2) Les saints « populaires »

a) Saint Antoine de Padoue

Antoine de Padoue (Lisbonne 1195 – Padoue 1231), issu d’une noble famille, fut un frère prêcheur franciscain. Même s’il fut canonisé seulement un an après sa mort, c’est-à-dire en 1232, sa dévotion resta dans un premier temps localisé à Padoue où il rendit l’âme à trente-six ans, puis le Portugal le choisit comme saint patron national ; de là se propagea sa popularité, peut-être par l’intermédiaire des marins. Il devint ainsi le saint le plus populaire, invoqué comme thaumaturge ou pour retrouver les objets perdus, considéré comme l’intercesseur idéal.

Au XIXe siècle, avec le redéploiement des confréries, la dévotion à Antoine de Padoue connut un regain de vitalité, comme en témoigne un mot du cardinal de Lyon Mgr Coullié pour l’église Saint-Bonaventure, le 23 mars 1894 :

‘« considérant la dévotion extraordinaire qui réunit chaque jour un grand nombre de fidèles au pied de l’autel de saint Antoine dans cette église et désirant la voir s’accroître encore et donner de plus en plus des fruits de salut […] érigeons et rétablissons dans l’église de Saint-Bonaventure la Confrérie en l’honneur de Saint-Antoine de Padoue afin qu’elle jouisse autant que de droit, des avantages spirituels qui lui ont été autrefois conférés […] »515

Aussi, l’abondance de la statuaire industrielle de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe ainsi que la production originale, atteste combien cette piété était intense et répandue en ce temps : chaque paroisse ou chaque confrérie se procurant un moulage ou commandant une œuvre originale. Pour les trente-neuf églises de Lyon prises en considération, on compte actuellement vingt-deux statues de Saint Antoine de Padoue, auquel nous pouvons ajouter six exemplaires aujourd’hui disparus516 ; seulement treize églises n’en ont peut-être jamais possédé517. Quatorze statues de Saint Antoine dans les églises de Lyon semblent de facture industrielle, huit sont cependant des originaux, dont deux sont des œuvres postérieures à notre période d’étude – ce qui montre que cette dévotion est restée vivace518. Entre ces statues industrielles et les originaux, il est intéressant d’observer les variations des attributs – Enfant Jésus, livres, lys, pain – et des agencements.

Les versions les plus nombreuses sont celles où l’Enfant parait debout sur un livre que tient le saint, tout en coinçant un lys sous le bras. Cette curieuse disposition provient du récit de l’apparition du petit Jésus à saint Antoine : Prêchant dans une ville, le Frère fut invité par un habitant afin qu’il puisse étudier et prier en paix chez lui. Alors qu'il priait seul dans sa chambre, l'hôte vit, à travers une fenêtre, Antoine avec un très bel et joyeux enfant dans les bras. Le saint l'étreignait et l'embrassait, contemplant son visage d'un enthousiasme incessant519. Aussi, la représentation de l’Enfant installé sur un livre ouvert que tient le saint est ancienne ; une enluminure des années 1510-1525 le montre assis sur ce livre520. Mais, l’imagerie populaire d’Antoine de Padoue dans cette seconde moitié du XIXe siècle, représente l’Enfant dressé sur le livre, pour signifier son apparition, alors que le saint étudiait ; de plus le livre rappelle qu’il est à la fois prêcheur de l’Évangile et théologien. Ces nombreuses représentations, avec l’Enfant debout sur le livre, sont des productions industrielles, à l’exception de celle en bois dans l’église Saint-Joseph des Brotteaux.

À Saint-Joseph, Saint Antoine (cat. 647) tient un livre ouvert sur sa main gauche et l’Enfant se dresse dessus en tendant les bras vers le cou du saint, ce dernier ne tient pas de lys mais étend sa main droite vers son cœur. Le style a quelque chose de naïf : l’ensemble est monolithique, le drapé est schématique, les proportions irréelles, en particulier pour l’Enfant qui est plus semblable à un personnage rapetissé. Le religieux est plus « costaud » que le montre habituellement l’imagerie du XIXe siècle ; son corps est peut-être épais par maladresse, mais son visage est aussi plus rond tout en ayant des traits fins ; il semble plus âgé. Cette accumulation de variations laisse penser qu’il s’agit d’une volonté avérée de renoncer à l’apparence délicate que lui donne le XIXe siècle, pour rappeler avec plus de véracité que l’homme aurait eu tendance à l’hydropisie et possédait un caractère entier.

