Conclusion

Avec le recul de ce début de XXIe siècle, l’art du XIXe siècle semble être à la fois l’hésitation et la lente maturation de celui du XXe siècle. De la Renaissance jusqu’au Néoclassicisme – une période de pouvoir stable et continu –, les Beaux-Arts s’inspirent de l’Antiquité, sans cesse de manière renouvelée ; jusqu’à la lassitude. Au XIXe siècle, les artistes cherchent d’autres modèles dans le passé, ces époques sont prises comme des parangons ; ainsi apparaissent les goûts néogothiques, néo-romans, éclectiques, etc. Les influences se multiplient sans paraître réussir à répondre à cette soif intarissable de nouveauté.

Face à ces quêtes d’innovations et d’originalité, la sculpture religieuse lyonnaise pourrait paraître en retrait. Néanmoins, dans cette ville, elle fut rarement historiciste. Pourquoi la critique fut-elle aussi sévère envers cet art, jusqu’au XXe siècle ? En définitive, la sculpture religieuse devait concilier plusieurs enjeux, mais tous n’étaient pas d’accord dans leur appréciation.

La sculpture religieuse fut également en métamorphose, mais peut-être plus subtilement. Elle cherche, elle évolue, mais rencontre beaucoup de peines pour sortir d’un certain carcan. Elle ne récapitule pas son passé en se contentant d’être historiciste, comme le fait clairement l’architecture, mais semble gérer au mieux la pression de l’accumulation de la beauté des chefs-d’œuvre de sculpture religieuse à travers les siècles. Le rapport de cet art vis-à-vis de son passé est davantage de le dépasser en charme et en finesse, que de reproduire tel ou tel style historique. Elle semble être écrasée par cet enjeu, devenant d’une grâce sophistiquée et apprêtée. Cependant, les problèmes conjoints du rapport au passé, de recherche de nouveauté, de quête de beauté par cet art et de dépassement de lui-même, furent loin d’être le seul défi. La sculpture religieuse répond à d’autres sollicitations, recherche d’autres buts.

Si cet art cherche la beauté, ce n’est pas une fin purement esthétique qui ce suffit a elle-même. C’est une quête d’absolu – transcrire la transcendance divine – qui tend aussi à provoquer des sentiments élevés dans l’âme du fidèle ; néanmoins, ces « sentiments » se confondent parfois avec les « émotions », et « élévation de l’âme » avec une attitude pieuse et contrainte (pour ne pas dire bigote). Le cas de la statuaire industrielle révèle cet enjeu de manière particulièrement intense ; il parait contenir à lui seul tous les problèmes de la sculpture religieuse du XIXe siècle à propos du style, qui reflète aussi le contexte spirituel de l’époque. De manière schématique, elle se partage entre « sensibilisme » douceâtre, froideur et rigorisme. Un rapide coup d’œil – des études mériteraient de s’y intéresser – donne l’impression que ces tendances furent partagées par toute la France au XIXe siècle ; ceci fut peut être différent dans les autres pays678, en fonction du vécu de la foi. Cependant, la sculpture religieuse lyonnaise ne se scinde pas ainsi ; paradoxalement, elle semble avoir revêtu les deux aspects à la fois ; ce qui semble particulier à Lyon. Elle est non seulement réalisée uniquement par des artistes lyonnais, mais prend également un style caractéristique, toujours très mesuré, gracieux et discret, sans aucune exception à cela.

Un autre grand défi de cet art fut de s’insérer au sein des églises qui l’abrite. Les programmes sculptés sont subordonnés et conditionnés par l’architecture de l’édifice qui les abrite. Que le programme soit dessiné par l’architecte qui a construit l’église ou celui qui la réhabilite, ou que la réalisation soit entièrement conçue par un sculpteur, les œuvres majeures sont harmonisées par le choix de l’emplacement et son agencement, la composition et les formes de la sculpture. Elles répondent donc à la fois à un besoin dévotionnel, aux nécessités de l’ameublement et achèvent la décoration.

Toutefois, cet aspect décoratif pose d’autres problèmes. Déjà au XIXe siècle certains (L. Bégule) reprochaient l’encombrement des églises, en particulier au sujet de la statuaire industrielle. Cette opinion s’est développée au cours du temps ; aussi la tendance actuelle est au dépouillement des églises et ces statues semblent troubler l’harmonie de l’ordonnance architectonique. Ce propos est toutefois à nuancer. Le destin de la statuaire industrielle et des œuvres originales n’est pas identique : si de la statuaire en série tend à disparaître, les églises de Lyon conservent assez bien les statues artistiques. Seules les chaires et les maîtres-autels ont subi de gros dégâts, en partie liés à la réforme liturgique du concile de Vatican II.

