a) Le Sacré Cœur

La dévotion au Sacré-Cœur est particulièrement populaire au XIXe siècle, elle résume la redécouverte du Dieu d’amour ; de celui qui donne son Fils pour la rédemption.

Cependant, ses origines sont anciennes : elles s’appuient sur les Saintes Écritures (Ps 16 ; Ps 22 ; Ps 40 ; Jn 7,37-38 ; Jn 19,34-37 ; Ap 22,1.16-17 ; Mt 11,25-30 ; Jn 13, 23-25). Des Pères de l’Église (saint Justin, saint Irénée, saint Hippolyte de Rome, saint Cyprien, saint Athanase, saint Ambroise, Saint Grégoire de Nysse, Saint Augustin, Saint Paulin de Nole, etc.) voient dans le Cœur du Christ la source de vie – rédemption et sagesse. Aux XIe et XIIe siècles, l’attention se porte à nouveau sur ce sujet, en particulier dans les milieux monastiques, c’est le cas pour saint Pierre Damien, Guillaume de Saint-Thierry, saint Bernard de Clairvaux, bienheureux Guerric d'Igny, l'Abbé Godefroy d'Admont, etc., qui considèrent le Cœur du Seigneur comme le siège de la sagesse, de l'amour et de la miséricorde divine. Le climat spirituel du XIIe au XVIe siècle – caractérisé par une attention croissante aux souffrances du Christ, endurées par amour des hommes – incite à la dévotion au Cœur de Jésus, comme le révèlent les expériences mystiques de sainte Lutgarde, de sainte Gertrude, de sainte Mechtilde, etc. Le XVIIe marque un tournant pour cette dévotion qui prend une forme propre – distincte de celle de la Passion –, avec saint Jean Eudes (1601-1680) et sainte Marguerite-Marie Alacoque (1647-1690) à laquelle le Christ, dans des apparitions, lui demande de développer la dévotion à son Cœur dans un but de réparation. Elle commença par sa communauté, puis cette vénération fut progressivement assurée, l’Église reconnaissant ce culte qui symbolise la miséricorde infinie d’un Dieu tout d’amour pour tous les hommes, face au jansénisme soutenant l’idée d’un Dieu impitoyable. Les confréries, l’office et la messe du Sacré-Cœur furent accordées par l’Église de Rome au XVIIIe siècle.

En 1850, le Père François-Xavier Gautrelet, dans opuscule intitulé Nouveau mois du Sacré-Coeur de Jésus ou les trente-trois années de la vie du divin Sauveur honoré pendant le mois de juin, expliquait que la dévotion au Sacré Cœur de Jésus n’est rien d’autre que le « culte de l’amour », celui de Dieu aimant l’homme d’un amour infini. En 1856, le pape Pie IX étendit la fête du Sacré-Cœur à l'Église universelle. En 1861, dans Les Espérances de l’Église, le Père Henri Ramière élucidait que par cette dévotion, Jésus-Christ achève le plan de son incarnation406. La béatification de Marguerite-Marie Alacoque en 1864 témoigne de l’importance de cette dévotion au XIXe siècle.

Sur les trente-neuf églises lyonnaises dont nous étudions la statuaire – c’est-à-dire toutes les églises de Lyon, excepté les nouvelles paroisses construites après 1920, dans lesquelles il est impossible de rencontrer un programme sculptural de la période traitée (1850-1920) – se trouvaient un total de vingt-neuf figurations sur le thème du Sacré-Cœur. Vingt-trois étaient des statues, quatre d’entre-elles ont disparu : à l’église de l’Annonciation (qui fut détruite), à l’église Sainte-Blandine (cat. 833), dans le chœur à l’église Saint-Eucher (cat. 569) et à l’église du Saint Sacrement. À ces statues s’ajoutent deux reliefs de l’Apparition du Christ au Sacré-Cœur à Marguerite-Marie Alacoque (voir pp. 320-321), à l’église de l’Hôtel-Dieu et à la primatiale Saint-Jean ; ainsi que trois figurations du Cœur adoré par les anges : à l’église Notre-Dame Saint-Vincent (cat. 416), à l’église de l’Hôtel-Dieu et à l’église Saint-Georges (cat. 606) ; enfin, l’église de la Rédemption (cat. 249) possède une représentation plus particulière, où le Christ du Sacré-Cœur trône au milieu d’une mandorle tenue par deux anges, à la manière d’un Christ Pantocrator.

