Le style communicatif

A la question de savoir ce qu’est le style, Gauger (1995) répond que, dans le contexte linguistique, le style désigne le comment qui peut être séparé du quoi (ce qui a été dit).22 Comme les significations et les concepts que recouvre la notion de style sont très répandus et variés, même en linguistique23, je ne me réfère ici qu’à des études en sociolinguistique interactionnelle dont je me suis inspirée pour mon analyse. Selon Sandig,

‘des styles sont des applications variées de langue (…) auxquelles les participants peuvent attribuer certaines significations d’importance sociale et communicative relatives à certains buts et situations d’emploi.24 (Sandig, 2006 : 2)’

Il est important de distinguer le style des variétés diaphasiques, diastratiques et diatopiques (Selting, 2001 : 5). Par rapport à ces catégories sociolinguistiques traditionnelles, les styles communicatifs sont plus flexibles puisqu’ils peuvent être changés de façon abrupte au cours d’une interaction selon les besoins et sont directement liés aux locuteurs. L’emploi du style dépend des objectifs communicatifs en fonction desquels l’activité langagière est formulée.

Ainsi un style constitue une alternative choisie parmi d’autres par l’énonciateur (Sandig, 2006 : 2). Guiraud résume cette représentation du style conçu comme un choix de la façon suivante :

‘La notion de valeur stylistique postule donc l’existence de plusieurs moyens d’expression pour une même idée ; ce qu’on appelle des variantes stylistiques dont chacune constitue une manière particulière d’exprimer une même notion. (…) Le style est l’aspect de l’énoncé qui résulte du choix des moyens d’expression déterminé par la nature et les intentions du sujet parlant ou écrivant. (1963 : 47, 109)’

Le quoi persistant, le comment change alors selon l’énonciateur qui dépend dans son choix de ses capacités discursives et de ses objectifs. Holtus (1988) critique néanmoins l’interprétation trop simpliste selon laquelle le style ne signifierait qu’un choix. Il doute que le quoi, c’est-à-dire la valeur sémantique de l’expression, puisse demeurer inchangé lorsque le comment, c’est-à-dire les moyens d’expression, varie. Selon lui, cette explication part d’un concept de langue « idéalisé », sinon normatif, qui ne prend pas en considération toute la diversité et les particularités qu’un énoncé subit dans son contexte situationnel (1988 : 155).

Par conséquent, au lieu de réduire le style à un choix de l’énonciateur, il convient de mettre plutôt l’accent sur le procès de communication et le rôle de l’auditeur ou du récepteur des énoncés. Ainsi le style communicatif devient un élément de recherche important de l’analyse des conversations. En décrivant les façons de parler dans un contexte situationnel donné, les moyens de constitution d’une réalité sociale peuvent être retracés (Selting & Couper-Kuhlen, 2001).

La définition suivante de Selting et Sandig donne des indices sur la façon dont un style communicatif peut être saisi en situation d’interaction :

‘Par style communicatif nous comprenons la façon de parler dans des contextes interactionnels naturels, par exemple l’ensemble interactif des procédés lexico-sémantiques, syntaxiques, morpho-phonétiques, prosodiques et d’autres moyens rhétoriques de réalisation du langage en interaction.25(1997 : 5)’

Etant donné le principe selon lequel chaque procédé langagier peut être un élément stylistique potentiel (Fix, Poethe & Yos, 2001 : 51), tous les nivaux de la langue doivent être pris en considération pour une analyse stylistique. Une description du style doit par conséquent examiner les paramètres suivants :

L’analyse stylistique est une analyse discursive complexe, allant des indices langagiers à la structure de la conversation en passant par les formulations des activités discursives.

De plus, comme un style communicatif constitue un « paquet de procédés concomitants »27, il faut que les procédés individuels en question qui proviennent souvent de niveaux de description différents forment une entité porteuse de sens. Autrement dit, pour pouvoir parler du style communicatif, il est nécessaire que des éléments de texte différents puissent être interprétés comme une configuration significative.

D’un point de vue méthodologique, Selting (1995) procède de la façon suivante : elle observe d’abord les éléments distinctifs selon leur niveau de description pour les intégrer dans un deuxième temps dans une description générale. Pour clarifier cette méthode, nous présenterons deux études qui l’appliquent.

Premièrement, la description faite par Studer (1998) du style communicatif d’un groupe de jeunes apprentis est intéressante en ce qui concerne les difficultés méthodologiques. Son travail commence par des analyses détaillées des aspects linguistiques isolés tels que la longueur des consonnes et des voyelles, des pratiques morphologiques, syntaxiques et lexicales sans qu’il puisse y trouver de particularités surprenantes par rapport à l’emploi commun (1998 : 200). Dans un deuxième temps, Studer montre par une analyse pragmatique comment certains traits caractéristiques se traduisent dans les interactions des jeunes et s’expriment par le langage. Il appelle ces traits des tendances de style (Stiltendenzen, Studer, 1998 : 202). Parmi les tendances de style caractéristiques des apprentis, il cite le manque d’assurance (Unsicherheit), le fait de surenchérir positivement ou négativement (positive und negative Verstärkung), la dynamisation (Dynamisierung) et la distanciation (Distanzierung).28 Studer les caractérise de façon générale et leur attribue des marques linguistiques, par exemple (1998 : 202) :

