1.3. Depuis quand résout-on des problèmes en mathématiques ?

L’activité 7 humaine de résolution de problèmes en mathématiques est ancienne et semble avoir essentiellement répondu à des nécessités de vie sociale ou économique. Les questions d’ordre matériel ont de tout temps et en tout lieu conduit les hommes à résoudre des problèmes. Le papyrus Rhind daté du 16ème siècle avant J.‑C. révèle déjà une grande maîtrise des problèmes par les égyptiens (Couchoud, 2001).

Figure 3 : Extrait du Papyrus Rhind (1530 avant J.-C.)
Figure 3 : Extrait du Papyrus Rhind (1530 avant J.-C.)
Figure 4 : Tablette babylonienne contenant 16 problèmes et leur solution (British Museum)
Figure 4 : Tablette babylonienne contenant 16 problèmes et leur solution (British Museum)

Assez éloignés des partages de nourriture, deux autres exemples empruntés aux XVIIème et XVIIIème siècles viennent étayer l’idée que l’activité de résolution de problèmes était bien présente dans des domaines extrêmement variés :

Le premier exemple concerne le problème du mouvement des projectiles en artillerie et en balistique. Suite aux travaux de Galilée sur la chute des corps, Bélidor 8 (1731) puis Robins 9 (1742) établissent des tables numériques universelles destinées à fournir aux artilleurs l’angle d’inclinaison de la pièce pour différentes portées.

Le second exemple renvoie aux questions de la navigation maritime et de la cartographie. Le calcul de la latitude avec l’usage de sextants de plus en plus fiables ainsi que celui de la longitude 10 ont constitué des éléments déterminants dans la résolution du problème mathématique du repérage d’une position à l’aide de coordonnées.

Hormis ces quelques exemples, on constate qu’au fil de l’Histoire, les échanges commerciaux, les partages de terrain, le dénombrement de plants à prévoir dans une parcelle ont constitué pour les populations maintes sources de problèmes à résoudre et maintes occasions de développer, hors de tout système scolaire, un certain nombre de compétences mathématiques.

D’ailleurs, plusieurs travaux de recherche portent sur le volet social de la construction de ces compétences.

Acioly (1985, 1989, 1994, 1996, 1997) a conduit plusieurs études au Brésil auprès de population d’adultes de différents niveaux de scolarité. Il s’agissait d’étudier leur niveau de compréhension de connaissances mathématiques. La première étude (Acioly, 1985) a révélé que les vendeurs du jeu de loterie jogo de bicho 11 très utilisé au Brésil étaient capables de développer des compétences mathématiques très complexes telles que la permutation. La seconde étude (Acioly, 1994 ; Acioly-Régnier, 1997) a montré que les travailleurs de la canne à sucre du Nordeste du Brésil semblaient comprendre les relations mathématiques impliquées dans les activités de mesure spécifiques à leur travail en utilisant un système régional de calcul d’aires induisant des surestimations systématiques.

Les compétences acquises semblent ainsi relever d’une construction sociale.

Cependant les études citées (Carraher, Carraher, Schliemann, 1985 ; Acioly, 1985, 1994 ; Acioly-Régnier, 1989, 1996) révèlent aussi une diminution des performances dans des situations sorties du contexte social des populations concernées. Ainsi, tandis que les vendeurs de loterie et les planteurs de canne à sucre se montrent très performants dans la résolution de problèmes mathématiques liés à leur travail, leurs performances sont moindres lors de la confrontation à des situations présentées dans un contexte scolaire. Acioly (1994, 1997) donne l’exemple d’enfants brésiliens vendeurs de fruits et de légumes sur des marchés du Brésil. Dès lors que ces enfants se trouvaient en situation de travail, ils réussissaient très bien à résoudre les problèmes mathématiques qui leur étaient posés oralement. Le taux de réussite, en fournissant des réponses calculées mentalement était de 99%. Ainsi, certaines compétences mathématiques liées à des besoins spécifiques se développent hors de l’école, dans un contexte social bien défini. Toutefois, présentés différemment, dès lors que ces mêmes enfants se trouvaient dans des situations plus formelles où il leur était demandé de réaliser les calculs par écrit, le taux de réponse tombait à 34%. Ce qui montre, comme le rappellent Dasen et al. (2005), que faire des calculs ne signifie pas pour autant avoir compris le système décimal de numération.

Les situations rencontrées dans la vie quotidienne ne sauraient remplacer celles mises en place dans un contexte scolaire en vue d’élaborer des connaissances. Toutefois, selon Carraher et Schliemann (2002), les mathématiques informelles peuvent constituer une base sur laquelle les apprenants peuvent s’appuyer pour bâtir des connaissances mathématiques plus élaborées. Ces auteurs considèrent que les activités en classe devraient permettre à l’apprenant d’expérimenter une pluralité de situations, d’outils et de concepts mathématiques rendant explicites les liens entre les mathématiques de la vie quotidienne et celles élaborées à l’école. (cité par Dasen, Gajardo, Ngeng in Maulini, Montandon, 2005).

