II. Les « styles » dans la sculpture : influences des modes historicistes ou influences du cadre architecturale ?

1) L’éclectisme ambiant

Le XIXe siècle est réputé pour ses tendances historicistes. Il débuta avec le néoclassicisme, passa par le néogothique, le néo-roman, le néo-byzantin, et tous les autres pastiches, parvenant à des éclectismes les plus variés : allant de simples juxtapositions de deux ou trois styles du passé jusqu’aux syncrétismes les plus inidentifiables, voire déroutants, pour aboutir à un rejet du passé dans l’Art Nouveau puis à un dépouillement absolu au début du XXe siècle.

À Lyon, en peinture religieuse, ce goût pour l’historicisme se traduit par l’influence des primitifs258. Alors qu’en architecture religieuse dans la seconde moitié du XIXe siècle, la mode est au néogothique, au néo-roman, et à la recherche d’un style propre à l’époque avec Pierre Bossan et ses disciples qui donnent naissance à un « syncrétisme » unique. Ces architectes historicistes et éclectiques manipulent abondamment – en fonction de leur budget – les ornements sculptés et peints, la sculpture monumentale, la peinture et la mosaïque, que ce soit pour rappeler un style du passé ou pour accompagner ou souligner une architecture. Dans cette ambiance, comment réagissent les sculpteurs ? Quelles semblent être leurs propres goûts ? Subissent-ils des influences des modèles du passé ? Suivent-ils des exemples anciens de bon cœur ?

Pour les stations du Chemin du Rosaire de Fourvière, aujourd’hui disparues, Fabisch semble s’être beaucoup inspiré de modèles du passé, que ce soit dans l’iconographie, dans les compositions ou dans le style. Ainsi, la maquette du relief du soldat écartant Marie de son fils dans le Portement de Croix rappelle tout à fait le style de la frise du Parthénon (vers 440 av. J.-C.), en particulier la métope du Centaure enlevant une femme Lapithe, avec le mouvement inversé de la femme.

L’art de Charles Dufraine semble révélateur d’un goût personnel pour la sculpture grecque et donc une tendance néoclassique particulière dans cette époque plutôt éclectique. Ainsi son Saint Joseph à Ars, se tient debout, très dignement, image du père nourricier et éducateur de Dieu le Fils. Son bras droit est replié contre lui et tient son manteau, de sa main droite, il tient un bâton fleuri en lys, symbole de la mystérieuse postérité du chaste, fidèle et discret époux de la Vierge. A. Germain commente :

‘"Le saint Joseph a les heureuses proportions d'une figure de Praxitèle, et même, par sa draperie eurythmique, il donne d'abord l'impression de quelques philosophes antiques ; mais ne vous arrêtez pas au costume et vous reconnaîtrez bien vite un fidèle de Dieu, tant sa face exprime l'humilité et l'abandon à la volonté sainte. C'est l'une des plus belles, sinon la plus belle, des statues de l'époux de Marie, et c'est un chef-d’œuvre".’

Lucien Bégule appréciait tout particulièrement ce sculpteur, ne tarissant pas d’éloges à son propos. La collection de photographies de Bégule montre que lui-même appréciait la sculpture classique grecque, très mesurée, jamais expressive. Cela semble se retrouver dans l’art de Dufraine, toujours si posé. Les mots qu’emploie Bégule sont révélateurs d’une quête déterminée :

‘« […] notre Dufraine, dont Lyon a le droit d’être fier. L’œuvre de Charles Dufraine qui comprend une foule de sujet religieux, […] d’un sentiment toujours si élevé […] Chacune des compositions de l’artiste, ayant toujours eu une place déterminée, s’adaptaient parfaitement au cadre qui devait la recevoir. Ses Vierges sont merveilleuses de grâce angélique et de noblesse. Avec quel tact a-t-il réalisé l’image, cependant si difficile à traiter, du Sacré-Cœur, pour éviter la banalité, sans tomber dans le réalisme choquant ! L’œuvre de Dufraine est un exemple à suivre. »’

Mais les influences de Dufraine sont plus complexes, par exemples pour ses lions. Le Lion de Juda (cat. 154), gardant l’entrée de la basilique de Fourvière, rappelle l’art assyrien. Les Lions ailés à l’intérieur du sanctuaire (cat. 166), plus anthropomorphes et grêles, ont une légère parenté au Sphinx de Delphes, ou encore avec la Chimère d’Arezzo au musée d’archéologie de Florence. Le Tétramorphe (cat. 83), sur les quatre écoinçons de la façade de la basilique de Fourvière, cite aussi la sculpture archaïque. La pureté des lignes de certaines œuvres comme le Saint Jean (cat. 600) du porche de l’église Saint-Georges, évoque la sculpture de la période préclassique grecque. Leurs formes épurées, le mouvement réduit au minimum et la vie juste suggérée rappellent les sculptures du fronton du temple d’Aphaïa à Égine259, tout en en supprimant l’aspect archaïque au profit de plus de douceur ou de souplesse dans l’enchaînement des volumes. Mais, Dufraine choisissait-il librement ces influences ? Certainement pas à Fourvière où Pierre Bossan le surveillait de près260.

