3) Inachèvements et dommages

Un certain nombre d’églises de Lyon n’ont pas connu le plein achèvement de leur programme sculpté. Il s’agit le plus souvent de sculptures ornementales liées à l’architecture, à l’extérieur – à Saint-André de la Guillotière (cat. 435), à la Rédemption (cat. 243), à Saint-Bernard (cat. 462), au Saint-Nom-de-Jésus (cat. 302), à Notre-Dame-des-Anges (cat. 373), à Saint-Joseph des Brotteaux (cat. 637), à l’Immaculée Conception (cat. 230), à la basilique Notre-Dame de Fourvière, au Saint-Sacrement (cat. 318) – et un peu dans les intérieurs – l’Immaculée Conception (cat. 431), Saint-Joseph des Brotteaux (cat. 638), Notre-Dame de Bellecombe (cat. 337) et Sainte-Blandine (cat. 830) pour les chapiteaux. À l’inverse, la construction de l’église du Sacré-Cœur (cat. 286-288) est inachevée, mais la sculpture en a été faite. Ainsi, il est possible de bien saisir le déroulement habituel du chantier : la construction, puis l’aménagement et la décoration de l’intérieur, et pour finir, la sculpture extérieure. Cependant, quelques arrangements pouvaient être pris par rapport à cet ordre. L’état des chapiteaux et les archives des constructions des églises de Chaponost (Rhône) et de Roche-la-Molière (Loire) permettent de savoir que bien souvent, un ou quelques chapiteaux étaient sculptés en modèle près du chœur, dans l’espoir que des moyens financiers suffisants parviendraient bientôt pour les achever tous. Ce travail simple nécessitait un exemple, mais pouvait être laissé à un praticien qui y travaillerait sans la direction de l’architecte. C’est ainsi que s’explique l’inachèvement des chapiteaux intérieurs de l’église Sainte-Blandine, alors que le programme sculpté particulier de l’extérieur fut réalisé : ébrasements, voussures et tympan du porche central, gargouilles, pinacles sculptés en figures.

En était-il ainsi dans les autres villes ? Ces inachèvements amènent à s’interroger sur les raisons de ce désistement et sur la place qui était accordée à cette sculpture ? Le manque de financement est indiscutablement la raison de ces inachèvements. À cette époque où la population des villes croît, les anciennes églises – abandonnées pendant la période révolutionnaire et nécessitant en conséquence beaucoup de réhabilitations – ne suffisaient plus. De plus, le cardinal de Bonald tâcha d’évangéliser ces nouveaux quartiers où s’installaient les ouvriers immigrés des campagnes, en créant au total douze nouvelles paroisses (voir p. 22). Dans ces conditions, la sculpture ornementale extérieure était peut-être considérée comme un détail, son inachèvement ne nuisait ni à la pratique liturgique, qui nécessitait des autels et si possible des statues de dévotions, ni ne troublait l’ensemble architectonique et son esthétique, comme un intérieur brut aurait pu gêner le recueillement des fidèles au sein de l’église. Ainsi, l’achèvement de certains décors sculptés, en particulier à l’extérieur, étaient différés, car leur absence n’était ni nuisible à la convenance, ni un dommage irrémédiable à l’esthétique.

Même si cette absence gêne le jugement de l’esthétique des édifices, les années passant et les goûts changeants, ces achèvements semblent avoir définitivement été abandonnés.

À cette perturbation pour la juste appréciation de ces ensembles, deux autres s’en ajoutent. Inévitablement le temps a pu provoquer des dégradations : l’érosion sur les sculptures extérieures empêche d’en apprécier la délicatesse ; l’encrassement des intérieurs des églises ou les repeints gênent la lisibilité des formes et des subtilités. En effet, certaines églises sont blanchies – y compris les statues301 – au mépris de l’harmonie des ornements peints, alors que d’autres, au contraire, restent dans le noir302, mal éclairées et encrassées ; ces deux extrêmes nuisent à l’attention que l’on pourrait bien vouloir prêter aux œuvres sculptées, déjà naturellement discrètes dans les églises de Lyon.

Ces sculptures sombrent aujourd’hui dans l’oubli ; dans leur style discret, elles s’effacent, et laissées dans l’ombre, elles sont ignorées. Mais il n’en fut pas toujours ainsi, beaucoup ont été supprimées dans les années 1970. Certains propos du concile de Vatican II furent sans doute interprétés avec intransigeance et excès :

‘« Les ordinaires veilleront à ce que, en promouvant et favorisant un art véritablement sacré, ils aient en vue une noble beauté plutôt que la seule somptuosité. […] On maintiendra fermement la pratique de proposer dans les églises des images sacrées à la vénération des fidèles; mais elles seront exposées en nombre restreint et dans une juste disposition, pour ne pas éveiller l'étonnement du peuple chrétien et ne pas favoriser une dévotion mal réglée. […] ce qui paraît mal accordé à la restauration de la liturgie sera amendé ou supprimé »303

De nombreuses statues de dévotion ont ainsi été supprimées, notamment les statues industrielles. Déjà, cette statuaire était violemment critiquée à ses débuts304, par exemple Lucien Bégule s’exclamait contre ce qu’il qualifiait de camelote, prostitution de l’art et déshonorant les églises305.

