3) Les exigences de la sculpture religieuse lyonnaise

a) Des « traits dominants »

Depuis fort longtemps, Lyon a cherché à affirmer son identité, que ce soit par l’autonomie politique, l’idéologie, et jusque dans le domaine des arts. Cette quête atteint certainement son paroxysme après le siège de Lyon en 1793 : des lyonnais avaient osé s’opposer à la Révolution, la ville fut alors assiégée et prise ; plus de 1 800 personnes furent exécutées dont 208 condamnées sans jugement et tuées collectivement au canon ; la ville fut dépouillée de tous ses droits ainsi que de son nom pour celui de ville affranchie. La volonté d’émancipation de Lyon en devint d’autant plus forte. Philippe Dufieux, en traitant de l’architecture religieuse du XIXe siècle dans cette ville, estime ce mouvement comparable à une renaissance religieuse, en le confrontant au choc des martyrs de 177. De là proviendrait « la recherche d’une mystique chrétienne sociale »277, climat qui marque la peinture et tout particulièrement l’architecture religieuse de la ville. La sculpture religieuse serait-elle aussi un reflet de cette quête identitaire ?

La multiplicité des influences passées au filtre inéluctable de la pondération et de l’équilibre, le résultat toujours mesuré, la discrétion et la grâce un peu froide, semblent être les principales caractéristiques de la sculpture religieuse lyonnaise du XIXe siècle. La Piéta de Vermare à l’église Saint-Irénée (cat. 629) illustre bien ce goût ; tendances qui permettent aussi à ces œuvres de s’insérer sans heurt dans les églises de styles les plus divers. Dans les églises de Lyon – et même de la région –, absolument aucune sculpture ne vient troubler ce calme et cette réserve. Pour la ronde-bosse monumentale, les formes simples, la vie juste suggérée ou aspect franchement figé – par maladresse ou par volonté – rappellent l’harmonisation des statues-colonnes médiévales à l’architecture. Mais, cette référence ne doit pas faire croire à une stylisation proche. Pour les reliefs comme pour les rondes-bosses, pour les œuvres d’art soignées jusqu’à la sculpture manufacturée locale, les proportions sont toujours étudiées de manière classique – même lorsqu’il s’agit de faire référence à un style médiéval –, et le modelé est académique.

S’agit-il d’un style conventionnel pour un emploi qui trouverait facilement sa place partout ? Ou, ces canons correspondent-ils aux propres besoins de la sculpture religieuse de cette seconde moitié de XIXe siècle ? Les commentaires de l’abbé J. Roux, correspondant des Comités des Arts et monuments, sur Jésus chez Marthe et Marie par J.-H. Fabisch, à l’église de l’Hôtel-Dieu, éclairent sur les critères d’appréciation de cette statuaire :

‘« … beau travail. Comme [savoir ?] faire, cela distance de bien loin tout ce que M. Fabisch a créé ; comme art religieux, c’est plein de pensée et admirable d’expression, et il fallait la foi de M. Fabisch pour mener à bien une œuvre qui eût embarrassé peut-être plus d’un artiste à la mode. […] Certes, on n’accusera par M. Fabisch d’avoir sacrifié la forme à l’idée. On ne dira pas qu’il a donné à ses corps les proportions grêles qu’on reproche à l’art du moyen âge. Il n’y a, dans ses figures, rien d’austère, rien qui ressente la mauvaise humeur, rien de monacal, comme disent les exclusifs. […] M. Fabisch y fait descendre le calme serein et la douce harmonie qui s’empare de la nature humaine, quand elle sait se posséder par la foi. Parce qu’il a évité les contrastes forcés qui sont toujours anomalies ; et, pour dire toute notre pensée, parce qu’en faisant de l’art chrétien, il a fait véritablement de l’art antique. »278

Ce « style » modéré serait donc propre à la figuration religieuse. L’abbé Dieulin conseillait aussi d’éviter les « scènes tragiques » susceptibles de provoquer des « sensations douloureuses », « qu’on n’étale pas aux yeux du peuple chrétien ces représentations sanglantes de certains martyrs [… Ce] spectacle de barbarie fait mal aux personnes délicates et nerveuses »279. Mais en nulle autre ville que Lyon, la sculpture religieuse est aussi équilibrée et subtile. Du bon sentiment se retrouve facilement un peu partout ; mais à Lyon, l’expression aurait plutôt tendance à échouer dans la froideur ou le morne poncif, afin d’éviter à tout prix la mièvrerie sentimentale ou le stéréotype affecté. Cette modération se traduit également dans la manipulation des influences du passé. Que ce soit l’antiquité lors de la première moitié du XIXe siècle ou un éclectisme beaucoup plus varié dans la seconde moitié, ces références sont systématiquement temporisées, comme si elles étaient cassées pour être fondues dans le canon Académique (voir p. 37).

Notes
277.

Philippe Dufieux, Le mythe de la primatie des Gaules : Pierre Bossan (1814-1888) et l'architecture religieuse en Lyonnais au XIX ème siècle, Lyon, PUL, 2004, p. 28. Bruno Benoît, L’identité politique de Lyon, entre violences collectives et mémoire des élites (1786-1905), Paris, l’Harmattan, 1999.

278.

Abbé J. Roux, Revue du Lyonnais, « Jésus chez Marthe et Marie, groupe en marbre par M. Fabisch, placé dans l’église de l’Hôtel Dieu de Lyon », t. I, 3e livre, 30 septembre 1850, p. 236.

279.

Jean-Sébastien Dieulin, Le Guide des curés, du clergé et des ordres religieux, Lyon, 4e édition, 1849, p. 270.