1.4.2. De 1833 à 1945 : des problèmes résolument ancrés sur la vie quotidienne

1.4.2.1. De la loi Guizot aux programmes de 1882

Contrastant avec les précédents modèles d’enseignement, la loi Guizot (1833) prône la nécessité d’un enseignement des mathématiques 17 pour tous, réservant au calcul et à l’écriture une place équivalente à celle dévolue à la lecture ; autrement dit dès l’entrée à l’école, les enfants sont confrontés en même temps à l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul.

L’instruction primaire et élémentaire comprend nécessairement l’instruction morale et religieuse, la lecture, l’écriture, les éléments de la langue française et du calcul, le système légal des poids et mesures. - Loi Guizot (extrait), (in George, 1991)

La page de couverture 18 du Nouveau traité d’arithmétique décimale (F.P.B., 1836) approuvé par le Conseil de l’Instruction Publique le 6 décembre 1836, annonce le contenu : Divers problèmes sur le titre des monnaies, les changes, les principes pour mesurer les surfaces et la solidité des corps. Ce traité comprend en effet des ensembles de problèmes classés en fonction des opérations étudiées. Les exemples ci-après (Figure 8) sont empruntés au chapitre de l’addition.

Figure 8 : Problèmes sur l’addition : Nouveau traité d’arithmétique décimale (F.P.B., 1836, p. 19)
Figure 8 : Problèmes sur l’addition : Nouveau traité d’arithmétique décimale (F.P.B., 1836, p. 19)

Quant au Nouveau cours d’arithmétique (André, 1879) destiné à l’enseignement secondaire, il annonce en page de garde 19 un grand nombre de problèmes résolus et à résoudre.

Affirmant la volonté de préparer les enfants à leur avenir social et professionnel, la loi Falloux (1850) introduit lors de la dernière année de l’école primaire l’arithmétique appliquée aux opérations pratiques 20 , l’arpentage. Cependant, à partir de l’étude de l’ensemble des énoncés de problèmes du Cours pratique d’Arithmétique, de Système Métrique et de Géométrie, Cours Moyen 21 (Minet, Patin, 1904), Harlé (1984) montre que l’utilité déclarée ne reflète parfois que très partiellement la réalité. Il dégage trois caractéristiques majeures de l’image de la vie décrite dans ces énoncés :

Une vie

- qui oublie les enfants, les personnes âgées (les femmes dans une moindre mesure), la vie de famille, les loisirs, les sentiments (à l’exception des sentiments patriotiques et moraux),

- qui développe l’image d’un français travailleur manuel ou commerçant, d’une française mère de famille (couturière éventuellement) dont les occupations sont de travailler, produire, vendre et consommer,

- qui privilégie l’image d’un bon citoyen, homme qui assume ses devoirs et sait se garder des mauvaises habitudes (Harlé, 1984).

Quelques exemples peuvent illustrer ces trois caractéristiques. L’énoncé n°1 rappelle le devoir d’attention à l’égard de la famille et celui d’aide à apporter aux parents.

Énoncé n°1 : Un ouvrier gagne 180 fr par mois ; il en dépense les 2/5 pour son entretien et en envoie 1/4 à ses parents. Quelle somme lui reste-t-il au bout de l’année ? (Leyssène, 1887b).

L’énoncé n°2 met en exergue les vertus du travail.

Énoncé n°2 : Un ménage d’ouvriers laborieux a dépensé 172 francs par mois. Le père n’a que 120 francs d’appointements par mois ; mais la mère, en prenant soin de sa maison a gagné encore 50 francs par mois ; et une jeune fille, qui a travaillé 25 jours dans ce mois, a gagné 1 fr 75 par jour. Quelle économie a réalisé ce ménage pendant ce mois ? (Leyssène, 1887b).

Les énoncés n°3 et n°4 mettent en garde contre les mauvaises habitudes. Les emplois de l’adverbe inutilement et de l’adjectif déplorables accentuent encore l’effet moralisateur.

Énoncé n°3 : Un ouvrier dépense inutilement 0 fr 10 d’eau de vie et 0 fr 15 de tabac par jour. Quelle perte éprouve-t-il au bout d’un an ?

Énoncé n°4 : Un ouvrier gagne 6 fr par jour ; mais, chaque lundi, il passe son temps à l’auberge, où il dépense 4 fr 25 en moyenne. Il fume en outre pour 0 fr 35 de tabac par jour. Combien ces déplorables habitudes lui feront-elles perdre pendant l’espace de 25 années ? (Leyssène, 1887b).

Ainsi, au-delà du contenu mathématique, les énoncés de problèmes constituent par leur habillage, c’est-à-dire par le récit dont ils sont porteurs, un moyen pour l’État républicain de véhiculer auprès du peuple l’image d’une certaine société.

Adda (1982) pointe d’ailleurs le paradoxe entre l’objectivité qui devrait émaner de l’universalité des mathématiques et la subjectivité qui se dégage des énoncés existants.

Les mathématiques sont une science universelle ; les objets mathématiques sont des êtres abstraits sans nationalité, race, religion, sexe, ni classe sociale. Et pourtant, les habillages des « mathématiques » proposés aux jeunes français à l’école sont les véhicules d’images de la société… (Adda, 1982).

Notes
17.

Le terme mathématiques ne sera utilisé dans les textes officiels qu’à partir de 1882.

18.

Voir Annexe 2.

19.

Voir Annexe 3.

20.

Ces aspects concrets et utilitaires qui ressortent de ces adjonctions, vont d’ailleurs constituer la charpente de l’ensemble des programmes de 1882 à 1970.

21.

Ce manuel avait été choisi par Harlé en raison de sa longue période d’édition (de 1904 à 1922), du nombre croissant d’exemplaires (472 000 en 1991 ; 1 267 000 en 1922) et de son impact (Manuel traduit en espagnol en 1906, 1907, 1919).