En art, le type iconographique du Sacré-Cœur supplanta au XIXe siècle pratiquement tous les autres : Christ souffrant (Ecce Homo, à la colonne, aux outrages…), Christ Roi, Christ Juge, Christ en jardinier, Christ enseignant. Dès la fin du XVIe, la figuration du Cœur de Jésus percé de trois clous et serti d’une couronne d’épines apparaît dans l’imagerie populaire. Il semble que la première représentation du Christ au Sacré-Cœur fut peinte par Pompeo Batoni en 1780 pour la reine du Portugal. Il s’agit d’un Christ « cardoriphore », c’est-à-dire tenant dans sa main un cœur enflammé surmonté d’une petite croix et entouré d’une couronne d’épines. Mais, cette formule fut rejetée et interdite par la Congrégation des rites. Ainsi, au XIXe siècle, les sculpteurs suivirent deux modèles de représentation – qu’on retrouve parfaitement dans la statuaire des églises de Lyon – : Un cœur enflammé appliqué extérieurement sur la poitrine de Jésus, ou le Christ laissant voir son côté ouvert par la lance avec ou sans rayons lumineux émanant407.

Selon Louis Réau, l’origine iconographique de toutes les statues du Sacré-Cœur au XIXe siècle serait le Christ ouvrant les bras du sculpteur danois Thorvaldsen (1807, église du Sauveur à Copenhague). Le Sauveur figure debout les bras ouverts vers le bas, la tête inclinée vers l’avant, en geste d’accueil ; il est simplement vêtu d’un himation à la manière antique ; cette attitude posée et ce vêtement rappellent fortement la sculpture antique et en font une œuvre majeure de la sculpture néoclassique. Très peu de statues du Sacré-Cœur rappellent vraiment ce modèle dans les églises de Lyon. Seule la statue de l’église Saint-Augustin (cat. 459) reprend cette attitude, bras ouvert. Cependant, il s’agit d’un plâtre dont la stylisation incite à la dater des années 1910-1930408 ; le Christ est vêtu d’une tunique longue et d’une cape, s’ouvrant un peu sur la poitrine afin de laisser apparaître symboliquement un soleil rayonnant. Toutefois, une autre œuvre lyonnaise rappelle la sculpture néoclassique de Thorvaldsen ; il s’agit du Sacré Cœur (cat. 784) réalisé en 1859 par Fabisch pour l’église Saint-Polycarpe. Le Christ est debout, avec un léger déhanchement, vêtu d’un himation dévoilant largement son côté gauche duquel il désigne sa blessure tandis que sa main droite tient symboliquement la coupe de son sang ; il est couronné d’épines. Ce modèle original, les proportions, le modelé, le drapé, le léger mouvement, l’expression à la fois triste et très digne, la finesse exceptionnelle de l’exécution pourraient en faire un chef-d’œuvre de la sculpture religieuse ; cependant ce sujet est traité de manière si peu conventionnelle – son dénuement et son vêtement antique – qu’il déstabilise le fidèle. Il est judicieux de vêtir le Christ à l’antique, mais deux choses demeurent toutefois risquées pour la sculpture religieuse : la nudité du torse du Christ – peu commune si ce n’est pour la crucifixion –, le déhanchement et le port du bras droit un peu affecté ; ici, ce vêtement antique, ce déhanchement, cette coupe dans la main et cette couronne végétale confèrent à ce Sacré Cœur une silhouette particulièrement surprenante, évoquant la figure du Bacchus de Michelange (1496-98, Florence, Bargello). L’analogie aurait de quoi épouvanter les chrétiens. Se peut-il que Fabisch n’en ait pas eu conscience ?

Les autres statues du Sacré Cœur des églises de Lyon sont beaucoup plus conventionnelles. Pour dix-sept statues, le Christ est vêtu d’une tunique et d’une toge409 ; à l’église Saint-Denis (cat. 544) et à celle de Saint-Bonaventure (cat. 511), le Sacré Cœur porte une tunique et une cape ; à celle de Saint-Pierre de Vaise (cat. 773), il est vêtu de manière plus complexe, avec une tunique longue, un himation dont l’épaule est tombée – pour laisser voir la plaie – et retenue par une ceinture, avec encore par-dessus une cape. Il s’agit donc toujours de vêtements d’inspiration antique.

