f) Notre-Dame de Douleurs : Notre Dame de la Compassion, Piéta, Notre-Dame des Sept Douleurs

La dévotion à la Mater Dolorosa apparut en 1221, au monastère des bénédictines de Schönau, en Allemagne. En 1239 à Florence, l'ordre des Servites de Marie (Ordo Servita) fixa la fête de Notre-Dame des douleurs au 15 septembre. Dans cette dévotion l’Église commémore le martyr de la Vierge, marquée dans sa maternité par sept souffrances : La première, qui annonce toutes les autres, est la prophétie de Siméon dans le temple de Jérusalem, puis la Fuite en Égypte, la disparition de Jésus à douze ans lors du pèlerinage à Jérusalem, le Portement de Croix, la Crucifixion, la Déposition de Croix, enfin la Mise au tombeau. De ces sept douleurs découlent de nombreuses dévotions plus particulières à la Vierge. Citons : Notre-Dame de la Miséricorde, Notre-Dame des Sept Douleurs, Notre-Dame du Calvaire ou Notre-Dame de la Compassion, Notre Dame de Piété (ou Piéta).

Le Salve Regina, prière des moines dès le XIIIe siècle, s’en remet à cette Vierge compatissante, miséricordieuse, clémente et douce, pour garder espoir et obtenir réconfort. De cette même époque date l’hymne Stabat Mater, qui décrit et prie la Vierge au pied de la croix. La figuration de Notre-Dame de Pitié ou Piéta, la mère du Christ pleurant le corps mort de son fils descendu de la croix, posé sur ses genoux, apparut au XIVe siècle470, peut-être parmi les moniales dans le Haut-Rhin, et se propagea tout de suite en France et en Italie, mais cette expansion fut si rapide qu’il semble impossible d’en estimer le point d’origine. Cette dévotion était incitée par les expériences mystiques de sainte Brigitte de Suède (1302-1373) et par le franciscain saint Bonaventure (1217 ?-1274), puis l’image se répandit en France471 par l’intermédiaire des sculptures commandées par les confréries de Notre-Dame de Pitié. Au XVIIe siècle, cette dévotion était toujours vivante ; Notre-Dame des Grâces, consolatrice des affligés apparut en 1640 à Kevelaer (Allemagne).

L’image de la Vierge souffrante trouva un regain d’ardeur au XIXe siècle. Cette dévotion se lie peut-être aux apparitions de la Vierge en pleurs à La Salette en France, le 19 septembre 1846, à Mélanie Calvat et Maximin Giraud ; aussi, en 1876, la Vierge consolatrice des affligés se manifeste à Mettenbuch (Bavière). Ce nom qui fut choisi par la « Congrégation des religieuses de Notre-Dame de la Compassion », fondée en 1817 par Maurice Garrigou et Jeanne-Marie Desclaux, ainsi que par la congrégation des filles de « Notre-Dame de la Compassion », fondée en 1892 par Suzanne Auber (1835-1926), témoigne de l’importance de cette dévotion pour les chrétiens de cette époque.

Dans les églises de Lyon, parmi toutes les Vierge(s) de Douleur, le type iconographique le plus répandu est de loin la Piéta : nous comptons seize Piéta 472 , pour une seule Notre-Dame de la Compassion et une Notre-Dame de Douleur ou Mater Dolorosa. Pour cette dernière, il s’agit d’un buste de la Vierge en pleurs devant la croix vide, à l’église du Saint-Nom-de-Jésus (cat. 313), et elle n’est pas une œuvre de la seconde moitié du XIXe siècle473. La sculpture de Notre-Dame de la Compassion (cat. 99)474 est un des retables des chapelles latérales de la basilique de Fourvière ; il représente la Vierge près de la croix, toute à droite, avec à ses côtés saint Jean, et Marie-Madeleine agenouillée au pied du supplicié ; à gauche, le centurion perce le côté du Christ. Marie lève le regard vers son Fils sur la Croix, incline légèrement sa tête, ses mains sont jointes dans une attitude de prière. Ce parti est un peu surprenant : on s’attendrait à la voir désemparée, effondrée, mais cela n’a pas été le choix du sculpteur et de l’architecte, à la fois dessinateur et commanditaire. Malgré une attitude qui montre à l’évidence une certaine peine, elle semble consciente de l’enjeu de ce qui se passe sous ses yeux, pour le salut du monde. Elle manifeste dans son comportement, à la fois de l’espérance, de la pitié, et de la reconnaissance, et bien sûr de la compassion ; ainsi elle participe à sa manière au sacrifice de son Fils. De la sorte, cette sculpture est tout à fait représentative des tergiversations dont faisait part Grimouard de Saint Laurent dans son Guide de l’art chrétien. La composition historique insisterait plus volontiers sur la douleur de la mère d’un fils crucifié, alors que la composition symbolique montrerait la participation de la mère au sacrifice rédempteur de son fils.

