les discuter sincèrement avec l’architecte, qui les appellera à parfaire son œuvre . C’est alors que les artistes seront maîtres de leurs compositions ; puis, au lieu des rivalités qui existent souvent entre ceux qui doivent collaborer à la même œuvre, mais qui n’existe que parce que chacun parle une langue étrangère à l’autre, une communauté d’idées résultant d’une communauté d’étude aplanira le chemin, écartera les difficultés et amènera la concorde et l’harmonie où il n’y avait que la discussion et les incohérences. »225

Cependant, il reconnaît que cela vaut pour les artistes qui ont l’intuition du décor ; pour les autres, il indique :

‘« Quant à ceux qui peuvent hésiter, qui se sentent indécis sur le caractère général de l’œuvre à parfaire, sur les exigences de la décoration d’ensemble, il faut bien qu’ils se résolvent à se laisser en partie conduire par l’architecte, en supposant toutefois que celui-ci ne soit pas trop ignorant des arts qu’il doit diriger. Cette conduite, cette indication de l’architecte n’est pas au surplus bien pénible, ni bien despotique ; il ne s’agit que de s’entendre à deux, que de discuter amicalement le bien et le mal, et de réunir comme dans une même pensée les deux arts qui tendaient à se produire individuellement. »226

Notes
222.

Sainte-Marie Perrin Louis-Jean, « Peintres et architectes, Lecture faite à la Société académique d’architecture de Lyon dans la séance du 7 avril 1892 », Annales de société académique d’architecture de Lyon, tome XI, Lyon, Imprimerie L. Perrin, 1891-1894, pages 45 à 66.

223.

réponse à l’article de Louis Janmot dans Le Salut Public du 2 septembre 1890 (mais Domer dans L’Express du 13 juillet 1895, ce plaint pareillement)

224.

Eugène Viollet-le-Duc, Entretiens sur l’architecture, tome 1 et 2, Paris, A. Morel, 1863 [Pierre Mardaga éditeur, 1986, tome 2, p 217.

225.

GARNIER Charles, À travers les arts (précédé de Les Ambiguïtés de Charles Garnier par François Loyer), Paris, Picard, 1985, p 164.

226.

GARNIER Charles, À travers les arts (précédé de Les Ambiguïtés de Charles Garnier par François Loyer), Paris, Picard, 1985, p 166-167.