L’importance du type d’interaction

Depuis les travaux de Bakhtine, on essaie d’appliquer la notion de genre non seulement aux textes littéraires, mais aussi aux discours quotidiens :

‘Tout énoncé pris isolément est, bien entendu, individuel, mais chaque sphère d’utilisation de la langue élabore ses types relativement stables d’énoncés, et c’est ce que nous appelons les genres de discours. (1984 : 265)’

L’analyse de la langue dans les sphères d’utilisation correspond à l’approche ethnographique de la communication de Hymes et de Gumperz qui consiste à analyser la langue dans son « particular context » (1972). Dans son modèle SPEAKING, Hymes désigne le huitième constituant de chaque communication sous le terme de genre : il comprend par là les types d’activité plus ou moins codifiés dans une société donnée auxquels correspondent des normes, une tonalité et des choix linguistiques particuliers. Bien qu’un genre se reproduise souvent lors du même speech event, Hymes tient à séparer les deux dans l’analyse. Selon lui, le défi de la recherche consiste plutôt à clarifier les relations entre genre, événement et acte de langage (1972 : 65).

De la même façon, Halliday et al. soulignent au début des années soixante le lien entre langue et contexte social :

‘When we observe language activity in the various contexts in which it takes place, we find differences in the type of language selected as appropriate to different types of situation. (1964 : 87)39

Même si Halliday ne parle pas explicitement de genre, il exprime et souligne bien l’essentiel et le point commun de toutes les approches, c’est-à-dire l’importance accordée au contexte situationnel. Ce dernier détermine également le concept du sociologue Luckmann (1988) qui parle des genres communicatifs (kommunikative Gattungen) qui constituent des solutions modèles aux problèmes communicatifs ancrés dans le contexte social, culturel et historique.

Günthner et Knoblauch (1997 : 283) s’y réfèrent comme cadre de l’orientation (Orientierungsrahmen), un concept qui renvoie une fois de plus aux idées de Bakhtine ; celui-ci insiste en effet également sur le rôle décisif des genres comme point de repère afin que l’énonciateur puisse s’orienter en construisant ses énoncés :

‘Si les genres de la parole n’existaient pas, si nous n’en avions pas la maîtrise, s’il nous fallait les créer pour la première fois dans le processus de la parole et construire librement et pour la première fois chaque énoncé, la communication verbale, l’échange des pensées, serait quasiment impossible (…)
L’idée que nous avons de la forme de notre énoncé, c’est-à-dire d’un genre précis de la parole, nous guide dans notre processus discursif. (1984 : 285, 288)’

L’idée d’orientation souligne la fonction du contexte pour l’interaction. Ce qui me paraît important, c’est le fait que l’idée d’être guidé ne concerne pas seulement le locuteur, mais tous les participants de l’échange communicatif. Le genre permet aussi bien au locuteur de construire son énoncé qu’au récepteur de le comprendre et de l’interpréter correctement. Taboada parle de recipe (2004 : 12), Bergmann et Luckmann (1995) des règles auxquelles les interactants se soumettent en choisissant un genre. Ces règles ne sont pourtant pas invariables et les locuteurs jouent avec. Si, d’un côté, les genres dépendent donc du contexte social, d’un autre côté, l’idée évoquée par Gumperz (1982) selon laquelle le contexte social est créé par les interlocuteurs reste aussi essentielle. Les genres fonctionnent alors comme un lien entre le contexte social et les activités langagières dans la mesure où ils dirigent les interlocuteurs dans leur activité.

Dans le contexte des genres de l’oral, Kerbrat-Orecchioni et Traverso (2004) ont, par exemple, proposé un modèle qui aide à comprendre et à décrire les interactions verbales et leurs structures. Elles distinguent deux types de genre, les G1 et les G2. Les G1 dépendent des critères externes et « correspond[ent] à un ensemble discursif plus ou moins institutionnalisé dans une société » (2004 : 42). Il s’agit des genres de l’oral que les auteurs appellent événements de communication ou types d’interaction comme par exemple la réunion. Je reprendrai dans mon travail la terminologie type d’interaction pour désigner le genre de la réunion scoute.

Les G2 constituent en réalité des sous-genres ; cette deuxième catégorie regroupe les critères internes et désigne les types de discours ou d’activités discursives, qui « correspondent (…) d’une part à certaines catégories discursives identiques à celles de l’écrit (narration, description, argumentation, etc.), et d’autre part à certaines de ces unités pragmatiques que sont les actes de langage ou les ‘échanges’(les salutations par exemple) » (2004 : 42/43). Par définition, les deux types de genre désignent des catégories floues (2004 : 45) qui sont susceptibles d’être jouées par les participants.40 Donc, si, en général, un type d’interaction se compose de plusieurs activités discursives, l’ordre et la nature de ces dernières ne peuvent pas être fixés ou stables.

Vion fait allusion à ce caractère souple des types d’interaction en observant « l’hétérogénéité du produit obtenu à l’intérieur du cadre » (1999 : 97)41, autrement dit une interaction est constituée de plusieurs sous-types : d’une part, ceux qui déterminent le cadre interactif et d’autre part, ceux qui semblent, au premier coup d’œil, non obligatoires, mais qui sont pourtant tout aussi constitutifs pour l’interaction.42 Vion propose le terme de module pour désigner ces sous-catégories au sein du type plus général (1999 : 98).

