II. Iconographie et iconologie

Ces statues ont la spécificité d’être à la fois des œuvres d’art – inégalement lorsque ce sont des productions industrielles – et un « langage figuré » pour les fidèles. Mais, comment expliquer le choix des saints figurés (ou des sujets traités), ainsi que leur abondance ? Au XIXe siècle, les publications de petits traités dévotionnels se multiplient, plus ou moins développés, avec des éditions à petit prix, souvent illustrés394.

Comme bien des critiques et historiens de l’art du XIXe siècle, Lucien Bégule appréciait ce « beau livre d’images » que les églises médiévales étaient, offrant un « enseignement complet de l’histoire religieuse »395. Son admiration semble trahir le regret qu’il n’en soit plus ainsi dans les églises construites et décorées à l’époque. Victor Hugo avait écrit « Ceci tuera cela, le livre tuera l’édifice »396 et estimait que la « bible papier » marquait la fin de la « bible de pierre ». Effectivement, les livres d’images devinrent peu à peu le catéchisme ou la bible des simples et des pauvres, comme les sculptures et les vitraux le furent à l’époque médiévale.

Pourtant, la sculpture est loin de disparaître au XIXe siècle, elle est même plus prolifique que jamais. Elle semble prendre une autre fonction que catéchiser ou illustrer la Bible. À Lyon, elle le demeure seulement pour quelques reliefs figurant des épisodes de la vie du Christ, de la Vierge, ou de la sainte Famille, sur des retables. Il n’existe pas de programme sculpté représentant la vie d’un saint. La sculpture religieuse lyonnaise est donc peu narrative. Seule la basilique de Fourvière mérite pleinement le titre de Bible illustrée ; elle possède de plus une grande cohésion dans son programme. À ce sujet, est très intéressant de savoir que la sagacité et l’unité de ce programme397 sont dues aux architectes Pierre Bossan et Sainte-Marie Perrin, profondément croyants. Ces derniers eurent même à tenir face aux prélats pour aller jusqu’au bout de cette cohérence. De la sorte, si la sculpture des églises lyonnaise ne possède guère de fonction catéchétique, cette ville possède paradoxalement la plus importante Bible illustrée de pierre (de vitraux et de mosaïques) du XIXe siècle. Notons par ailleurs que faire d’une église une Bible illustrée avait un coût, aussi les églises lyonnaises n’en avaient-elles peut-être pas les moyens.

La productive sculpture religieuse prit une autre orientation, moins pédagogique et plus affective. Cette conception, Isabelle Saint-Martin l’explique dans ouvrage Voir, savoir, croire, Catéchisme et pédagogie par l’image au XIX e siècle (pp. 181, 182, 180), en citant notamment les docteurs de l’Église saint Bonaventure et saint Thomas d’Aquin :

‘« Leur introduction [les peintures] eut une triple cause, soit l’inculture des simples, la tiédeur des affectations, l’impermanence de la mémoire. […] En effet ce que nous voyons suscite davantage nos affections que ce que nous entendons »398 ’ ‘« Nihil est intellectu quod non prius fuerit in sensu »399

Ainsi, en 1861, le Père Lacoste reprend-il ces conceptions pour la publications des Grandes Images catholiques : « Il n’est rien qui frappe les sens de manière plus efficace que la représentation figurée des choses que l’on veut apprendre » et « rien n’entre dans l’intelligence sans avoir frappé les sens ». Sous ce même jour, l’aspect de la sculpture religieuse du XIXe siècle – qui semble aujourd’hui trop affectée : douçâtre, sentimentaliste ou théâtrale – devient compréhensible : telle était leur didactique.

Les sujets représentés et l’apparence de ces statues, supports de dévotions pour les fidèles, furent toujours surveillés par l’Église, soucieuse de leur orthodoxie. Après les visites canoniales des curés-doyens ou des évêques dans les paroisses, les procès-verbaux témoignent des remarques. Une grande attention était portée à leur décence. Ainsi, Mgr Colbert, archevêque de Rouen en visite à l’église de Benesville, notait « une image en bosse de saint Eloy… indécente ». En 1714, son successeur Mgr d’Aubigné n’appréciait pas les représentations populaires, jugeant par exemple indécentes les figures de saint Nicolas sauvant les trois enfants au saloir, à Cottevrard. Cette crainte des évêques est certainement à mettre en relation avec les mises en garde du Concile de Trente. Émile Mâle400 énonce que depuis lors, il fut prohibé « que l’on place dans les églises image qui s’inspire d’un dogme erroné et qui puisse égarer les simples » et « qu’on évite toute impureté, qu’on ne donne pas aux images d’attraits provocants […] La décence devint le caractère essentiel de l’art religieux ». Cependant, il semble que cette idée de dignité soit elle-même à définir. Alors que pour certains – comme Mgr d’Aubigné – les statues indécentes sont celles à l’aspect rustique, humble et malhabile, associées à l’idée de vétusté ; pour d’autres, elle est davantage l’affecté, le toc, la fantaisie.