Lyon, au XIXe siècle, connaît une vie religieuse active. Cette vitalité se répercute dans l’architecture religieuse : les églises sont construites, restaurées en grand nombre, et le style de Bossan679 témoigne du dynamisme de la créativité, de même en peinture religieuse, ainsi que pour les productions très renommées et exportées de chasublerie680 et d’orfèvrerie681. La part de la sculpture religieuse semble suivre à sa manière ce dynamisme. En effet, aucun appel à des sculpteurs étrangers à la ville n’est fait, Lyon est autonome sur ce plan. Cependant, cet art semble moins exporté que la chasublerie et l’orfèvrerie. Les sculpteurs lyonnais travaillent dans les régions avoisinantes ; en dehors desquelles on peut seulement considérer Bonnassieux, mais aussi Legendre-Héral, Cabuchet, comme les témoignage d’un succès.

Même si la part de sculpture pour les monuments publics fut importante à Lyon, même si la production de sculpture funéraire y fut aussi abondante, la sculpture religieuse paraît encore davantage prolifique, surabondante, en rapport avec la forte demande à cette époque.

Les monuments publics, la plupart conventionnels, ont cependant quelques exemples entreprenants682, à l’image de Marat par Jean Baffier en 1883 au parc Montsouris à Paris, de Pressentiments, par Veber en 1896, pour l’hôpital de Villejuif, de L’Action enchaînée par Maillol. Quelques commandes firent appel à des artistes d’avant-gardes, ainsi Rodin fut l’auteur de monuments publics tel que le Balzac. Dans le domaine des monuments funéraires, la variété des commanditaires, leurs aspirations, leurs goûts et leur volonté de s’affirmer contribuèrent à diversifier ces œuvres et donc permirent à la créativité de la sculpture de se manifester davantage. En revanche, il semble à première vue impossible que la sculpture religieuse, si mesurée et conventionnelle, ait apporté quelque chose dans l’histoire de l’art. Paul Claudel – dans Positions et propositions, le goût du fade – se plaignait que jamais un de ces grands sculpteurs à la charnière du XIXe et XXe siècle n’ait été sollicité pour de la sculpture religieuse et qu’au lieu de cela, ce soit des « marbriers de cimetières » qui y ait travaillé683. Mais, l’audace ou les expérimentations des compositions, des expressions et des techniques, n’étaient peut-être pas aisément compatibles avec cet art religieux qui se devait d’être décent, d’exprimer le divin tout en évitant les écueils. Ainsi constatons-nous qu’à Lyon, les commandes furent passées à un petit nombre d’artistes spécialisés dans ce domaine, dont commanditaires et architectes étaient assurés de la convenance de leur art et de leur compréhension des sujets. Que ce soit en faisant appel à des artistes statuaires confirmés ou à de plus simples sculpteurs-praticiens, les architectes et commanditaires contrôlaient la production, voire dirigeaient l’élaboration de l’ouvrage ; toujours dans le but de cette décence et de l’adéquation à l’ensemble. Rappelons l’ensemble des enjeux spécifiques : exprimer le divin, la dignité, participer à l’harmonie et à la beauté de l’ensemble. Dans ces conditions, le champ de créativité était étroit. Aussi, la sculpture religieuse lyonnaise fut peu entreprenante stylistiquement.