Les autres statues figurant saint Antoine avec un lys maintenu sous son bras et l’Enfant debout sur un livre ouvert sont pratiquement invariables. Celles des églises de l’Hôtel-Dieu, de Sainte-Blandine (cat. 834), de Saint-Denis (cat. 554), de Saint-Polycarpe (cat. 797) sont des compositions identiques : Saint Antoine, vêtu de la robe de bure nouée par une corde à trois nœuds et tonsuré, porte l’Enfant dressé sur le livre ouvert sur sa droite ; dans un geste élancé, le petit tend les deux bras vers le visage du saint ; ce dernier plie et lève son bras gauche tournant la main vers l’Enfant, maintenant le lys contre son corps. Pour celles des églises de Saint-Bruno-des-Chartreux, de Saint-Martin d’Ainay (cat. 693), de Saint-Augustin (cat. 460), la position est inversée et les variantes sont subtiles : le livre est à moitié ouvert, l’Enfant s’élance moins, mais tend une main vers la joue du saint, ouvrant l’autre bras comme un geste de bienvenue. Toutes ces statues sont de factures industrielles, de composition identique, mais toutes avec de fines différences : blanches ou polychromées, et les polychromies ne sont jamais identiques, nous notons même quelques variations pour les doigts, les yeux, les nœuds de la corde. De même, sur les trois statues – à l’église de la Rédemption (cat. 256), de Saint-Bernard (cat. 485) et à celle de Saint-Georges (cat. 615) – polychromes manufacturées représentant le saint avec l’Enfant assis sur les livres effleurant tendrement de sa main la joue du franciscain : celles de la Rédemption et de Saint-Georges ne sont pas polychromées de la même manière et les plis de la bure ne sont pas identiques. Ces variations très subtiles laisseraient penser qu’il s’agissait de modèles homologués fabriqués par différentes industries, mais il est aussi possible que ces statues proviennent d’une même industrie qui avait toujours la possibilité de faire de subtiles variantes. En effet, un article de presse sur une statue de Sainte Jeanne d’Arc crée par la manufacture de Dutruc et Vacher permet de comprendre que l’atelier semi industriel pouvait réaliser de petites modifications sur un même modèle521.

Trois autres figures de Saint Antoine de Padoue avec l’Enfant paraissant industrielles, se distinguent des schémas étudiés précédemment.

L’identification de la statue à Saint-Eucher (cat. 575) n’est pas certaine. Habituellement, ce saint est représenté imberbe, rappelant qu’il mourut seulement à trente-six ans. Cette barbe et le lys pourraient laisser penser qu’il s’agit de saint Joseph ; le lys est un attribut qui leur est commun, mais ce saint est représenté dans un habit franciscain, avec la corde à nœuds autour de la taille et le chapelet. Il tient sous son bras droit un livre et le lys, tout en retenant tendrement l’Enfant Jésus. Ce dernier repose de manière apparemment instable sur la main droite du saint et s’agrippe contre lui. Se fixant mutuellement, ils semblent échanger des regards pleins de douceur et de compassion. Cette combinaison rappelle ce que proposait la « Sainterie » de Vendeuvre pour les saints dont il n’existait pas forcément de modèle propre (voir p. 102). Celui-ci reste donc non-identifié.

