e) Le rendu des figures

Les huit exemplaires visibles à Lyon permettent de distinguer à la fois une tendance générale et quelques subtilités dans les différents partis de l’art du Chemin de Croix dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ils possèdent tous à la fois un certain équilibre dans la composition et une tendance à la théâtralisation de l’expression des sentiments. Cependant, certaines séries sont plus convenues et froides, d’autres sont plus théâtrales, dramatiques voire caricaturales.

Le Chemin de Croix extérieur de l’église Saint-Irénée (cat. 623) est très équilibré, ses reliefs sont d’inspiration antique et tout à fait néoclassiques, donc assez modérés en sentiments, voire un peu solennel et pompeux. Les autres Chemins de croix possèdent eux aussi un aspect affecté, mais pour d’autres raisons ; ce n’est pas le parti pris d’équilibre esthétique qui leur donne cet aspect, mais le contraste entre l’emphase des expressions et le stéréotype de ces attitudes.

Les stations à l’église Saint-Georges (cat. 496), provenant des ateliers de Fabisch, sont les plus sobres et les plus pondérées ; très lisibles avec peu de personnages, sans arrière-plan mais un simple fond doré. Cependant, les personnages demeurent de facture un peu grossière qui pourrait être imputable à la dureté de la matière et à leur petite taille, ou à la réalisation rapide d’un praticien.

Dans les stations identiques des églises de Saint-Pothin (cat. 808) et du Saint-Sacrement (cat. 317), les personnages sont environ six ou sept à chaque fois ; ils sont vêtus à l’antique, corrects dans leurs proportions, relativement précis, et les compositions sont claires. Il existe des stéréotypes dans les visages et les attitudes, mais aussi des détails plus réussis, qui furent sans doute l’objet de soins particuliers en raison de leur charge significative ou de leur potentiel émotionnel. Ainsi, selon le jugement contemporain, l’attitude de la Vierge et de saint Jean à la quatrième station, lorsque le Christ rencontre sa mère, pourrait paraître trop théâtrale, de même pour Marie à la sixième station quand une sainte femme essuie le visage de Jésus et pour Marie-Madeleine au pied de la Croix. Les visages des bourreaux autour du Christ sont toujours durs, avec des traits presque similaires pour les barbus. Saint Jean est démesurément efféminé. Cependant, certaines figures sont très réussies, comme les attitudes de la femme à genoux avec son enfant et celle au-dessus à la huitième, lorsque le Christ Jésus console les filles d'Israël qui le suivent. Le visage du Christ aux première, septième, neuvième, dixième, douzième et quatorzième stations et son attitude à la onzième, est aussi soigné.

La comparaison de ces deux Chemins avec celui de Sainte-Blandine (cat. 827) permet de distinguer leurs qualités, car celui de cette église – sans doute une terre cuite polychrome – est encore plus pondéré. Les épisodes sont plus statiques mais très lisibles dans leur composition, les attitudes des personnages sont mesurées mais stéréotypées, et souvent lourdement théâtrales.

À Saint-Denis (cat. 541), l’aspect théâtral des expressions des visages est très poussé : les bourreaux ont des traits caricaturaux et un air borné, alors que les justes ont des visages plus délicats, doux ou tragiques. Cette emphase expressive peut nous paraître manquée ou déplacée, mais elle ne choquait sans doute pas la piété des contemporains ; les visages qui nous semblent caricaturaux leur rendaient explicite un cheminement intérieur. Ce rendu des figures est accentué par l’arrière-plan pittoresque qui renforce l’effet à la fois vivant et ingénu de l’ensemble. L’abondance de personnages et ce fond sont un parti à l’opposé du Chemin de croix de l’église Saint-Georges, et il n’est pas sans rappeler ce que la maison Nicot annonçait dans son catalogue :

‘« Ces chemin de croix ne sont pas à trois personnages sans paysages ou un arbre perdu sur un ciel uniforme, ou sur un fond quadrillé comme on en voit tant… Les personnages sont au contraire nombreux, très saillants, étagés perspectivement avec de riches paysages, traités suivant l’histoire et les règles de l’art le plus consciencieux et le plus recherché… »’

Dans un esprit proche, le Chemin de Croix de l’église du Sacré-Cœur (cat. 283) offre une nette différence dans le traitement des visages des bourreaux et des justes ; cependant les justes sont représentés de manière moins pathétique et les bourreaux de manière encore plus caricaturale, par leur visage et aussi leur gestuelle et les proportions de leur corps. Cette manière de faire était toujours dans le même but d’amorcer la méditation et de traduire le processus dans les pensées intimes. Toutefois, malgré le fond simple doré, les figures monochromes sont moins aisément lisibles.

Le Chemin de Croix de l’église de Notre-Dame de Bon-Secours (cat. 349) est le plus particulier : les figures semblent rapidement esquissées et sont à la fois de facture grossière et spontanée ce qui donne plus de souplesse au mouvement des personnages. Leur allure est d’autant plus exagérée : les mauvais sont difformes et parodiques, les bons sont tristes, doux et compatissants dans leurs attitudes, avec peut-être plus de dignité que dans les modèles vus précédemment. Enfin, malgré la petite taille des figures et leur facture rapide, l’artiste a su traduire pour le Christ des sentiments difficiles à rendre et contradictoires : il est à la fois triste, abandonné, voire abattu ou implorant, mais paradoxalement digne et persévérant, ceci toujours en étroite corrélation au dramatisme spécifique du style de ce Chemin de Croix.