Le face work 19

La notion de face work a été reprise de multiples fois en linguistique où elle est à l’origine des travaux sur la politesse.20 Goffman développe la notion dans Les rites d’interaction où il définit le face work de la façon suivante :

‘Par figuration (face-work) j’entends désigner tout ce qu’entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne (y compris elle-même). La figuration sert à parer aux « incidents », c’est-à-dire aux événements dont les implications symboliques sont effectivement un danger pour la face. (…) Tous ces moyens de sauver la face, que la personne qui les emploie en connaisse ou non le résultat réel, deviennent souvent des pratiques habituelles et normalisées : elles ressemblent aux coups traditionnels d’un jeu ou aux pas codifiés d’une danse. (1974a : 15/16)’

Le face work réunit donc deux aspects importants : d’un côté, le caractère rituel des actions qui permettent de sauver la face, ou au contraire la mettent en danger, et de l’autre l’enjeu des rapports sociaux. L’accent sera mis ici sur le deuxième aspect que j’aborderai dans mon analyse des interactions des scouts sous l’aspect des profils interactionnels.

Comment un interlocuteur arrive-t-il à se situer parmi les autres interactants ? Goffman décrit d’abord les deux principaux types de face work,l’évitement et la réparation. Le premier type, qui vise à écarter tout danger, peut se référer à des rencontres entières, à des activités ou des sujets délicats et à tout aspect susceptible de menacer la face d’autrui. Le deuxième type intervient à un moment de déséquilibre et essaie de rétablir l’ordre rituel. Chacun de ces deux types demande de la part de celui dont la face est mise en question comme de la part des autres participants des stratégies spécifiques. Goffman considère le face work réciproque des participants comme « la pierre de touche de [l]a socialisation » (1974a : 30) de l’interactant en soulignant le caractère rituel de toute interaction. Ainsi, le défi que doit relever un interlocuteur pour sauver la face a pour effet de sauver la situation en général.

En principe, la théorie de Goffman se prête à des contextes universels. Mais adaptée à une société précise, elle décrit comment, dans un certain groupe, « chacune de[s] [ces] personnes possède en elle un peu de cet ensemble équilibré de caractères qui font de quelqu’un un membre utile de tout système d’activité sociale organisé de façon rituelle » (1974a : 42). Le défi pour le chercheur consiste à discerner les stratégies grâce auxquelles chaque participant trouve sa place dans la communauté.

Goffman approfondit le problème du face work en l’envisageant sous l’aspect des échanges réparateurs.21 Il arrive alors à la conclusion que « les échanges rituels, surtout les échanges réparateurs, articulent le comportement dans le flux duquel ils introduisent des coupures fonctionnellement unifiées » (1973 : 178). Le terme de flux me paraît intéressant, car il rompt avec l’idée erronée selon laquelle un comportement peut être statique. Cette perspective ouvre la possibilité d’une analyse plus fine du rôle du participant qui évolue au fur et à mesure que l’interaction se déroule.

Dans Façons de parler Goffman reprend la discussion de la notion de position qui avait déjà été évoquée dans Frame Analysis (1974b : 496-559). La caractéristique essentielle de cette notion que l’auteur décrit par « la posture, l’attitude, la disposition, le moi projeté des participants » (1987 : 137) est le fait qu’elle change constamment. Par conséquent, « les cadres participationnels sont sujets à transformations » (1987 : 162).

Dans la perspective de proposer des analyses détaillées du comportement des interlocuteurs, Goffman décompose d’abord les notions d’auditeur et de locuteur utilisées traditionnellement en contexte de conversation. A travers le concept sociologique de rôle, Goffman précise que des situations déterminées obligent l’individu à des activités spécifiques (1973 : 181). Ensuite, il aborde la question de l’identité. En distinguant l’identité sociale de l’identité personnelle, Goffman permet d’aborder la question des rapports sociaux au cours d’une interaction verbale sous un angle nouveau, qui tient compte de la complexité du phénomène.

Les travaux de Goffman ne sont pas seulement fondamentaux pour la sociologie, ils préparent également le terrain des analyses linguistiques dans le domaine de l’analyse conversationnelle. Les notions de face work et de position sont, parmi d’autres, à la base du modèle des profils interactionnels qui sera appliqué dans l’analyse des données.

Dans ce qui suit, dans la deuxième partie de la présentation des bases théoriques et méthodologiques, je présenterai des travaux plus récents, issus en général des études que je viens de décrire, mais qui s’inscrivent dans une tradition de linguistique appliquée. Ils traitent des trois questions principales qui détermineront notre analyse des interactions verbales des scouts : l’identité, les activités discursives et les profils interactionnels. Je commencerai par élucider le terme de style communicatif qui recouvre au fond les différentes questions d’analyse empirique que j’aurai à aborder dans mon travail.

Notes
19.

J’emploie ici le terme anglais parce qu’il est plus utilisé que sa traduction française, figuration.

20.

Voir par exemple le travail fondateur de Brown & Levinson (2004) et celui de Kerbrat-Orecchioni (2005, chapitre 3) pour la langue française.

21.

Goffman (1973), son étude On Face Work est parue pour la première fois en 1967 (Goffman, 1967).