D’après Bruno Foucart, l’iconographie religieuse du XIXe siècle tend à prendre plus de liberté. Il parle d’un éclectisme iconographique (pp. 67-68), auquel s’oppose Didron qui prône la rigueur archéologique. En effet, l’iconographie contemporaine faisait débat. C’est ainsi qu’en 1850, l’abbé Pétin réalisa un Dictionnaire hagiographique et que L.-J. Guénébault conçut un Dictionnaire iconographique des figures, légendes et actes des saints, à la fois soucieux d’orthodoxie et très ouvert, pour aider les artistes. Il se base sur les estampes, y compris celles de son époque. Vinrent ensuite les ouvrages du Père Cahier – Caractéristiques des saints dans l’art populaire, en 1867 – et de Mgr Barbier de Montault – Traité d’iconographie chrétienne. Bruno Foucart (p. 68) affirme qu’à la fin du siècle, ces ouvrages étaient jugés dépassés, l’art sacré cherchant à renouveler profondément ses formes dans un nouvel « archaïsme ». Il est à noter que le Père Cahier redoutait que certains artistes, peu enclin à la piété, soient rebutés « devant la fadeur et les niaiseries d’un certain art religieux qui a la vie très dure malgré sa misère d’un demi-siècle pour le moins » (p. 13) ; il craignait aussi qu’un fossé se creuse par une iconographie trop archéologique pour ses contemporains et qu’en conséquence, ces sujets leurs semblent totalement étrangers401. Quant aux manuels du chanoine Bourassé – 1847 – et de l’abbé Auber – Histoire et théorie du symbolisme religieux, en 1871 – ils se veulent le plus exhaustifs possibles dans les références archéologiques et le symbolisme est pour eux une « véritable science ». En 1872, le comte Grimouard de Saint-Laurent commence à publier les six volumes de son Guide de l’art chrétien, plus conciliant et éclectique.

Ainsi, les spécialistes se querellaient pour déterminer si la Vierge de l’Annonciation devait être debout selon la tradition française, ou à genoux, la position juive pour prier, si elle devait être entrain de coudre le pectoral du grand prêtre, selon un évangile apocryphe, ou à travailler la quenouille, s’il fallait renoncer au bâton fleuri de saint Joseph, car l’indication provient d’un apocryphe, si le baptême du Christ devait être figuré par immersion ou par infusion, etc. Par ailleurs, il aurait été extrêmement intéressant de trouver les « bibliothèques spirituelles » des artistes afin de connaître leurs influences iconographiques, leur tendance spirituelle.

Notes
394.

La Vie des Saints, illustrée en chromolithographie, d’après les anciens manuscrit des tous les siècles, par Kellerhorven, texte par M. Henry de Riancey, publiée en 25 livraisons. Chaque livraison contient deux planches en chromolithographie et 16 pages de texte, in-4 encadré, sur magnifique papier glacé. 15 livraisons ont paru. Prix de chaque livraison 6 fr. (publicité dans Écho de Fourvière de 1866). Voir aussi : Isabelle Saint-Martin, Voir, savoir, croire, Catéchisme et pédagogie par l’image au XIX e siècle, Paris, Honoré Champion éditeur, 2003, 614 p.

395.

Lyon, Archives municipales, 0009 II 9 : Fonds Lucien Bégule, maître-verrier, « La sculpture médiévale, conférence L. B. (les chapiteaux romans de type byzantin à Lyon. Le symbolisme. Contribution à l’histoire de la sculpture en France au début du XIVe siècle, Lyon, Rouen, Avignon : iconographie) »

396.

Notre-Dame de Paris, livre V, chap. III. Réflexions sur le catéchisme par les images imprimées : Isabelle Saint-Martin, Voir, savoir, croire, Catéchisme et pédagogie par l’image au XIX e siècle, Paris, Honoré Champion éditeur, 2003, 614 p.

397.

Louis-Jean Sainte-Marie Perrin, La basilique de Fourvière : son symbolisme, Lyon, Librairie catholique Emmanuel Vitte, 1912.

398.

Saint Bonaventure, Les Images (trad. D. Mezzoni, Cert, 1991, p. 132).

399.

Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia Q 85, art 1.

400.

Émile Mâle, L’Art religieux des XVI e , XVII e et XVIII e siècles, Paris, pp. 1 à 3.

401.

Bruno Foucart, Le Renouveau de la peinture religieuse en France (1800-1860), Paris, Arthéna, 1987, p. 69.