‘« À ce point de vue, la pensée du triomphe l’emporte ; si la douleur se manifeste, il faut aussi qu’elle soit contenue ; il faut qu’en elle la pensée du salut, voulue comprise, acceptée prenne le dessus sur tout autres sentiments ». ’

Le dilemme entre la dignité et l’expressivité, propre aux représentations religieuses du XIXe siècle, se retrouve exprimé sur le plan iconographique par une volonté de respecter le symbolisme traditionnel sans refuser « l’action, le mouvement, les saisissantes allures, les dispositions pittoresques, tout ce qui doit plus directement agir sur les sens »475.

Sur ces seize Piéta lyonnaises, onze sont autonomes, c’est-à-dire dans des chapelles ou des monuments entièrement dédiés à cette Vierge de douleur, sous des titres variés. Voici ceux inscrits476 : Mater Dolorosa à Saint-Bonaventure (cat. 512) et à l’intérieur de l’église de l’Hôtel-Dieu, Notre-Dame de tous les chagrins à la Rédemption, « Voyez s’il est une douleur semblable à la mienne », à Saint-Augustin (cat. 456), Consolatrice des affligés à Saint-Eucher (cat. 572). Trois sont associées à d’autres thèmes proches : celle sur un devant d’autel à l’église Saint Paul est sous un retable peint de La Descente de Croix, celle sur un devant d’autel à l’église de la Rédemption fait partie d’un ensemble dédié à la Vierge, et celui à la basilique de Fourvière est dans la chapelle vouée aux âmes du Purgatoire. On remarque que deux477 groupes sont joints à un monument aux morts, parfois aussi associés au thème de la Crucifixion, sous l’apparence du Christ consolateur 478.

Dans les modes iconographiques de ce sujet, le corps du Christ peut reposer très diversement : bien installé sur sa Mère, ou posé plus ou moins en équilibre sur ses genoux, voire effondré en dehors. Il s’agit là d’une des principales variantes parmi les œuvres à Lyon du XIXe siècle. Au long de l’histoire de la sculpture, et en fonction des régions, l’attitude de la Vierge varie de façon notoire. Si dans les exemplaires de Lyon à la seconde moitié du XIXe siècle, l’expression varie peu – malgré des nuances –, restant assez contenue, à d’autres époques ou peut-être en d’autres lieux à la même période, elle fut bien souvent l’occasion de tenter de manifester des sentiments extrêmes. Par exemple, le type espagnol fut de tout temps particulièrement réaliste et douloureux.

Dans les églises étudiées, seulement deux fois le Christ est à moitié étendu aux pieds de sa Mère. Néanmoins, il ne repose pas complètement au sol. À la Rédemption, dans la chapelle Notre-Dame de tous les chagrins (cat. 259) son buste est supporté par la Vierge et un ange. Sans être outrancière, l’attitude de sa sainte Mère est explicite, que ce soit par les gestes ou par l’expression réussie du visage. La présence d’anges n’est pas inaccoutumée479 dans l’iconographie du sujet, mais elle demeure très minoritaire à Lyon, où l’on en voit encore autour des Piéta du tympan de l’église de l’Hôtel-Dieu (cat. 222), de la chapelle des âmes du Purgatoire à Fourvière et à Notre-Dame Saint-Alban (cat. 398). Toujours à l’église de la Rédemption, à la chapelle de la Vierge-Mère (cat. 246), Jésus est soutenu par saint Jean480. Mais, la présence de Marie-Madeleine aux pieds du Christ, et le fait qu’ils semblent en train de le déposer dans le linceul, ainsi que leur attitude à la fois douloureuse et attentive au corps, font penser à une Lamentation ou encore à une Mise au tombeau. À Lyon, c’est le seul exemplaire de Piéta accompagné de disciples. Cependant, la petitesse des figures conjointe à la dureté de la pierre, ou peut-être la modestie de la qualité du travail, présentent peu d’expressivité.