Et, lorsque le concile décréta « Les évêques aussi veilleront à ce que les œuvres artistiques qui sont inconciliables avec la foi […] qui blessent le sens vraiment religieux, […] par l'insuffisance, la médiocrité ou le mensonge de leur art […] soient nettement écartées des maisons de Dieu et des autres lieux sacrés. », il n’en fallut pas plus pour faire disparaître cette statuaire. Mais, jusqu’à quel point ? Il ne s’agissait pas de tout supprimer mais d’éviter la surcharge, de préserver l’harmonie et de maintenir la vénération des saints à travers leurs images. Si de trop nombreuses statues posées un peu partout sur des bases provisoires dans certaines églises, pouvaient les faire ressembler à un bric-à-brac, ce n’était pas le cas lorsque ces dernières étaient disposées régulièrement en harmonie avec l’architecture, elles étaient le signe d’une pratique dévotionnelle – peut-être oubliée – et avaient donc toute leur place. Les cartes postales anciennes des églises ne témoignent pas de ce genre de débordement. Actuellement, seule l’église Saint-Georges possède quelques statues posées inopportunément (cat. 615, 620). Dans l’église de l’Immaculée Conception, la statue en bois de Saint Joseph, et dans celle de Saint-André le groupe de Saint Antoine de Padoue (cat. 446), ne sont pas intégrées à l’architecture, la première est une œuvre d’art originale (peut-être déplacée), la seconde est une œuvre en série, mais pour toutes les deux, c’est l’affection des fidèles qui a donné leur place. Cette dévotion est une clé pour appréhender avec équilibre la raison d’être de ces statues. Toutefois à Lyon, les églises de Notre-Dame des Anges, de Sainte-Blandine, du Saint-Sacrement, de Saint-Just, furent en partie dépouillées ; Saint-André, Notre-Dame Saint-Louis ont subi des remaniements dans les dispositions.

Il est plus dommageable quand des statues originales, des chaires, des autels – en particulier les maîtres-autels – ont été détruits. Le concile indiquait :

‘Les canons et statuts ecclésiastiques qui concernent la confection matérielle de ce qui relève du culte divin, surtout quant à la structure digne et adaptée des édifices, la forme et la construction des autels, la noblesse, la disposition et la sécurité du tabernacle eucharistique, la situation adaptée et la dignité du baptistère, ainsi que la distribution harmonieuse des images sacrées, de la décoration et de l'ornementation, ces canons et statuts seront le plus tôt possible révisés, en même temps que les livres liturgiques, conformément à l'article 25; ce qui paraît mal accordé à la restauration de la liturgie sera amendé ou supprimé, et ce qui la favorise sera conservé ou introduit. En ce domaine, surtout en ce qui concerne les matières et les formes du mobilier sacré, et des vêtements, faculté est attribuée aux conférences territoriales d'évêques d'opérer des adaptations aux nécessités et aux mœurs locales, conformément à l'article 22 de la présente constitution.’

Fallait-il déséquilibrer l’harmonie et toucher à la beauté de l’ensemble en retirant des éléments qui avaient perdu leur fonction ? Une église n’est peut-être pas un musée, mais quel respect pour les œuvres du passé ? Car, il est bien précisé « selon le caractère et les conditions des peuples, et selon les nécessités des divers rites, elle [l’Église] a admis les genres de chaque époque, produisant au cours des siècles un trésor artistique qu'il faut conserver avec tout le soin possible » ; il est ajouté au sujet de la formation des clercs, qu’ils doivent apprendre à apprécier et conserver les monuments vénérables de l'Église.

Notes
301.

Saint Joseph avec l’Enfant, église Saint-Pothin (cat. 810) ; Chemin de Croix, église du Saint-Sacrement (cat. 317) ; l’ensemble de Notre-Dame Saint-Louis de la Guillotière (cat. 409, 410, 411, 413, 414).

302.

Saint-André de La Guillotière, Saint-Pothin, l’Immaculée-Conception (et Sainte-Blandine).

303.

chapitre VII, « L’Art sacré et le matériel du culte »

304.

voir pp. 35-53

305.

Lyon, Archives municipales, 0009 II : Fonds Lucien Bégule, maître-verrier, « La déchéance de l’art religieux » (1916), conférences de L. B. documentation sur la sauvegarde de l’art religieux. Déjà cité p.59.