3) Le sculpteur peut-il travailler seul ?

Arrive-t-il au sculpteur de travailler de manière autonome, c’est-à-dire sans la direction de l’architecte et sans suivi rigoureux de la part du commanditaire ? L’absence récurrente des archives ne permet pas de répondre avec certitude. Cependant, les quelques éléments connus peuvent permettre des déductions.

Dans les églises de Lyon, aucune œuvre sculptée monumentale ou décorative majeure ne semble avoir été créée sans le soutien d’un architecte ; que ce soit les maîtres-autels, les grands retables ou les chaires. De cette manière, furent conçus les superbes autels et retables de l’église Saint-Bonaventure. La chapelle du Sacré-Cœur (cat. 511), vers 1850, fut dessinée par Benoît et réalisée par le sculpteur Robert252. L’ensemble de la conception de la chapelle de Saint-Joseph (cat. 510) – achevée en 1893 – fut conduite par l’architecte Benoît, et sculptée par Fontan pour les six reliefs de la vie du saint, par Delorme pour la ronde-bosse de Saint Joseph avec l’Enfant, et par Visconti pour la sculpture ornementale. De même, la chapelle Saint-François-d’Assise (cat. 495)253 fut créée en 1896 sous la direction de Benoît avec le menuisier Lagneau, le sculpteur Vaganay, les statuaires Chenevay et Fontan.

Cependant, certaines statues semblent avoir été créées de manière relativement indépendante : une ronde-bosse pouvait être destinée à une chapelle construite bien antérieurement, donc créée sans la direction de l’architecte concepteur et bâtisseur. Lorsqu’un sculpteur obtient une commande sans l’intermédiaire d’un architecte, après les travaux de l’église, par la fabrique ou le curé, on remarque qu’il s’agit de sollicitation à un artiste renommé, ou d’achat d’une statue industrielle. Les commanditaires savent à quoi s’en tenir en se référant au style et à la réputation d’un artiste, ou lorsqu’ils commandent une répétition. C’est ce qu’il se passa pour les œuvres de Louis Castex à Notre-Dame de Bellecombe : la Vierge à l’Enfant (cat. 341) en 1936, Saint Joseph méditant (cat. 340), et Saint François d’Assise (cat. 346), semblent être des répliques254. Autre exemple, à l’église de Notre-Dame de Montchat, pour l’installation dans des niches de statues de Saint Antoine de Padoue dans la chapelle de la Vierge, puis de Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, les fabriciens – au nom de tous les paroissiens qui offrirent ces œuvres255 – firent appel à Chenevay en 1896 pour le premier et à Poli en 1922 pour la seconde ; deux artistes sobres, le premier caractérisé par un art toujours conventionnel, le second par un style très lisse. Alors, la question de la place de la créativité s’éclipse à Lyon : peu aventureux, les commanditaires se contentent de redites ou d’artistes très sobres ; la créativité était alors réduite à néant.

Autrement, le sculpteur avait certainement l’obligation de s’adapter au programme architectural existant. Il ne semble pas que les sculpteurs se soient permis d’avoir un impact visuel en l’absence de l’architecte. Au contraire, cette carence semble pousser les sculpteurs à concevoir dans des canons très conventionnels, par prudence et sécurité. L’autel en pierre blanche de l’église de Brignais est un bon exemple : Léonard Périer (1820-1866) en fut à la fois l’architecte et le sculpteur. Cet artiste ou ce praticien était pour les commanditaires un homme de confiance ; exclusivement consacré à l’art religieux, chrétien convaincu, il avait la réputation d’un homme loyal, simple, sincère et dévoué ; « artiste consciencieux et épris de son art, il négligeait presque entièrement le côté spéculatif. La difficulté vaincue par la persévérance, le beau poursuivi et atteint, étaient son principal mobile et son seul encouragement. »256 En faisant appel à lui, les commanditaires étaient certains de ne pas avoir une œuvre extravagante et de pouvoir parlementer avec lui. De même, les archives du sculpteur Jean-Baptiste Cony montrent qu’il dessinait lui-même des modèles d’autels et de retables. L’article qu’écrivit L. Vismara témoigne aussi des qualités que possédait ce genre d’artistes, aptes à tranquilliser ces commanditaires particuliers :

‘« Il excellait surtout dans le genre religieux, et nul mieux que lui n’a su donner aux œuvres de ce genre l’expression qui leur convient. Aussi ses travaux, non moins nombreux que consciencieusement exécutés, ornent-ils bien des sanctuaires, non-seulement de notre région, mais encore du centre et du midi de la France […] Toutes ces œuvres, marquées au sceau d’un talent supérieur, d’un style toujours pur et correct, sont empreintes d’un sentiment profondément chrétien : c’était un œil éclairé des lumières d’une foi vive qui guidait cette main d’artiste, c’était un cœur entrevoyant dans son exquise noblesse au-delà du fini un idéal plus parfait qui inspirait ce ciseau délicat et sûr ! M. J.-B. Cony fut vraiment le type de l’artiste chrétien, allant chercher dans les seuls enseignements de la religion toutes ses inspirations et ce divin idéal que son âme avait si bien compris ! […] Travailleur infatigable et loyal, jamais il ne connut la brigue, ni l’intrigue, ni les succès faciles de ces coteries mesquines. »257

Aussi, le moment d’élaboration peut élucider l’adoption d’une forme, apporter une explication au style choisi en accord avec l’environnement ou concédant à une mode. Un sculpteur actif dans les années 1860 s’adapte peut-être plus facilement à un style néogothique ; un sculpteur actif dans les années 1880, sous l’influence des goûts éclectiques, est sans doute plus souple ; alors qu’un sculpteur du début du XXe siècle est plus tenté d’apporter une touche un peu plus spécifique ou de donner une forme nouvelle. De plus, le moment de la conception de la sculpture par rapport à la construction – autrement dit, la présence ou non de l’architecte pour veiller au chantier –, élucide la raison de l’appel à une copie peut-être préférée par prudence, en l’absence de « gardien de l’unité » ou d’une simple statue industrielle en fonction du budget et de l’importance accordée au sujet.

Les sculpteurs lyonnais sont visiblement tributaires des normes définies par l’architecture elle-même, mais aussi obéissants aux normes établies de la mode lyonnaise. Est-ce par préoccupations et difficulté d’avoir des commandes que ces derniers se plièrent ainsi à de si fortes exigences, ou est-ce un goût sincère pour la sobriété, la pondération et un souci d’équilibre ?

Notes
252.

Lyon, Archives diocésaines, église Saint-Bonaventure : I 542.

253.

Lyon, Archives diocésaines, église Saint-Bonaventure : I 542.

254.

Pour Saint François d’Assise : chasse du saint curé d’Ars à la basilique d’Ars.

255.

Le Saint Antoine de Padoue fut élevée en remerciement et en mémoire de la protection accordée par la Providence, le 10 mai 1896, lors de la chute de la foudre sur l'église, au milieu de la cérémonie des vêpres, sans que personne ne fût touché ; puis, son pendant dans l’autre chapelle, la statue de Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, fut offerte par les paroissiens en 1922. Jean-Baptiste Martin, Histoire des églises et chapelles de Lyon, Lyon, H. Lardanchet, 1909, tome 1, pp. 264-265. Georges Bazin, Rive gauche, "Les paroisses de la rive gauche - Notre-Dame de Bon-Secours", n°39, décembre 1971.

256.

Écho de Fourvière, « Nécrologie »,1er septembre 1866 p. 289.

257.

L. Vismara, Salut Public, « Nécrologie – J.-B. Cony, statuaire lyonnais », 10 juin 1873.