Pour deux autres exemplaires, à l’église Saint-Bonaventure et à l’église de Notre-Dame Saint-Alban (sans doute des années 1930, donc postérieure à notre étude), son corps glissé au sol, est adossé contre une jambe repliée de Marie qui, de sa main opposée, a pris celle de son Fils soulevant un peu son bras. La Piéta de Saint-Bonaventure rappelle étrangement la tragédie grecque, par ses gestes à la fois posés et larges – théâtraux –, et l’expression sur le visage de la Vierge ressemble à celle des masques. Il en est tout autrement pour celle de Notre-Dame Saint-Alban, même si le Christ est appuyé de manière comparable. Ici, la Vierge soulève la main de son Fils pour la porter contre son cœur. De plus, si la position de la Vierge semble complexe – tout comme l’artiste semble avoir volontairement joué avec les proportions du corps du Christ –, son expression est à la fois pleine de décence, d’un désarroi retenu, de tendresse et de compassion maternelles.

Pour les douze autres rondes-bosses, le Christ repose de manière plus ou moins correcte sur les deux genoux de sa mère. Dans les églises de Saint-Irénée (cat. 629) et de Saint-Augustin, le Christ est cassé sur les jambes de la Vierge : sa tête est renversée et ses pieds touchent le sol. La composition de ces statues est rigoureusement identique, mais le traitement diffère. Celle de Saint-Augustin (cat. 456) est manufacturée et polychrome. Elle semble à la fois plus guidée et plus réaliste (par ses couleurs) ; la tristesse de la Vierge se devine, mais elle est réduite et froide. Par contre, celle de Saint-Irénée, sculptée par Pierre Vermare, est d’un traitement beaucoup plus simplifié mais souple, gracieux et plus expressif. De sorte que, si le visage de la Vierge semble de facture rapide et naïve, il n’est pas dépourvu de sincérité et d’un certain charme.

Les sept Piéta où le Christ repose de manière plus stable sont distinctes ; excepté pour le doublon de l’église de l’Hôtel-Dieu (cat. 222 et 226), et pour les quatre exemplaires industriels des églises de Saint-Georges (cat. 612), Sainte-Blandine (cat. 836), Saint-Eucher (cat. 572) et Sainte-Croix (cat. 866). La Vierge implore tantôt le Ciel avec désarroi en levant son regard du corps et/ou en ouvrant les bras. Elle semble interpeller le devenir du monde au moment où le Sauveur est mort. C’est le cas des quatre groupes industriels, sans doute les moins convaincants, à cause de la pose du Christ, de la gestuelle de la Vierge et de l’expression de son visage. Les modèles jumeaux de l’Hôtel-Dieu présentent Marie dans une attitude de désolation et d’invocation grâce à une gestuelle plus évocatrice : un bras ouvert, la tête inclinée sur le côté et le regard tournée vers le haut. On remarque que pour le relief à l’extérieur, le sculpteur a entrouvert la bouche de la Vierge, ainsi que celle du Christ encore plus discrètement, ce qui leur apporte beaucoup plus de naturel et de justesse. Puis, pour trois exemplaires seulement, elle regarde son Fils, invitant à compatir plus intimement à sa douleur, en entrant dans la proximité du lien qui unit la mère et Servante de Dieu à son enfant et Seigneur. La Piéta en relief sur un devant d’autel à l’église Saint-Paul manifeste davantage la tendresse maternelle, car la Vierge s’est penchée sur le Fils, dans une attitude très expressive. Celle réalisée par l’atelier lyonnais de Charles Barbarin, entreposée à l’église du Sacré-Cœur (cat. 295), révèle avec beaucoup plus de retenue cette douleur de mère. Cependant la tristesse de son visage sur lequel des larmes coulent, est étonnante de grâce. Enfin, l’œuvre de Chorel (cat. 107) des années 1921-1924 à la chapelle des Âmes du Purgatoire, présente une Vierge plus acceptante et peut-être plus méditative.

L’église Saint-Denis conserve aussi un relief en marbre du XVIIe siècle de Notre-Dame de Douleurs (cat. 542 et 549)481 figurant la Vierge au tombeau avec beaucoup d’audace, bien loin du type douloureux mais beau du XIXe. Le traitement du modelé du corps du Christ, complètement couché au sol, fait ressortir les os et rend les muscles saillants comme tendus de douleur ; sa tête un peu en arrière, ses cheveux en bataille, sa bouche ouverte, rendent la violence de la mise à mort sur la croix manifeste. Marie est une femme âgée, rendue hagarde et crispée par la douleur. Elle semble s’être jetée aux côtés de son Fils – non pas en prostration, mais comme un réflexe de surprise et d’horreur –, soulevant d’un air perplexe et tendu le linceul, comme si elle n’arrivait toujours pas à croire ce qui venait d’arriver. Ce relief dénotant des modèles vus précédemment, permet de prendre conscience que, malgré leurs subtiles variations de poses et d’expressions plus ou moins réussies des visages, ces derniers possèdent une unité qui réside dans leur commune décence et leur équilibre.

