A travers les activités discursives, le type d’interaction influe également sur les participants. Stempel (1996) parle de rôles associés à des activités discursives (Sprechhandlungsrollen) et souligne ainsi deux phénomènes importants : premièrement, le fait que toute identité s’exprime dans l’interaction par les activités du locuteur, et deuxièmement, et cela résulte du premier constat, la différence entre le rôle dépendant de la situation et celui qui en est indépendant. Cette deuxième notion de rôle met l’accent sur le locuteur et son statut social (Adamzik, 1994 : 364). Ainsi, le rôle social postule des attentes normatives qui doivent être exprimées dans l’interaction.55 Mais comme le rôle ne dépend pas uniquement du type d’interaction, Adamzik distingue entre le rôle préexistant et celui qui est négocié d’une manière implicite au cours de l’interaction (1994 : 371), ce qui rappelle l’idée d’identité officielle et officieuse chez Schenkein (1978).56
La terminologie de Müller (1997a) combine le terme de rôle avec le style et parle des styles du rôle (Rollenstile). Cette forme composée décrit les moyens stylistiques dont se sert un locuteur afin de constituer son rôle social (1997a : 219). Tandis que le terme de style résume les activités langagières ou discursives57, la notion de rôle se réfère d’abord à la réalité sociale. Chaque locuteur peut donc montrer un comportement indépendant de son rôle social, mais lié à la situation, un phénomène que Goffman a décrit sous l’aspect de réserve (1973 : 72-73). Dans cette même perspective, Stempel s’intéresse aux
‘activités discursives qui ne sont pas intimement liées au statut donné des interactants, mais qui provoquent plutôt de leur côté une qualification du locuteur. 58(1996 : 483)’De cette façon, tout interlocuteur acquiert d’une manière successive des éléments d’identité qui s’inscrivent dans ses activités discursives et que Stempel appelle des identités métonymiques (metonymische Identitäten, 1996 : 502).
Le pluriel qui caractérise les termes d’identités ou de rôles tient compte d’un autre paramètre essentiel : la multitude des rôles ou identités qu’un locuteur incarne pendant une conversation. Ce que la sociologie appelle le patchwork d’identités (Das Patchwork der Identitäten, Keupp et al., 1999) a déjà été suggéré dans le concept de position de Goffman :
‘(…) les locuteurs en interaction ne cessent de changer de position et c’est là un trait constant de la parole naturelle. (1987 : 138)’Au cours d’une discussion, un seul et même locuteur a tendance à changer de rôle ou d’identité. Loin d’être une grandeur donnée une fois pour toutes, la présentation du locuteur se trouve en construction et transformation permanentes. Pour les études linguistiques, il s’agit donc moins d’une description superficielle de l’identité des personnes que de la façon dont cette identité se manifeste dans les actions discursives (Deppermann & Schmidt, 2003 : 32). De plus, ce processus ne dépend pas seulement du locuteur lui-même, mais de l’interaction entre les participants. Il faut donc s’éloigner des concepts statiques et tenir compte de tous les facteurs dont dépend le comportement discursif.
L’analyse des pratiques d’identité (Identitätspraktiken) d’un groupe de jeunes effectuée par Neumann-Braun, Deppermann et Schmidt (2002) se base sur un corpus de données authentiques. Leur approche tient compte des éléments que nous venons de décrire : l’identité du locuteur se caractérise par sa diversité et se construit au fur et à mesure que celui-ci interagit et remplit ses rôles par ses activités discursives. Les auteurs de l’étude parlent en effet des processus de constitution de l’identité (Prozesse der Identitätskonstitution, 2002 : 241) qui se crée d’une manière collective au cours de l’interaction et qui dépend autant des activités discursives du locuteur en question et donc de ses capacités rhétoriques que de son statut général dans le groupe. En soulignant l’importance du comportement communicatif des interlocuteurs, ils énumèrent les pratiques interactionnelles suivantes qui émergent de leur corpus et qui caractérisent les identités dans un groupe de jeunes :
Afin de décrire la complexité du comportement discursif qui caractérise un locuteur, Spranz-Fogasy a développé le concept de profil interactionnel (Interaktionsprofile, 1997). D’origine linguistique, il est adapté à l’analyse conversationnelle d’origine ethnométhodologique et correspond ainsi à notre approche méthodologique. Le concept a été développé dans le but de décrire
‘comment émergent au cours des activités discursives des interlocuteurs et grâce à elles, des structures globales et générales synthétisant les énoncés de chaque participant. 59 (1997 : 15)’Le résultat obtenu est la mise au jour d’un profil interactionnel qui se définit ainsi :
‘la configuration spécifique, interactive, complexe, constituée dans le processus de l’interaction des activités d’un participant individuel et de celles de ses interlocuteurs qui se réfèrent à lui dans une situation d’interaction. 60 (1997 : 16)’Le concept met en évidence trois éléments essentiels : le participant, ses partenaires et le processus interactionnel. Ainsi il s’éloigne des notions comme le rôle ou le style, car l’accent est mis sur le processus de manifestation des structures systématiques et de leurs conditions interactives (Spranz-Fogasy, 1997 : 49). Le participant dont il s’agit de décrire le profil interactionnel devient un participant focalisé (Fokusteilnehmer, 1997 : 252), un pivot d’analyses des phénomènes qui témoignent de sa fonction et de son importance interactives. Grâce à des analyses des interactions verbales, le chercheur parvient à la fin à discerner un modèle dynamique des activités discursives du participant en question ainsi que des activités des autres participants qui influent sur son profil interactionnel.