Certains sculpteurs semblent donc manier discrètement des influences artistiques. Mais, tous n’avaient peut-être pas cette culture ? La seconde moitié du XIXe siècle est pourtant une époque à laquelle se développent de nombreuses revues traitant de l’art du passé. De plus les discrets sculpteurs ayant fait carrière dans la statuaire religieuse et actifs dans la région ont majoritairement reçu une formation à l’École des beaux-arts de Lyon – Charles-François Bailly261, Claude Bernard262, Jean-Baptiste Cony263, Vincent Fontan264, Étienne Pagny265, Léonard Périer266, Pierre-Marie Prost267, Jean-Pierre Robert268, Pierre Vermare – et même à Paris – pour (Étienne) Montagny269 – ; seuls Charles Barbarin, Dutruc, la famille Mazzoni, Vacher et Vaganay, tournés vers la statuaire industrielle, ne sont pas passés par les beaux-arts ; ni G. Bachini, Gustave Bador, Labranche, Miaudre, qui sont davantage des praticiens  ; sur Brulat et Chenevay aucun renseignement n’a été obtenu ; ainsi, seul Comparat semble avoir été un autodidacte ayant eu une modeste carrière en sculpture religieuse. L’abondance des publications sur l’histoire de l’art et cette formation à l’École des beaux-arts auraient pu contribuer à leur faire manier couramment et aisément de claires citations historicistes ; mais on rencontre davantage un indescriptible syncrétisme, dont on ne sait s’il est voulu et pensé, ou irréfléchi tel qu’un automatisme dans ce climat passéiste.

Dans la sculpture religieuse lyonnaise, lorsque les références au passé sont distinctes, on constate qu’elles ont lieu pour les accommoder au cadre architectural : ce ne sont plus des références libres de la part du sculpteur mais des ajustements.

Notes
258.

Sylvie Ramond, François-René Martin, « Le Goût pour les Primitifs à Lyon au XIXe et au début du XXe siècle », Le Temps de la peinture, Lyon 1800-1914, [exposition, Lyon, Musée des Beaux-arts de Lyon, 2007], Lyon, Fage éditions, 2007, p. 61.

259.

marbre de Paros, v. 490-480 av. J.-C ; Glyptothèque de Munich. Ces sculptures furent restaurées un temps à Rome par le néo-classique Bertel Thorvaldsen.

260.

Voir correspondance entre Pierre Bossan et Sainte-Marie Perrin.

261.

À Lyon vers 1860 pour entrer à l'École Nationale des beaux-arts, dans la classe de Fabisch.

262.

Sculpteur sur bois. Élève de l'École des beaux-arts de Lyon en 1828.

263.

Élève de L. de Ruolz à l'École des beaux-arts de Lyon.

264.

À l'École des beaux-arts de Lyon en 1858, aidé par le sculpteur Erard (impasse du Doyenné). À partir de 1868, il envoya régulièrement des œuvres au Salon de Lyon et fut récompensé en 1889 par une médaille.

265.

Élève à la Martinière du sculpteur Louis Robert et de l'architecte Dupasquier ; puis de Fabisch à l'École des Beaux-arts de Lyon, de 1847 à 1849.

266.

Élève de Ruolz à l'École des beaux-arts de Lyon de 1845 à 1850.

267.

Élève de Chinard de 1807 à 1813 qui l'emmena en Italie comme aide dans ses travaux, et de Marin de 1813..., à l'École des beaux-arts de Lyon. Il y obtint une mention honorable en 1809 et un premier prix en 1810.

268.

Il entra au cours de dessin à l'École des beaux-arts de Lyon en décembre 1826 avant de devenir, élève la classe de sculpture de Legendre-Héral. Il exposa une première fois au Salon de Lyon de 1843

269.

Il fut l'élève de son père, le graveur Joseph Montagny (les Montagny furent une famille de graveur d'armes ou de graveur en médailles), de l'École de dessin de Saint-Étienne, de l'École des beaux-arts de Paris en 1839, de Rude et de David d'Angers. Il exposa au Salon de Paris de 1848 à 1895. Son atelier était cité en modèle par la Revue de l’art chrétien.