Tendance de style Caractérisation Marques linguistiques
Le manque d’assurance Le fait de relativiser ses propres paroles, d’être indirect, indéfini Des particules exprimant l’incertitude, des mots de commentaire, des fragments de mots, des anacoluthes, des répétitions, des séquences

Traduction :

Stiltendenzen Charakterisierung Sprachliche Merkmale
Unsicherheit Selbstrelativierung, Indirektheit, Unbestimmtheit Unsicherheitspartikel, Kommentarwörter, Wortfragmente, Anakoluthe, Wiederholungen, Reihungen

Sur l’ensemble de cette étude, l’auteur ne parvient malheureusement pas à combiner ses descriptions linguistiques strictu senso de la première partie avec l’analyse pragmatique menée dans la deuxième partie. Tandis que son analyse pragmatique lui permet de très bien discerner les particularités qui caractérisent le style des interlocuteurs, les résultats de la description linguistique demeurent isolés du reste. Bien que cela s’explique en partie par le double objectif (implicite) de son travail qui cherche à décrire à la fois des particularités linguistiques des jeunes et le style communicatif d’un groupe précis, le procédé de l’auteur montre le défi que représente l’approche méthodologique pour l’analyse des styles communicatifs : les diverses structures linguistiques et communicatives pertinentes discernées doivent toutes être relatives à un même style. Autrement dit, tout style est le conglomérat des pratiques langagières observées.

Kallmeyer et Keim (2003) se concentrent sur la construction du style social 29 d’un groupe de jeunes filles d’origine turque vivant en Allemagne. Grâce à leur analyse sociolinguistique basée sur des études ethnographiques, ils jugent les paramètres suivants essentiels pour la construction de leur style :

Leur analyse tient compte des trois niveaux de recherche : d’un niveau linguistique, plus précisément sémantique, des différents types de formulation et des règles d’organisation de la conversation. Ce qui frappe, c’est le lien étroit entre les moyens linguistiques et le contexte social. Chaque indice perçu contribue à définir le (style du) groupe. Leur analyse montre que le trait pertinent du style de ce groupe réside dans la « high variability, the forms of combining different variation patterns, and the density of their use » (Kallmeyer & Keim, 2003 : 42). C’est donc moins des indices langagiers précis et particuliers qui caractérisent le groupe que la pratique consistant à mélanger et à varier les langues. De cette manière, les filles expriment, selon les auteurs de l’étude, leur situation sociale complexe entre deux langues et deux cultures et le fait qu’elles ne s’identifient ni à l’une ni à l’autre.

De façon générale, « le style communicatif est la façon socialement pertinente d’accomplir une action au moyen d’un texte ou dans le cadre interactif d’une conversation » 31 (Sandig, 1995 : 28). Style et contexte doivent être caractérisés, en situation interactionnelle, comme interdépendants (Selting, 1997 : 12). Par conséquent, une analyse stylistique doit chercher à montrer l’interaction et l’interdépendance entre le contexte et les façons de parler et de communiquer.

Comme mon objectif est de décrire la façon dont les scouts construisent leur réalité sociale au cours de leurs réunions, je m’attarderai dans mon analyse sur le style communicatif du groupe que j’appellerai parler scout. Comme le concept du style communicatif est très complexe, je suivrai trois pistes principales :

Ainsi une analyse du style communicatif des interactions verbales des scouts me paraît être l’approche adéquate afin de répondre à la question de savoir comment la réalité sociale est exprimée et construite au cours des réunions et comment les scouts établissent une identité de groupe.

Notes
22.

« Stil im Sprachlichen ist das in gewissem Sinn vom Was des Gesagten trennbare Wie » (Gauger, 1995: 21).

23.

On parle de style dans des contextes aussi divers que l’architecture, le sport ou dans le sens de lifestyle, mais aussi depuis toujours en rapport avec la langue ; le terme style est employé en rhétorique, littérature et par de multiples écoles linguistiques, voir Holtus (1988).

24.

C’est moi qui traduis: « Stile sind variierende Sprachverwendungen (...), denen relativ zu bestimmten Verwendungszwecken und Verwendungssituationen von den Beteiligten bestimmte sozial und kommunikativ relevante Bedeutungen zugeschrieben werden können ».

25.

C’est moi qui traduis: « Mit Sprechstil ist die Art und Weise des Sprechens in natürlichen Interaktionskontexten gemeint, z.B. das interaktiv relevante Zusammenspiel lexiko-semantischer, syntaktischer, morphophonomischer, prosodischer und im weiteren Sinne rhetorischer Mittel der Gestaltung der Rede im Gespräch ».

26.

En dehors de ces éléments linguistiques, une description du style peut également tenir compte des gestes et de la mimique, des vêtements, coiffures ou des goûts musicaux, voir Selting (2001).

27.

C’est moi qui traduis: « ein Bündel kookurrierender Merkmale » (Sandig, 2006: 54), voir aussi Selting & Hinnenkamp (1989), Auer (1989: 29), Selting & Sandig (1997: 140).

28.

C’est moi qui traduis.

29.

Le style social peut être considéré comme synonyme de style communicatif dans le contexte des études interactionnelles ; il existe également le terme de style communicatif social (Kallmeyer, 1995b).

30.

Voir aussi les multiples travaux issus de l’étude de longue durée effectuée à Mannheim, Kallmeyer (1994, 1995a), surtout Keim (1995) sur le style communicatif.

31.

C’est moi qui traduis: « Sprachlicher Stil ist die sozial relevante Art der Durchführung einer Handlung mittels Text oder interaktiv als Gespräch ».