2) L’influence du style du cadre architectural

L’environnement architectural apporte donc un élément de lecture essentiel pour comprendre l’apparence d’une sculpture religieuse. En cette époque où les styles du passé sont à la mode, il paraît normal que celui de l’architecture influence l’aspect d’un autel, d’une chaire ou de fonts baptismaux. Mais cet ascendant touche aussi fréquemment le style donné à la statuaire.

Le goût et la technique très souples de J.-H. Fabisch se sont particulièrement bien prêtés à cet exercice. À Lyon en 1860, le tympan néo-roman de Saint-Martin d’Ainay figurant le Christ Pantocrator (cat. 671) entouré des quatre symboles animaliers des Évangélistes270, s’adapte au style de cette ancienne église romane, en rappelant tout à fait les modèles de sculpture romane sur ce même thème des tympans de Saint-Trophime d'Arles (deuxième tiers du XIIe siècle), de l'église de Saint-Julien-de-Jonzy (Saône-et-Loire, milieu du XIIe siècle), de l’entrée centrale du portail Royal de la cathédrale de Chartres (vers 1145-1155). Avec ce même talent d’adéquation, Fabisch réalisa en 1863 la Vierge à l’Enfant (cat. 489) du porche de l’église Saint-Bonaventure dans un goût gothique français de la fin du XIIIe 271 ou du début du XIVe siècle272. La Vierge debout tient l'Enfant sur sa droite et tourne le visage vers lui. L'Enfant, assis sur le bras de sa mère, tend les deux bras vers son cou pour se tenir, tout en tournant la tête en bas, vers nous. Marie couronnée est drapée de manière caractéristique : le châle qu'elle porte en large devant son buste, formant des plis horizontaux qui lui barrent la poitrine, s'opposant aux plis verticaux de sa robe, évoque le goût de la sculpture gothique – parfois graphique –. Ce jeu rappelle encore certains drapés complexes de la sculpture du XIIIe siècle273. Il est évident que le sculpteur a cherché à s'adapter au style de l'édifice, tout en gardant la forte empreinte de son temps qui sont la grâce – ou une certaine douceur –, et à Lyon la pondération et l’équilibre. Ces deux exemples étaient destinés à des églises anciennes, déjà considérées à l’époque comme des monuments précieux, témoins du passé, nécessitant donc une vigilance particulière274 : le sculpteur ne pouvait pas faire n’importe quoi. De même, la Vierge à l’Enfant (cat. 788) à l’église Saint-Polycarpe que réalisa le même sculpteur en 1851, montre une volonté de donner une tonalité baroque en correspondance avec l’architecture. La statue est incluse dans un retable d'architecture assez éclectique, rappelant cependant davantage le goût baroque. La Vierge, tient des deux bras l'Enfant contre son côté gauche en le serrant par la taille. Ce dernier, aussi debout, pose un pied sur la cuisse de la Vierge – jambe qu'elle plie en posant le pied sur un escabeau – et tourne la tête vers nous en posant les bras autour du cou de sa mère. Cette attitude suggère un mouvement, évite le statisme et évoque l'art baroque sans être pour autant exubérant. Les drapés travaillés de son vêtement sont dans le même esprit. Le visage de la Vierge, penché sur le côté, exprime la tendresse et la bonté. J.-H. Fabisch réussit cette œuvre : par son adaptation au style de l'édifice qui l'abrite, par la pertinence des expressions discrètes de tendresse et de bonté, par l’harmonie sur le plan plastique et son adéquation au goût lyonnais.

J.-H. Fabisch ne fut pas le seul à pratiquer cet art de la concorde. Charles Dufraine a manifesté beaucoup de talent pour cela, soit par goût personnel soit par adhésion à un programme (voir p. 91). Il le prouva encore tout particulièrement à Notre-Dame Saint-Vincent pour les reliefs des Anges musiciens (voir p. 288 et cat. 416) encadrant la Vierge à l’Enfant, qui évoquent discrètement la Renaissance italienne.

À l’église Saint-Bernard, les statues des chapelles latérales attribuées à Aubert275 évoquent lointainement la sculpture gothique tardive. En particulier la Vierge à l’Enfant (cat. 471), l’Ange gardien (cat. 467), Sainte Anne et la Vierge enfant (cat. 473), Sainte Marie-Madelaine (cat. 472), Saint Joseph (cat. 469) : par l’absence de grands mouvements, les vêtements, les visages, les chevelures et les proportions peut-être plus allongées que la norme du XIXe siècle. Toutefois ce goût reste modéré ; les sourires si caractéristiques du gothique ne se retrouvent pas, et la raideur est remplacée par un souci académique pour les proportions et le modelé.

En effet, ces œuvres lyonnaises vont très rarement jusqu’au pastiche dans leurs références et adaptions aux styles du passé ; beaucoup plus fréquemment, il s’agit d’allusions à peine perceptibles. Aussi la référence gothique de Bonnassieux pour Notre-Dame de Grâces (cat. 729) en 1858 sur le pignon de l’église Saint-Nizier est difficilement identifiable ; c’est davantage la manière dont la Vierge porte l’Enfant et se tourne vers lui qui rappelle les Vierge(s) à l’Enfant de la sculpture gothique tardive française276. Les autres œuvres de Bonnassieux, dont l’art est toujours délicat, modéré et discret, ne troublent aucune architecture quel qu’en soit le style : C’est le cas de l’Immaculée Conception (cat. 674) en 1851 à l’église Saint-Martin d’Ainay, du Sacré-Cœur en 1889 aux églises de la Sainte-Croix (cat. 134) et Saint-Nizier (cat. 720). Ce style subtilement éclectique, équilibré et sobre, est un autre moyen de ne pas troubler l’harmonie entre l’architecture et le décor. Mais par conséquent, la sculpture tend à disparaître dans le cadre architectural.

Notes
270.

Voir p. 276

271.

à la cathédrale Notre-Dame de Laon ; Vierge au buisson ardent, à l’Hôpital de Tonnerre (Yonne). [Base Mistral et Palissy]

272.

église Saint-Nicolas, Les Alluets-le-Roi (Yvelines) ; église Saint-Caprais, à Auger-Saint-Vincent (Oise) ; Notre-Dame de Chénérailles, église Saint-Barthélemy, Chénérailles (Creuse) ; église Saint-Maclou, Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) ; église Saint-Denis, Crépy-en-Valois (Oise) ; église Sainte-Agathe, Longuyon (Meurthe-et-Moselle) ; église Saint-Martin, Monchy-Humières (Oise) ; église Saint-Martin, Saint-Martin-aux-Bois (Oise). [Base Mistral et Palissy]

273.

Vierge à l'Enfant offerte par Jeanne d'Evreux à l'abbaye de Saint-Denis, orfèvrerie, Louvre ; Visitation, ébrasements du portail central, cathédrale de Reims ; Dormition, tympan du portail gauche, bras sud du transept, cathédrale de Strasbourg ; Vierge de l'Annonciation ou de la Visitation, cathédrale de Bamberg.

274.

L’église Saint-Martin-d’Ainay fut classée au Monuments historique dès 1840.

275.

Jean-Baptiste Martin, Histoire des églises et chapelles de Lyon, Lyon, H. Lardanchet, 1909, tome 1, p. 305

276.

voir note 271 p. 113 et note 273 p. 134