Ce concept est d’une grande importance pour la description des réunions scoutes : étant donné que la catégorie de réunion reste très vague43, le type d’interaction doit être précisé grâce à un examen précis des modules qui peuvent beaucoup varier. Afin de décrire d’une manière exhaustive un type d’interaction, une analyse précise des activités discursives s’impose. Plusieurs chercheurs proposent même une analyse à trois niveaux. Cette répartition trouve son origine dans le travail de Hymes (1974) qui distingue speech event/ speech episode / speech act. Plus récemment, Günthner et Knoblauch (1997) ont présenté les trois niveaux différents de description pour les genres communicatifs suivants :

  • une structure interne (Binnenstruktur) qui tient compte des phénomènes prosodiques, expressifs et verbaux en général ;
  • un niveau structurel intermédiaire (strukturelle Zwischenebene), indispensable face au caractère dialogique de la communication, qui décrit l’organisation interactionnelle ;
  • la structure externe (Außenstruktur), qui consiste en des définitions des relations réciproques des participants, du milieu et de la situation communicationnelle. (1997 : 288-295)

Les auteurs soulignent néanmoins eux-mêmes le caractère artificiel de la distinction entre ces niveaux.

La « grille » que propose Moirand (2003) prévoit également trois niveaux qui correspondent plus ou moins aux structures que proposent les deux germanistes. Le niveau méso ressemble aux activités discursives ou modules des concepts décrits plus haut :

Niveau Objet d’analyse
MACRO L’événement de communication : le cadre physique, le cadre participatif, les rôles des interactants, les finalités de l’interaction, etc.
MESO Les sous-unités, séquences ou modules : se construisent au fil de l’interaction soit autour d’activités cognitivo-langagières (les « types » textuels comme l’explication, la description, la narration, etc.), soit autour de fonctions pragmatiques qui combinent des actes de langage directeurs ou subordonnés dans des interventions monologales ou des tours conversationnels.
MICRO Les marques formelles (d’ordre linguistique, pragmatique, sémantique, prosodique, kinésique), dont la réitération, la combinaison et la distribution actualisent les niveaux supérieurs en les inscrivant dans la matérialité verbale et sémiotique. 44

Le niveau méso semble occuper une place clé dans l’analyse des interactions, car il permet de découper l’événement communicatif en unités plus petites. En général, il est pris en considération par les chercheurs, même si la désignation des unités qui correspondent au niveau méso varie. Elles sont en effet tour à tour désignées comme modèle de dialogue (Dialogmuster, Hindelang, 1994 : 99), dialogue minimal (Minimaldialog, Hundsnurscher, 1984 : 78) ou séquence de deux locuteurs (Zweiersequenz, Weigand, 1984 : 11).

Selon Moirand, le rapport entre les trois niveaux se présente de la façon suivante :

‘Les catégories « micro » observées ne deviennent pertinentes pour l’étude du genre que si on étudie leur réitération, leur distribution, leur combinaison au niveau « meso » et au niveau « macro ». (2003 : 12)’

Cela signifie que, par exemple, les marqueurs discursifs, tel que vous voyez, ponctuent les phases d’explication et indiquent le caractère dialogique ; les marques de politesse, quant à elles, renvoient au cadre participatif et aux relations sociales qui existent entre les interlocuteurs.

L’analyse des réunions scoutes mettra l’accent sur le niveau micro. Mais tout en gardant les trois niveaux de la grille que propose Moirand, je modifierai légèrement mon approche analytique en fonction de mon objectif de recherche. Mon but est l’étude des activités discursives caractéristiques du type d’interaction qu’est la réunion scoute. Afin de les décrire, je m’appuierai sur les marques formelles d’ordre linguistique. Cette catégorie, les activités discursives, correspond en grande partie à ce que Moirand appelle activités cognitivo-langagières. Mais dans mon travail, cette catégorie a une importance de description propre. Selon le niveau d’observation, c’est cette catégorie, les activités discursives, qui constitue pour moi le niveau micro.

Le niveau macro correspond à l’événement de communication, tel que le décrit Moirand, et comme elle l’exige, notre analyse tiendra compte du fait que le cadre extérieur influe directement sur les marques formelles. Cette catégorie sera désignée comme type d’interaction. Enfin le niveau méso sera pris en compte sous formes d’activités interactionnelles. Celles-ci constituent une unité supérieure à celle de l’activité discursive dans la mesure où elles renvoient à des séquences d’échanges autour d’une activité plus complexe dépendant du cadre extérieur et à laquelle participent plusieurs locuteurs. Cette catégorie dans laquelle s’inscrivent à leur tour les activités discursives nous permet de retracer la structure du type d’interaction.

Dans ce qui suit, j’expliquerai plus précisément les trois catégories à l’aide d’un exemple en m’appuyant sur celle qui est au centre de l’étude, les activités discursives.

Notes
39.

Au lieu de genre, Halliday parle de registre qui signifie selon lui « a variety according to use in the sense that each speaker has a range of varieties and chooses between them at different times » (1964: 87).

40.

Voir l’idée de Bakhtine citée plus haut (1984 : 285).

41.

Le cadre dans la terminologie de Vion correspond au type d’interaction dans la terminologie de Kerbrat-Orecchioni & Traverso (2004).

42.

En s’appuyant sur Schank & Abelson (1977), Kerbrat-Orecchioni & Traverso (2004 : 47) parlent de script, plus ou moins précis et contraignant selon les cas, qui sous-tend le déroulement de l’interaction.

43.

Il est d’ailleurs peu surprenant que le terme réunion soit souvent précisé par un attribut, tel que réunion de travail, de famille, d’information, etc.

44.

C’est Moirand qui souligne (2003 : 16).