b) L’exercice de l’architecte et du sculpteur dans la pratique

Lorsqu’un sculpteur intervient sous la direction d’un architecte, quelle est la place et la part de sa créativité ? Lorsque les archives sont bien conservées, quelques cas laissent à penser que le sculpteur ne semble plus que la marionnette de l’architecte. Pour les sculptures de la basilique de Notre-Dame de Fourvière, on sait à quel point l’architecte Pierre Bossan surveillait ses sculpteurs, en particulier Paul-Émile Millefaut et Marius Levasseur qui avaient quitté Lyon pour le suivre dans sa retraite à La Ciotat, l’architecte travaillant les croquis avec eux et suivant chaque modelé. Dans la correspondance des deux architectes de Fourvière, Pierre Bossan écrit sans détour à Sainte-Marie Perrin que Marius Levasseur « n’est pas très ingénieux » (25 juin 1878), « il s’embrouille facilement ; il a besoin d’être veillé de près » (20 juillet 1881), « c’est une vraie tête de pioche » (21 janvier 1882), « il y a si peu de ressources avec lui » (29 avril 1885), toutefois il apprécie son « joli modelé » (25 juin 1878)227. On comprend par ces mots qu’il s’agit d’un homme dont les architectes dirigent et encadrent le travail de près. De même, les quelques archives conservées à propos de l’exécution des sculptures des églises mentionnent fréquemment des maquettes ou modèles élaborés par le sculpteur et vérifiés par l’architecte. Par exemple à l’église Saint-Nizier, pour la chapelle de la Trinité (cat. 711), le contrat du 7 juillet 1892 entre le chanoine Routier et le sculpteur Belloni précise que ses ouvriers exécuteront avec soin les modèles faits suivant les besoins et sur la demande de l’architecte Benoît, et qu’il se conformera à ses ordres228.

Il est vrai qu’un sculpteur ne pouvait adopter n’importe quel sujet – dont le choix appartenait avant tout au commanditaire –, ni donner n’importe quelle forme, car la plupart du temps ces sculptures s’intègrent plus ou moins intimement dans un élément dessiné par l’architecte. Ce caractère fusionnel de la sculpture avec l’architecture et le mobilier est très poussé pour les devants d’autels, retables, chaires, etc. Par exemple, le contrat du 27 septembre 1893229 pour le meuble d’exposition des reliques de saint Antoine de Padoue (cat. 499) à l’église Saint-Bonaventure, restitue bien les exigences de cette union. L’architecte Benoît fournit les dessins, le maître menuisier est Lagneau (de Messimy), le sculpteur Gaétan Visconti, et le commanditaire est le chanoine Méchin. Ce contrat précise que le sculpteur doit soumettre les modèles à l’architecte avant l’exécution.

Il semble même que pour certaines œuvres, la part du sculpteur soit encore plus restreinte ou celle de l’architecte plus grande. Par exemple, la chaire de Saint-Martin d’Ainay (cat. 670) fut dessinée par Charles Questel qui confia l'exécution à J.-H. Fabisch. D'après une lettre230 que le sculpteur envoya à son fils en octobre 1864, Joseph-Hugues sollicita son intermédiaire pour « demander à M. Questel les profils promis pour faire [les] figures de la chaire d'Ainay ». Il s'agit donc d'une œuvre exécutée non seulement sous la direction de l'architecte, mais pour laquelle Questel donna aussi des modèles dessinés de sculptures. J.-H. Fabisch était-il en manque d’inspiration ? Se jugeait-il incapable de répondre à ce programme ? L’architecte avait-il été trop pointilleux et autoritaire ? Ce cas rappelle les propos de Charles Garnier sur les artistes n’ayant pas le sens du décor (voir pp. 118-119). Pourtant, Fabisch était sans doute le sculpteur lyonnais le plus expérimenté en la matière.

En fin de compte, c’est l’architecte qui décide du choix de la composition, de l’impact visuel de la sculpture dans l’ensemble. Le sculpteur doit se soumettre et s’adapter ; il s’agit bien là du défi de la sculpture monumentale et décorative. Dans cette étroite marge de manœuvre, il existe cependant une part possible de création, il est certain qu’étant plus restreinte, elle nécessite des artistes de grands talents, capables de tirer profit de la moindre opportunité : travaillant la finesse, l’expressivité, l’adéquation iconographique et la sobriété. De tels artistes n’étaient peut-être pas nombreux, car, dans son ensemble, la sculpture religieuse lyonnaise paraît certes sobre et adaptée à l’architecture, mais fréquemment frustre et insuffisante ou souvent gracieuse mais stéréotypée.

Aussi, la rigueur de la sculpture religieuse lyonnaise est étroitement liée à l’idéal d’unité et d’harmonie des architectes. Cette méthode de travail n’est pas propre à cette ville231. N.-J. Chaline232 rappelle que les architectes des églises du XIXe siècle étaient également chargés du choix des décors, dessinant le mobilier avant de confier l’exécution à un sculpteur ou à un menuisier habitués à travailler avec eux. Elle cite l’architecte Hittorff qui multipliait croquis et conseil minutieux pour le sculpteur Bernard-Jean Dusseigneur à l’église Saint-Vincent-de-Paul à Paris, ainsi que le mobilier de Sainte-Clotilde à Paris conçut par l’architecte Théodore Ballu. Mais, cette direction semble avoir pris un caractère particulièrement poussé et systématique à Lyon (voir pp. 114-117, 119-120). Comment ne pas voir un lien entre ces exigences et le fait qu’aucun sculpteur de renommée nationale ne se soient lancés dans cette périlleuse entreprise ? Soit parce qu’ils n’étaient pas invités par appréhension qu’ils ne s’imposent trop, soit ils ont évité eux-mêmes ce genre de travaux par crainte d’être emprisonnés par un programme aux exigences strictes. En repensant à l’élaboration par Questel et Fabisch de la chaire de Saint-Martin d’Ainay, la peur de mal faire semble paralyser les artistes les plus autorisés et les plus talentueux. Aussi, la sculpture religieuse monumentale ou décorative fut-elle confiée à des praticiens plus ou moins doués, mais suffisamment effacés et souples pour suivre les instructions des architectes (voir pp. 60-61, la partie « La sculpture religieuse : une vocation ? » et pp. 33-35).

Notes
227.

CHALLÉAT Louis, La construction de la basilique de Fourvière à travers la correspondance des architectes (1872-188), Lyon, Université Lyon 2, Thèse de doctorat d’Histoire de l’art, 1990, tome VI, p 37.

228.

Lyon, Archives diocésaines, Saint Nizier : I 592.

229.

Lyon, Archives diocésaines, Saint-Bonaventure : I 542 bis. Le meuble reliquaire sera en noyer, pour 4200fr. (700 Lagneau/ 2500 Visconti) ; et doit être achevé avant le 1er mai 1894.

230.

Rhône, Archives de la famille Fabisch, lettre de J.-H. Fabisch à son fils Philippe, 31 octobre 1864.

231.

Voir les propos d’Eugène Viollet-le-Duc, Entretiens sur l’architecture, « XVIe entretien : Sur la statuaire monumentale », Paris, A. Morel, 1863 ; Charles Garnier, À travers les art.

232.

Catherine Brissac, Chantal Bouchon, Nadine Chaline, Jean-Michel Leniaud, Ces Églises du XIX e siècle, Amiens, Encrage, 1993, p. 150.