À l’église du Sacré-Cœur (cat. 292), saint Antoine porte Jésus sur son bras gauche, appuie sa joue contre sa tête et tend un pain de la main droite. L’Enfant porte une corbeille de pain sur ses genoux et de sa main gauche, et nous bénit de la main droite. Le statuaire a associé la dévotion des petits pains bénis le jour de la saint Antoine ensuite distribués aux fidèles avec l’apparition de l’Enfant au saint. Cette statue du saint donnant un petit pain et de l’Enfant bénissant ces offrandes est presque identique à celle du groupe à l’église Saint-André (cat. 446). Dans cette version522, un pauvre accroupi sur la gauche est adjoint, il tend les mains pour recevoir le pain que donne saint Antoine523. Notons le jeu des regards : avec un peu de distance, l’Enfant et saint Antoine semblent tous deux regarder le pauvre à leur côté. Mais, en s’approchant du groupe, on constate que l’Enfant regarde bien le pauvre, alors que le saint baisse vaguement les yeux vers le dévot à ses pieds. Ce groupe étant posé sur un socle d’environ un mètre vingt de haut et l’exemplaire au Sacré-Cœur étant placé très haut sur une console, il est difficile de comparer l’orientation des regards. Néanmoins, on constate un jeu similaire au Sacré-Cœur : de loin, le saint et l’Enfant semblent regarder dans la même direction, mais en passant sous la statue, en fonction des déplacements, l’un ou l’autre pose les yeux sur nous. De même l’inclinaison de leurs têtes ne semble pas identique, mais à cause de ces emplacements très différents, il est difficile de s’assurer de cette réalité. Seule la manière dont sont reproduits les yeux ainsi que la position des doigts de la main gauche du saint permettent de constater de subtiles variantes entre ces deux exemplaires.

La dévotion des pains de saint Antoine se développa plus tardivement, ce qui permit aux artistes d’apporter par la suite une variante à l’iconographie du saint. C’est ainsi que Joseph Belloni choisit de le représenter durant la première moitié du XXe siècle. L’œuvre définitive – en marbre – est à la primatiale Saint-Jean (cat. 903), il semblerait que l’exemplaire identique en plâtre ou de pierre patiné exposé à l’église de l’Immaculée Conception (cat. 237) en soit le modèle ou une copie. Il figure tonsuré, vêtu de la robe de bure tenue par la corde à trois nœuds et portant une corbeille de pain contre lui de son bras gauche, il tend un petit pain de la droite en regardant vers le bas. L’artiste s’est plu dans cette simplicité, arrondissant les formes et les purifiant, à l’exemple des plis de la bure. Notons que le visage du saint ne semble pas identique sur ces deux exemplaires : celui de la primatiale est de forme très ovale et les traits doux, un peu flegmatiques, alors que celui de l’Immaculée Conception possède une mâchoire plus marquée et des traits un peu plus viriles ou ascétiques. Les deux variantes sont aussi réussies et justes l’une que l’autre.

Les trois autres modèles originaux – deux à l’église Saint-Bonaventure et un à Notre-Dame de Bon-Secours – offrent plus ou moins quelques variantes. Ceux de l’intérieur de Saint-Bonaventure et de Notre-Dame de Bon-Secours se caractérisent à nouveau par la délicatesse. Le bronze (cat. 492)524 à l’intérieur de Saint-Bonaventure figure saint Antoine portant l’Enfant sur sa main gauche et tenant le lys de la main droite. Son attitude et son visage expriment la sérénité, la douceur et une joie intérieure très discrète. L’Enfant, avec un geste maniéré, tend une main pour caresser la joue du saint et tient l’autre ouverte avec élégance. Cette œuvre se caractérise par sa sobriété et sa grâce, à l’exemple des très beaux contrastes qu’offre le bronze entre les plis nets, souples, simples et harmonieux du vêtement, scandés par le chapelet, la corde et la finesse du traitement du lys, à l’image de l’opposition harmonieuse du geste gracieux de l’Enfant qui anime l’attitude calme et posée du saint.