Notes
470.

Vers 1320, groupe en pierre, cathédrale de Naumburg ; vers 1330, groupe en bois de tilleul, Coburg ; Pitiés du couvent des Ursulines d’Erfurt et de la cathédrale de Wetzlar ; Verperbild, bois polychromé, musée provincial de Boon ; Perrin Denys, Vierge de Pitié, 1388, Chartreuse de Champmol près de Dijon ; « Petite Pitié ronde », Louvre.

471.

1464, bas-relief, Vernon ; 1476, Pitié, Moissac. Pitiés du XVe siècle, en pierre peinte : Dierre, Solesmes, Autrèche en Touraine, Saint-Pierre-le-Moûtier (Nièvre), Montluçon, Mussy-sur-Seine, Saint-Phal en Champagne. XVIe siècle : Pitié de Bayel (Aube), pierre polychrome et traces de dorure ; groupe polychrome, cathédrale d’Evreux ; Pitié provenant de la chapelle du château de Biron, Metropolitan museum of New York

472.

Sept rondes-bosses originaux : Notre-Dame Saint-Vincent (cat. 427) ; église de l’Hôtel-Dieu, chapelle de Notre-Dame de Pitié ; Saint-Bonaventure (cat. 512) ; église de la Rédemption, chapelle de Notre-Dame de tous les chagrins ; Notre-Dame de Fourvière, chapelle des Âmes du Purgatoire (postérieur à la période étudiée) ; Saint-Irénée (cat. 629) ; Notre-Dame Saint-Alban (postérieur à la période étudiée ; cat. 398). Six rondes-bosses de manufactures : Sainte-Croix (cat. 866), Sainte-Blandine (cat. 836), Saint-Georges (cat. 612), Saint-Eucher (cat. 572) (toutes quatre identiques) ; Sacré-Cœur ; Saint-Augustin (cat. 456). Trois reliefs : église de l’Hôtel-Dieu, tympan du porche ; Saint-Paul ; église de la Rédemption, chapelle de la Vierge.

473.

Ce buste est d’une période antérieure à notre étude : En 1835, Pauline Jaricot étant allée au pèlerinage italien du tombeau de Sainte-Philomène, remarqua cette statue dans une église napolitaine et le curé accepta de la lui donner. Elle la fit ramener, et, à sa mort, la légua à une de ses compagnes, tertiaire dominicaine. Cette dernière, à son tour, la laissa aux dominicains du Saint-Nom-de-Jésus (Georges Bremond, Rive gauche, "Les paroisses de la rive gauche - Le Saint-Nom de Jésus", n°44, mars 1973, pp. 21-22).

474.

Encore appelé Vierge au Calvaire , retable à la basilique de Fourvière, sculpté par Charles Dufraine entre 1897 et 1899.

475.

(Citation de Grimouard de Saint Laurent). Bruno Foucart, Le Renouveau de la peinture religieuse en France (1800-1860), Paris, Arthéna, 1987, p. 70.

476.

Les Piéta de Notre-Dame Saint-Vincent, de Sainte-Croix, de Notre-Dame Saint-Alban, du Sacré-Cœur, du tympan de l’Hôtel-Dieu, n’ont pas de intitulé écrit ; quant à celui de Sainte-Blandine, il est masqué.

477.

À l’église de la Sainte-Croix (cat. 862) et celle de Saint-Georges (cat. 612).

478.

Les deux sculptures sont par ailleurs identiques : à l’église Sainte-Croix et à l’église Sainte-Blandine (cat. 844).

479.

Simon Hurtelle, Le Christ pleuré par la Vierge et les anges, 1690, groupe bronze, Louvre.

480.

Cf. Pitié d’Arnac-Pompadour (Corrèze), groupe pierre, musée Rupin de Brive.

481.

Qui provient vraisemblablement du retable de l'ancien autel des Augustins. Relief classé au titre d’objet le 1997/02/04 ; voir base Palissy, réf. PM69001187.