Le rapprochement de la sculpture religieuse avec l’évolution de l’art au XIXe siècle est délicat à faire ; elle semble suivre en parallèle mais avec un décalage et en marge. Alors qu’en peinture ou en architecture, les styles sont très divers et évoluent rapidement – faisant du XIXe siècle une période charnière où se développent, voire se débrident, les hypothèses, au milieu des controverses esthétiques et idéologiques – la sculpture religieuse prend avec tempérance et subtilité une note néoclassique dans la première moitié du XIXe siècle, puis éclectique dans la seconde. Elle garde quelque chose d’obscurément intemporel, restant un peu détachée de ces courants, comme si elle suivait un chemin qui lui est propre. C’est pourquoi cette voie semble ne pas innover sur les autres arts. Reste à savoir si c’est là la preuve de sa force propre et de son originalité, ou la marque d’un attardement, d’une discordance méfiante. Juger la sculpture religieuse arriérée semble erroné. Car, c’est en parcourant ces pistes et ces tâtonnements, que l’art s’émancipa, trouva le moyen d’aller au-delà. Ce sont ces prémices qui aboutirent aux premières solutions modernes au premier quart du XXe siècle. De plus, il faut bien comprendre que si les tendances de la sculpture religieuse sont en marge des autres arts, c’est pour répondre à des besoins particuliers ; c’est précisément là sa performance. Ce cheminement à l’écart fut pourtant proche des autres arts. Ainsi, lorsque les architectes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle renouvelèrent-ils les formes de l’architecture religieuse en s’inspirant des moyens que leur offrait le béton armé684, Jean Larrivé innovait dans sculpture religieuse lyonnaise, par la simplification des lignes, la pureté des formes685 ; par ailleurs, il allait au-delà de ce qui se produisait dans cette ville en architecture et en peinture religieuse. Cette ouverture fut confirmée entre autre par Louis Bertola (1891-1973), Joseph Belloni (1898-1964)686, à Lyon.

À la fin de cette étude, la recherche sur la sculpture religieuse du XIXe siècle semble un sujet encore plus vaste et ouvert qu’au départ. Pour le cas de Lyon, les recherches sont à approfondir. Plusieurs axes peuvent être développés : l’inventaire, le recensement et l’identification des sculpteurs, ou mettre davantage l’accent l’iconographie spécifique du XIXe siècle – il faudrait alors la comparer à celle d’autres régions –, ou bien étudier son rapport avec l’histoire religieuse, considérer sa place dans les industries d’arts religieux locales voire nationales, ou encore une étude sur la sculpture religieuse en France durant cette intéressante période charnière des années 1890 à 1940 afin d’appréhender l’évolution ou les évolutions. Ce sont là des pistes, nous espérons que ce travail en incitera davantage.

Notes
678.

Un réalisme et une sincérité vivifiante en Espagne ? Avec l’exemple de Saint Jean de Dieu à l’asile de Saint-Jean-de-Dieu à Barcelone par Agapito Vallmitjana (1830-1919). Pieux romantisme en Italie ? Avec l’exemple de la Piéta de San Stefano di Marinasco à La Spezia.

679.

Philippe Dufieux, Le mythe de la primatie des Gaules : Pierre Bossan (1814-1888) et l'architecture religieuse en Lyonnais au XIX e siècle, Lyon, PUL, 2004, 311 p.

680.

Bernard Berthod, Élisabeth Hardoui-Fugier, Dictionnaire des arts liturgiques XIX e -XX e siècle, Paris, les éditions de l’amateur, 1996, pp. 31-32, 304-305.

681.

Maryannick CHALABI, Marie-Reine JAZÉ-CHARVOLIN, L'orfèvrerie de Lyon et de Trévoux du XVe au XXe siècle [Exposition, Lyon, Musée lyonnais des arts décoratifs et Musée de Fourvière, 2000], Paris, Caisse nationale des monuments historiques et des sites / Éd. du Patrimoine, 2000, p. 187.

682.

Paul-Louis Rinuy, « La statuaire du XIXe siècle au miroir du XXe siècle », La statuaire publique au XIX e siècle, Paris, Monum Éditions du Patrimoine, 2005, pp. 83-84.

683.

« Comment expliquer autrement que, dans un siècle qui a compté tant de grands artistes, un Rude, un Carpeaux, un Rodin, un Bourdelle, un Maillol, un Despiau, ce ne soit jamais à eux que s’adresse l’autorité ecclésiastique, mais à des marbriers de cimetières et de lavabos, fournisseurs de simulacres désossés ? » (cité par Maurice Rheims, La Sculpture au XIX e siècle, p. 315).

684.

Par exemple : Anatole de Baudot (1834-1915), Saint-Jean de Montmartre, 1894-1904 ; Auguste Perret (1874-1954), église Notre-Dame-de-la-Consolation, Le Raincy.

685.

De même, certains sculpteurs de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, la manière de François Pompon (1855-1933) et de Joseph Bernard (1866-1931), firent preuve d’un modernisme qui préfigure la tendance au dépouillement du début du XXe siècle, la recherche technique et le goût du travail de l’espace ou des volumes.

686.

Philippe Dufieux, Sculpteurs et architectes à Lyon (1910-1960), de Tony Garnier à Louis Bertola, mémoire active, 2007, 141 p.