Si l’œuvre de l’église de Notre-Dame de Bon-Secours (cat. 354) se caractérise aussi par une certaine grâce et tendresse, elle est bien différente. Le saint porte le livre de la main gauche, sur lequel est assis l’Enfant, et de la droite, il retient le petit Christ ; ce dernier semble enlacer Antoine de Padoue avec tendresse et porte lui-même le lys. Leur attitude est plus emphatique et l’expression des visages bien moins réussie, au point que l’on pourrait penser à de la statuaire industrielle525. De même cette pose, la disposition du vêtement, du chapelet offre un ensemble moins épuré que le bronze à Saint-Bonaventure ; sa lisibilité est beaucoup moins limpide et agréable à l’œil.

Enfin, la statue de pierre sur la façade de l’église Saint-Bonaventure (cat. 504) offre un autre aspect. Malgré la corrosion et les mutilations – la tête de l’Enfant a disparu –, les personnages de cette œuvre manifestent de la vigueur. Le religieux porte Jésus dans ses bras sur sa droite, à moitié assis dans le livre qu’il tient des deux mains ; l’Enfant s’accroche à son cou sans parvenir à en faire le tour. Antoine parait un homme puissant, son visage – le regard baissé – est à la fois viril et doux, toute son apparence exprime le calme et la force, lui conférant beaucoup de dignité. Le plissé de sa robe de bure est très épais et une cape tombe majestueusement sur ses épaules en formant des chutes latérales en escaliers. Le sculpteur Metra, en 1905, chercha certainement ce monumentalisme pour donner à son œuvre suffisamment de robustesse et de lisibilité afin d’être adapté à sa disposition en façade. Il offre ainsi à Lyon une alternative au stéréotype des statues de Saint Antoine de Padoue douces et délicates, canon fixé par les figures de l’industrie.

Notes
515.

Lyon, Archives diocésaines, église Saint-Bonaventure, confréries : I 532.

516.

Grâce au témoignage de Jean-Baptiste Martin en 1909, on en recense six autres : à Notre-Dame des Anges (cat. 386) , à Saint-Just cat. 664), à Saint-Pierre de Vaise, à Sainte-Blandine (cat. 834), au Bon-Pasteur, à l’ancienne église de Notre-Dame de l’Annonciation (avec sa chapelle)

517.

Saint Antoine de Padoue est absent dans les églises de : Notre-Dame de l’Annonciation, Notre-Dame de Fourvière, Notre-Dame de Bellecombe, Notre-Dame de L’Assomption, Notre-Dame Saint-Alban, Notre-Dame Saint-Louis de la Guillotière, Notre-Dame Saint-Vincent, Saint-Maurice de Monplaisir, Saint-François-de-Sales, Saint-Irénée, Saint-Nizier, Saint-Paul et du Saint-Nom-de-Jésus.

518.

Le 16 janvier 1946, saint Antoine de Padoue fut même promu docteur de l’Église par le Pape Pie XII, avec le Bref Apostolique Exsulta, Lusitania felix – aspect de sa personnalité un peu oublié tant l’image populaire était forte.

519.

Liber miraculorum 22,1-8.

520.

Heures à l’usage de Rome, f. 239,provenant de Bruges, conservé à la bibliothèque municipale de Rouen (base Enluminure).

521.

Lyon, Archives diocésaines, Sainte-Blandine : I 328, article de presse.

522.

Datable d’environ 1903 et attribuable à Fontan. Lyon, Archives diocésaines, Saint-André : I 1201, conseil de fabrique, séance du 9 janvier 1903.

523.

On retrouve la même composition – donc officielle – pour un plâtre peint de la 1ère moitié du XXe siècle de Charité de Saint Antoine de Padoue et de l'Enfant Jésus à la chapelle Saint-Marc à Serra-di-Ferro en Corse. (source : base Palissy)

524.

Réalisé par Fontan, entre 1895 et 1897 : Archives diocésaines, église Saint-Bonaventure : I 542 bis.

525.

Exactement de même composition le Saint Antoine de Padoue en plâtre légèrement polychrome, à l’église Saint-Maimboeuf à Montbéliard (Doubs) est beaucoup plus réussie, ce qui laisse penser que la statue à l’église Notre-Dame de Bon-Secours de Montchat est bien industrielle (source : base Mémoire).