Les poses varient peu. Pour quatorze d’entre-elles, le Christ montre d’une410 ou des deux411 mains son Cœur, qui est toujours au centre de la poitrine, apparaissant souvent en gros relief sous la forme d’un cœur sur un fond de rayon, par-dessus la tunique et sous la toge ; parfois, le cœur est invisible. Pour trois autres, le Seigneur écarte des deux mains sa tunique. Il s’agit de marbres : le Sacré Cœur par Dufraine à Notre-Dame de Saint-Vincent où le cœur est visible, et deux Sacré Cœur par Bonnassieux à Saint-Nizier (cat. 720) et à Sainte-Croix où le Cœur (cat. 854) n’est pas figuré.

Enfin, trois autres exemples offrent des variantes. Le Sacré Cœur (cat. 587)réalisé par Émilien Cabuchet en 1892 pour l’église Saint-François-de-Sales porte une tunique et est drapé dans un manteau. Dans une attitude un peu extatique, la tête inclinée sur la gauche, le regard tourné vers le haut, il écarte son manteau de la main gauche et sa main droite en sort à peine pour esquisser une bénédiction. À l’église Saint-Pierre de Vaise, le Sacré Cœur est une statue polychrome. Nous avons vu que le Christ est vêtu de manière un peu plus complexe. Surtout, il tient ouverte sa tunique afin de montrer son côté transpercé. Le Sacré Cœur de l’église Saint-Bonaventure présente encore une autre version : le Christ porte son cœur dans la main gauche et bénit de la main droite (selon le modèle de Pompeo Batoni).

Toutes ces statues du Sacré-Cœur sont très conventionnelles, c’est-à-dire avec peu de variantes dans la gestuelle du Christ et son habillement, ni recherche emphatique dans l’expressivité ou les poses. Les artistes ou les conseils de fabriques ayant acquis des statues industrielles, semblent se plier à une exigence de réserve – peut-être due à une volonté de déférence vis-à-vis de la dignité du sujet traité –, sans compétition pour l’originalité à tout prix, sans désir d’affirmer des différences. Cependant, il serait bon d’étudier l’iconographie de ce sujet dans d’autres régions, afin de reconnaître plus clairement les modèles existants et la réalité du succès d’un type particulier à Lyon et dans sa région.

Les trois représentations du Sacré-Cœur – sous la forme d’un cœur – adoré par les anges, sont à mettre en relation avec les premières figurations du Sacré-Cœur ; il s’agit du Cœur adoré par les anges sur le tympande l’église Notre-Dame Saint-Vincent (cat. 416), au dessus du retable du Sacré-Cœur à l’église de l’Hôtel-Dieu et sur un devant d’autel à l’église Saint-Georges (cat. 606). La première image fut donnée par sainte Marguerite-Marie à ses novices, pour soutenir cette dévotion, le 20 juillet 1685. C’était le simple dessin d’un cœur humain entouré d’une couronne d’épines, schématisés.

Notes
406.

Michel Caffort, « Faire croire : l’exemple des nazaréens lyonnais », Le Temps de la peinture, Lyon 1800-1914, [exposition, Lyon, Musée des Beaux-arts de Lyon, 2007], Lyon, Fage éditions, 2007, p. 66.

407.

Exemple d’approche originale : G. Desvallières, vitrail de la cathédrale du Christ-Roi à Casablanca.

408.

Cf. Sacré Cœur par Albert Roze (Amiens, 1861-1952) en 1918, chapelle du Sacré-Cœur, cathédrale Saint-Louis à La Rochelle.

409.

Notre-Dame Saint-Louis (cat. 413), à Saint-Paul (cat. 743) par Fabisch, à Notre-Dame Saint-Vincent par Dufraine (cat. 422), à Saint-Nizier (cat. 720) et à Sainte-Croix (cat. 854) par Bonnassieux, à Saint-François-de-Sales par Cabuchet (cat. 587), à Sainte-Blandine (disparue ; cat. 833), à la Rédemption, à Saint-Joseph des Brotteaux (cat. 646), à Notre-Dame de Bon-Secours à Montchat (cat. 355), au Sacré-Cœur (cat. 291), deux à Saint-Euscher (dont l’une, polychrome, a disparue), à Saint-André de la Guillotière (cat. 447), au Saint-Nom-de-Jésus (cat. 314), à Saint-Georges (cat. 620), au Saint-Sacrement (disparue)

410.

D’une main : à Saint-Paul, à Notre-Dame de Bon-Secours, au Saint-Sacrement, à la Rédemption, à Saint-Georges, à Saint-Denis, à Sainte-Blandine, au Sacré-Cœur et à Saint-Euscher deux fois.

411.

De deux mains : à Notre-Dame Saint-Louis, à Saint Joseph des Brotteaux, au Saint-Nom de Jésus et Saint-André de la Guillotière.