En ce qui concerne l’analyse des profils interactionnels, Spranz-Fogasy accorde également une grande importance à la situation, puisque les participants s’orientent d’après des modèles d’activité (1997 : 34). Par modèle, il comprend un contexte culturellement répandu et connu des membres de la société qui correspond à ce que nous appelons type d’interaction. Ce qui est important, c’est que Spranz-Fogasy n’interprète pas le type d’interaction comme un lieu où les mêmes rôles ou schémas se reproduisent, mais plutôt comme le moment même de constitution des réalités sociales. Conformément à la demande de Goffman : « non pas les hommes et leurs moments ; mais plutôt les moments et leurs hommes » (1974a : 8), le concept de profil interactionnel accorde avant tout de l’importance au caractère dynamique de son objet. Dans ce sens, l’analyse du profil interactionnel se distingue de la description du style que nous avons caractérisé comme un « paquet de procédés concomitants » (Bündel kookkurierender Merkmale, Sandig, 2006 : 54), une catégorie statique, qui peut pourtant être changée par le locuteur à tout moment.
Dans le chapitre 6, je me concentrerai sur les comportements discursifs qui émergent de l’interaction pendant des réunions scoutes. Le but de cette analyse sera la description de quatre profils interactionnels qui dépendent tous d’une manière ou d’une autre du type d’interaction de la réunion scoute.
Avant de commencer l’analyse empirique (chapitres 4 à 6), je présente dans les deux chapitres suivants les données sur lesquelles je m’appuierai. Cette présentation prend en compte deux aspects : d’abord, j’explique quelques détails sur le scoutisme que je juge indispensables afin de comprendre les interactions (chapitre 2). Ensuite, je précise les circonstances dans lesquelles les données ont été enregistrées (chapitre 3). L’analyse proprement dite suivra cette description du corpus.
Un des cas les plus évidents est par exemple la consultation médicale qui exige le rôle du médecin et celui du patient ; il a été analysé p.ex. dans Ehlich et alii (1990).
Voir chapitre 1, L’identité de groupe.
Müller énumère par exemple les moyens stylistiques suivants : la variété, la prosodie, les choix lexicaux –sémantiques ou syntaxiques, Müller (1997a : 221).
C’est moi qui traduis: « Sprechhandlungen, die nicht mit dem vorgegebenen Status der Ausführenden unmittelbar zusammenhängen, vielmehr ihrerseits eine Qualifikation des Sprechens erzeugen ».
C’est moi qui traduis: « Wie bilden sich im und durch das sprachliche(n) Handeln von Gesprächsteilnehmern übergreifende, redezugsynthetisierende Strukturen des sprachlichen Handelns eines einzelnen Gesprächsteilnehmers in einer jeweiligen Interaktion heraus? ».
C’est moi qui traduis: « Mit diesem Ausdruck [Interaktionsprofil] bezeichne ich die spezifische, interaktiv und prozessual konstituierte, komplexe Handlungskonfiguration eines individuellen Gesprächsteilnehmers – und seiner Interaktionspartner in bezug auf ihn – in einer Interaktion. ».