En fait, la question de la relation des problèmes mathématiques avec des situations de la vie quotidienne s’est posée dès la massification de notre École sous la Troisième République ; c’est ainsi que les contenus de l’enseignement de l’école primaire visaient à doter les élèves de savoirs leur permettant d’entrer très tôt dans la vie active. En effet, lorsque dans sa définition du problème, Leyssenne (1887a) mentionne que l’élève doit prioritairement savoir calculer sûrement et rapidement et résoudre toutes les questions pratiques qu’il peut être amené à rencontrer sur sa route pendant sa vie, il affiche clairement le cadre utilitaire et pratique de l’enseignement des mathématiques à l’école primaire. Sous cet aspect pragmatique, se trouve posée la question essentielle des enjeux de l’Enseignement primaire sous la IIIème République, dépassant ainsi largement celle de la place de la résolution de problèmes mathématiques à l’école. L’enjeu majeur est de former ces élèves du peuple à entrer très tôtdans la vie active, car à l’exception de ceux, souvent issus de milieux de notables, qui poursuivaient des études secondaires, la plupart des élèves quittaient l’école primaire vers 12 – 13 ans. Pour ce faire, en vue de permettre l’adaptation future des élèves dans la société et dans le monde professionnel, cette École s’est dotée d’une approche encyclopédique 12 des savoirs (D’Enfert, 2003), loin de se limiter au lire, écrire, compter comme on a pu souvent l’entendre dire.

L’introduction de la résolution de problèmes dans les concours de recrutement d’enseignants n’a pas attendu le 20ème siècle. Régnier (1979) cite 13 le contenu des épreuves du concours organisé par le Magistrat de la ville de Bourbourg 14 , 15 , en vue de recruter le maître d’école. L’épreuve de mathématiques comportait deux problèmes en lien avec la proportionnalité : le premier (Figure 5) constitue une application de la règle de trois tandis que le second (Figure 6) plus complexe, prend appui sur un problème de la vie courante.

Figure 5 : Règle de Trois - Problème des épreuves du concours organisé par le Magistrat de la ville de Bourbourg
Figure 5 : Règle de Trois - Problème des épreuves du concours organisé par le Magistrat de la ville de Bourbourg
Figure 6 : Règle de société - Problème des épreuves du concours organisé par le Magistrat de la ville de Bourbourg
Figure 6 : Règle de société - Problème des épreuves du concours organisé par le Magistrat de la ville de Bourbourg

De nos jours, en dépit des technologies nouvelles qui facilitent le calcul, la résolution de problèmes demeure très présente dans la vie quotidienne, à travers la gestion du compte bancaire, les calculs de la consommation de carburant d’un véhicule, les comparaisons de taux d’intérêts ou de pourcentages de votants… L’École qui a pour mission d’assurer la formation du futur citoyen et son insertion dans la société se doit donc d’attribuer à la résolution de problèmes la place qui lui revient. Le document d’application des programmes de l’enseignement élémentaire et les programmes eux-mêmes (Ministère Éducation nationale, 1995, 2002, Ministère Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, 2007) qualifient respectivement de centrale et d’importante cette place réservée à la résolution de problèmes.

Or, malgré les prescriptions fortes du Ministère de l’Éducation nationale faisant de la résolution de problèmes le moyen d’assurer une appropriation des connaissances dans tous les domaines des mathématiques (Ministère Éducation nationale, 2002), on constate que les élèves rencontrent des difficultés dans ce champ précis. Les données rapportées dans la deuxième partie de cette thèse attestent de ces difficultés.

Notes
7.

Le substantif activité est employé ici dans le sens de faculté d’agir chez l’homme (Rey, 1995). Nous retrouverons ce terme dans les chapitres suivants et nous affinerons notamment sa définition dans le cadre de la psychologie du travail.

8.

Bélidor (Bernard Forest de) : Artilleur français, auteur de l’ouvrage Le Bombardier français.

9.

Robins (Benjamin) : Mathématicien et ingénieur anglais du XVIIème siècle, auteur de l’ouvrage New Principles of Gunnery.

10.

Cook put ainsi emporter lors de sa seconde expédition de 1772 à 1775 le chronomètre amélioré de Harrison ainsi que les horloges marines de Leroy et Berthoud.

11.

Jeu des animaux.

12.

En plus du lire, écrire, compter, les programmes du début des années 1880 imposaient dans l’emploi du temps de classe des disciplines telles que les sciences physiques et naturelles, le travail manuel, le dessin, le chant, la gymnastique.

13.

Éléments trouvés dans Fontaine de Resbecq (1878), membre de la Commission historique du Nord.

14.

Bourbourg, ville française, département du Nord, située au centre d’un triangle Dunkerque, Calais, Saint-Omer.

15.

Voir Annexe 1.