4.3.1.2. Relation des problèmes avec la vie quotidienne

La relation des problèmes avec la vie quotidienne constitue un paramètre souvent étudié en psychologie. Les exemples fournis par Nunes, Schliemann et Carraher (1993) attestent que les problèmes qui se situent directement en relation avec des situations vécues de la vie quotidienne sont mieux réussis que les autres problèmes : de jeunes vendeurs de rue Brésiliens âgés de 12 ans environ et n'ayant jamais été scolarisés manifestent des compétences remarquables pour la résolution de problèmes qui traitent des prix et des bonbons. Chez ces jeunes, le taux de réussite au problème : Quel est le prix de 3 objets à 50 cruzeiros l’un ? est de 75%. Pour trouver le prix de 10 noix de coco à 35 cruzeiros l'une, l'un des jeunes vendeurs brésiliens procède ainsi : trois valent cent cinq, avec trois de plus, deux cent dix, pause. Il y en a encore quatre. C'est (pause) trois cent quinze (pause), ça semble être trois cent cinquante. (Carraher, Carraher & Schliemann, 1985 in Fayol, 2005).

Cependant, dès lors que ces situations sont présentées à l’école, sous la forme de problèmes à énoncés verbaux, tout se passe comme si les élèves excluaient les connaissances du monde extérieur, comme en attestent plusieurs études (Acioly, 1985 ; Carraher, Carraher, Schliemann, 1985 ; Acioly-Régnier, 1996).

La relation entre la référence à des situations de la vie quotidienne et les performances des élèves a fait l’objet de nombreux travaux. Examinons cependant l’exemple suivant fourni par Nesher (1980) : Quelle sera la température de l'eau d'un récipient si on verse un verre d'eau à 80 ° et un verre d'eau à 40 ° ? Une réponse fréquente est 120° alors que si on formule pour ces mêmes élèves la même question mais cette fois-ci en faisant référence à une quantité d'eau chaude et à une quantité d'eau froide, la réponse fournie est de l'eau tiède.

Ainsi, la compréhension du sens de la situation ne garantit pas la réussite au problème mathématique. C’est une condition nécessaire, mais non suffisante. Dès lors que l’on introduit des données quantitatives dans l’énoncé, c’est la règle apprise à l'école qui est appliquée : quand on réunit deux choses, on additionne les nombres. L’application de cette règle prévaut ainsi sur la compréhension du sens de la situation qui avait été initialement perçu.

Prenons maintenant l’exemple suivant emprunté à Fayol, Camos, Roussel (2000) : Dans une situation de travail, un ouvrier qui doit creuser une tranchée, qui sait par expérience qu’il lui faudra 20 heures pour creuser cette tranchée et qui se voit bénéficier de l’aide d’un compagnon de travail pour partager la tâche, saura d’emblée que 10 heures lui suffiront pour creuser ladite tranchée. Cependant, dans une situation de formation, par exemple, il existe une forte probabilité pour que ce même ouvrier fournisse une réponse erronée au problème suivant présenté sous la forme d’un énoncé verbal de type : Un ouvrier met 20 heures pour creuser une tranchée. Combien mettront 2 ouvriers ? La réponse 40 heures est très fréquente.

Ces deux exemples illustrent la difficulté générée par le passage entre des situations de problèmes réellement vécues et des situations évoquées sous la forme d’énoncés verbaux. Ceci pose le problème de la relation entre une représentation intuitive d’une situation et une représentation calculatoire. Les élèves rencontrent des difficultés lors du passage à la mathématisation de la situation. On retrouve ce même type de résultats dans une étude conduite simultanément en Irlande et en Flandres, par Greer (1993) et par Verschaffel, De Corte et Lasure (1994) et répliquée dans plusieurs autres pays. Confrontés à des paires d’items composées d’un item standard (S) de type :

Un homme coupe une corde à linge de 12 mètres en morceaux de 1,5 mètre chacun. Combien de morceaux obtiendra-t-il ? (Verschaffel, De Corte, 2005, p. 157).

et d’un item problématique (P) tel que :

Un homme veut une corde assez longue pour l’étendre entre deux mâts séparés de 12 mètres, mais il ne dispose que de morceaux de corde de 1,5 mètre de long. Combien de ces morceaux doit-il attacher les uns aux autres pour disposer d’une corde qu’il puisse étendre entre les deux mâts ? (Verschaffel, De Corte, 2005, p. 157).

les élèves révèlent lors d’interviews l’existence d’un fossé entre le monde artificiel des problèmes arithmétiques verbaux présentés à l’école et le monde réel en dehors de l’école.

Une élève de 13 ans a réagi comme suit lors de l’interview (Caldwell, 1995, p. 39 in Verschaffel, De Corte, 2005, p. 159) :

Je connais toutes ces choses, mais je ne pensais pas les inclure dans le problème de math. Les mathématiques ne concernent pas ces choses-là. Les maths c’est faire des additions correctement et vous n’avez pas besoin de connaître les choses extérieures pour faire des additions correctement (Verschaffel, De Corte, 2005, p. 159).

Les différentes études montrent que cette mise entre parenthèses du sens n’est pas due à un déficit cognitif. Verschaffel et De Corte fournissent l’explicitation suivante à ce type de réaction : alors que l’application des mathématiques à la résolution de problèmes complexes pourrait relever du processus de modélisation suivant (Figure 43), les élèves, dans le cas de la résolution de problèmes scolaires verbaux, se concentreraient sur le modèle mathématique évoqué par le type de situation mathématique et occulteraient ainsi toute référence à l’énoncé initial pour vérifier la vraisemblance par rapport à la question posée.

Figure 43 : Schéma du processus de modélisation (Verschaffel, De Corte, 2005, p. 155)
Figure 43 : Schéma du processus de modélisation (Verschaffel, De Corte, 2005, p. 155)

Les conseils invitant les élèves à être attentifs en se référant au contexte n’ont pas produit d’effet significatif sur les performances des élèves aux items de type P. En revanche, dès lors que ces problèmes verbaux ont été présentés dans un contexte plus proche du monde réel, on a observé une amélioration des performances aux items de type P (DeFranco et Curcio, 1997). Dans cette perspective, Verschaffel et De Corte proposent de reconceptualiser le rôle des problèmes verbaux dans l’enseignement des mathématiques. Ils adaptent le modèle précédent (Figure 43) en insistant notamment (Figure 44) sur :

a) La connaissance des phénomènes réels n’est pas supprimée mais considérée comme une composante précieuse lors de l’étape initiale du processus de solution.

b) La nature de l’acte de modélisation est influencée par les buts implicites de la situation, imposés par l’enseignant ou négociés.

c) Le sujet qui résout le problème utilise une large gamme de ressources (y compris des outils informatiques de modélisation) aux différentes étapes de la modélisation mathématique et dans ses analyses.

d) L’interprétation implique de comparer des modèles alternatifs.

e) La phase de communication peut aller au-delà de la simple présentation des résultats des calculs (Verschaffel, De Corte, 2005, pp. 170-171).

Figure 44 : Une vision élaborée du processus de modélisation (Verschaffel, De Corte, 2005, p. 171)
Figure 44 : Une vision élaborée du processus de modélisation (Verschaffel, De Corte, 2005, p. 171)